MAURITANIE
DE LA MUSIQUE AVANT TOUTE CHOSE…

FÉVRIER 2004

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LES POÈTES

Non seulement, ils sont les gardiens de la mémoire du groupe et tracent l’histoire officielle de la communauté mais, aussi et surtout, l’impact de l’éloge qu’ils adressent à une personnalité peut lui faire atteindre un poste de commandement ou bien lui faire perdre cette fonction. On mesure ainsi le poids que la parole chantée peut avoir dans ces sociétés, où elle joue le rôle de la presse ou des mass media.

In livret du disque Chants de l’oued Noun,
Mint Aichata : ya dnnayni.

 

Le 7 février 2004

Arrivée à Nouakchott, la capitale, au cours de l’après-midi : sur le tarmac, personnalité officielle chargée de l’accueil, la dame à laquelle je tends la main ne la saisit pas… Ici, on ne touche pas la main d’une femme. Attente dans le hall d’honneur : les formalités et la livraison des bagages requièrent quelque patience. Une mission japonaise, en quête de nouvelles zones de pêche, jouit du même privilège et subit la même attente. L’hôtel Mercure assure l’hébergement.
Sur le coup de 19 heures, un taxi se fraye un  chemin en direction du stade Ksar, proche de l’aéroport. Les préparatifs son et lumière de la grande scène du festival, recouverte de tapis, vont bon train.
Aux alentours de 20 heures 30, dîner au Casablanca d’un délicieux thiop grillé. Intéressant échange avec Michel Guignard, la référence dans le domaine de la musique maure, auteur de la bible en la matière : « Musique, honneur et plaisir au Sahara », Paris, Geuthner, 2005, 232 pages (cd encarté).
Retour à 0 heure 30 : les rues sont calmes. Quelques boutiques, telles ces petites épiceries, éclairées à la lumière crue du néon, demeurent ouvertes à l’intention de rares chalands enturbannés.

 

Le 8 février

GRIOTTE

Au cours de la matinée, départ en quatre-quatre en direction du sud, en compagnie de deux collègues. Nous rendons visite à Ne’ma, illustre griotte invitée, accompagnée de deux de ses nièces et d’un musicien, à la Cité de la Musique de Paris. Au fil des trente kilomètres du trajet, on remarque les cabanes en bois des bidonvilles, bricolées par les pasteurs qui se sédentarisent aux abords de la capitale. Des enclos de parpaings entourent de petites constructions carrées ou rectangulaires, édifiées dans ce même matériau, sur le sable gris. Ici et là, pousse une maigre végétation rabougrie. Un peu partout, des chèvres paissent. À l’occasion, on croise un troupeau de chameaux… Le sol est jonché de détritus et de milliers de sacs en plastique. Le vent de sable souffle, s’infiltre et s’immisce dans le moindre interstice ? Vêtus de boubous, les hommes, enturbannés, se protègent le visage des désagréments du vent. Ils saluent les femmes de la tête sans leur serrer la main. Celles-ci s’enveloppent tête et corps dans de délicats drapés.
Ne’ma a délaissé la tente et habite une maison en parpaings qui tutoie la route. Laide vue de l’extérieur, la construction épouse la forme d’un L. À l’entrée de la maison, il est d’usage d’abandonner ses chaussures, puis de procéder aux salutations convenues. Agréable quand on pénètre à l’intérieur, la demeure compte trois pièces : sans doute une cuisine, que l’on devine, une chambre et un vaste salon rectangulaire. Etroites, toutes les fenêtres sont closes, à l’abri de volets de bois qui protègent de la chaleur et du sable. Un tapis colonise toute la superficie du salon. Ornés de coussins, seul de bas canapés meublent la pièce.
Assise au creux du canapé central, Ne’ma ne déguise guère sa corpulence. Une dizaine de personnes (enfants, adolescents et adultes), portant vêtements traditionnels, l’entoure. Noria des rafraîchissements et thé à la menthe, palabres…
Ne’ma est, dit-on, l’une des dix griottes les plus illustres du pays. Elle n’en a encore jamais franchi les frontières ; son voyage à Paris revêt donc l’importance d’un événement. C’est un fonctionnaire qui conduit la conversation : en ce qui concerne le cachet, il sollicite « un geste ». Le collègue français invitant rappelle aimablement qu’il a déjà consenti « deux gestes »…
Outre ses deux nièces (c’est la transmission familiale), un ou deux musiciens accompagneront la griotte. L’un d’entre eux joue de la guitare… électrique !
- « Musique classique ou musique moderne ? », interroge le fonctionnaire.
- « Classique, classique ! » répond le collègue.
Une fois encore, on observe ce complexe à l’égard de la tradition, comme si elle était une tare passéiste. Et tel un sésame, c’est la modernité que l’on revendique. Mais que signifie ce mot ? Qu’est-ce donc que la modernité ? Moderne par rapport à quoi ?
La guitare électrique est-elle moderne quand elle sonne années soixante ? Le café est-il plus savoureux quand il est le fruit d’une cafetière électrique ? Une définition de la modernité éclairerait la réflexion et contribuerait à dégager le mot post-modernité de la nébulosité qui l’obscurcit.
Sur le chemin du retour, le chauffeur mauritanien évoque « la toute puissance des griots ». Protégés par leur pouvoir, ils sont intouchables. Chacun craint, affirme-t-il, les paroles malfaisantes qu’ils peuvent proférer voire, le sort qu’ils sont susceptibles de jeter. Il raconte aussi qu’un griot exerçant la profession de fonctionnaire touche son salaire à la fin du mois…  sans jamais mettre les pieds au bureau ! Corruption ou légende ?
Au début de l’après-midi, on se restaure  Chez Paté  de poulet grillé, dont la cuisson laisse à désirer, garni de frites et de riz… froid ! Un soda étanche la soif… Voilà pour le déjeuner.

AU PORT

En compagnie d’un collègue, incursion au « petit port des pêcheurs » : une foule bigarrée déambule sur le sable et le bord de mer et crée une intense animation. Les bateaux, longues et profondes pirogues colorées, sont alignés en haut de la plage. D’autres sont ancrés au large. Quelques – uns regagnent le rivage chargés de poissons. Au-delà de la ligne où la vague éclate, ils se stabilisent sur le sable, parallèles à la rive, et déchargent leur cargaison. Des hommes emplissent des caisses que d’autres portent sur leur tête en trottinant vers de simples charrettes, tirées par des ânes de petite taille et conduites, pour la plupart, par des garçonnets. Sous le soleil accablant, des hommes vêtus de cirés jaunes hissent les embarcations vers le haut de l’estran. Ils rythment leur effort par des cris. Assises sur la grève, des femmes surveillent des paniers remplis de poissons. On ne sait si elles les vendent. Des enfants jouent… Les poissons s’accumulent aussi sur des plateformes de camionnettes qui, pneus crevés, les transportent un peu plus loin vers des camions frigorifiques. Deux hommes ravaudent un filet.
À l’ombre du toit qui abrite le marché, des hommes sont assis et devisent ; deux autres lisent le Coran. N’étaient quelques véhicules motorisés, on aurait la conviction de vivre en cet autrefois pour lequel il arrive que l’on éprouve quelque nostalgie…

NOUAKCHOTT "PETIT PORT DES PECHEURS", RETOUR DE PECHE.
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On dînera en plein air, au Casablanca d’un filet de bœuf -riz -pommes sautées, de bananes flambées et d’un verre de vin. Sans vergogne.

À 21 heures 30, un taxi dépose le visiteur au stade Ksar où se déroule le concert d’ouverture du festival : entrée gratuite.
Dimi Mint Abba chante devant un public nombreux, composé essentiellement d’hommes et de jeunes. Mais où sont les femmes ? Sur scène, deux tbel, une guitare électrique, deux synthétiseurs (dont l’un aux mains de Jean-Philippe Rykiel), un luth tidinit, une harpe ardine l’entourent. La voix, superbe, pâtit de cet environnement musical « moderne » envahissant qui déroge à la tradition. Il banalise, voire « ringardise », le propos. Le métissage est un phénomène naturel qui requiert la durée ; l’imposer artificiellement est une erreur. Cette intrusion d’instruments occidentaux n’enrichit pas la tradition, mais dans la majorité des cas, elle la contamine et la détruit. Cet artifice n’est-il pas une forme de néo-colonialisme ?
Le son, exécrable, blesse l’oreille et le concert traîne en longueur : mieux vaut partir.

 

Le 9 février

À l’heure du déjeuner, au Marrakech, l’attente est longue et la patience de rigueur. Mais le tajine poulet – pommes de terre – olives engage au pardon.

CONFERENCE SOUS LA TENTE

En milieu d’après-midi, la tente du Centre Culturel Français, la khaïma*, accueille une conférence de Michel Guignard, consacrée à la musique maure dont il est l’éminent spécialiste.

*Vaste tente traditionnelle, blanche à l’extérieur, ornée de motifs de couleurs à l’intérieur, telle une mosaïque en toile ; divans et coussins meublent l’espace.

D’emblée, le conférencier précise qu’il s’agit DES musiques maures et distingue musiques populaires et musique savante.
« On chante dans les campements, dit-il, une musique populaire, voix à laquelle répond un chœur. On chante pour divertir, louer le seigneur, animer la danse…   La musique savante est l’apanage des griots professionnels. Leur formation est précoce ; dès l’enfance, ils s’initient à un système musical complexe dont la tradition se perpétue depuis 300 ans. Cette musique requiert de l’auditeur attention et connaissance : « il faut, dit-on, se blanchir l’oreille » pour l’écouter.
La formation minimale compte trois musiciens :
luth tidinit, joué par un homme,
harpe ardine, jouée par une femme,
percussion : caisse de l’ardine frappée de la main ou tbel, tous instruments solistes.
Cette musique se joue sous la tente, ce qui postule proximité et convivialité, en présence d’auditeurs attentifs et connaisseurs. C’est une musique de chambre complexe et élitiste.
Chaque culture est spécifique : la musique maure, pentatonique, se distingue de la musique arabe, heptatonique. Elle recèle une variété de modes musicaux (guerrier, nostalgique, etc.) et de sous – modes ainsi que de rythmes frappés sur la table de l’ardine ou du tbel. Complexe, elle distingue deux voies, voie blanche et voie noire ( la troisième, gnaydiya, est tombée en désuétude), cinq modes principaux (karr, vaghu, le-khal, le-byadh et le-btayt) et nombre de sous – modes.

La voie noire, qui aujourd’hui domine, est celle de la tension. Elle diffère de la voie blanche, voie de la nostalgie dont l’octave est inversée. Spécificité maure, l’hétérophonie caractérise le jeu de la tidinit et le chant. Actuellement, on s’oriente vers une musique homophonique, plus populaire, mais qui consacrera un appauvrissement. »

Quid du métissage, interroge un quidam ?
La réponse est sans appel :
« Les instruments occidentaux ne sont guère adaptés à la musique maure. Ils sont conçus pour s’exprimer dans le cadre d’un autre système musical et jouer sept notes et non cinq. »
Un historien, professeur à l’Université, précise que « ce système musical complexe et sophistiqué s’est constitué depuis le XVIII° siècle ». Cette antiquité survivra-t-elle ?

QUARTIER POPULAIRE

En fin d’après-midi, on découvre Tevraghzeina, un quartier populaire. À notre arrivée, déjà, la police est omniprésente ; elle chasse les enfants qui s’approchent de la tente dressée, sur cette petite place, au pied d’un immeuble, pour abriter les musiciens. Mais dès que retentit la musique de Wijdan, ils reviennent. L’ensemble réunit chasseurs maliens et gnawa de Marrakech. Enfants donc, adolescents et adultes résidant dans le quartier composent le public. La plupart – jeunes y compris – porte l’habit traditionnel. Pour combien de temps encore ? Tandis que jouent les musiciens, un âne braie, des chèvres s’ébattent à l’ombre des immeubles et des enfants jouent. Du haut de son balcon, une femme sans visage observe la vie qui va à travers son voile.
À deux pas de cette placette ensablée, s’allonge une avenue. C’est une heure de pointe. Des voitures déglinguées klaxonnent intempestivement, des camions lourdement chargés pétaradent, des petites charrettes, tirées par un âne, trottinent sur la chaussée, des piétons indolents déambulent et, inconscients du danger, traversent selon leur inspiration, sans prendre garde, tandis que des policiers s’époumonent et sifflent… C’est la pagaille ! Chacun fait ce qui lui plaît et conduit à sa guise. Ici, le permis de conduire s’achète et, le code de la route est, semble-t-il, aboli. Deux mondes se heurtent : celui de la ville et celui de la campagne. Une urbanisation agro – pastorale ?
Un jeune groupe, Hamady Ould Nana, fait du bruit… Les paroles ?
Après-dîner, un taxi nous conduit, le temps d’une brève incursion au stade Ksar. Le chauffeur, un jeune Sénégalais, se plaint des tracasseries de la police mauritanienne… « Le chant du fleuve » colonise nos oreilles : Jean-Philippe Rykiel dispense sans compter son énergie et ne ménage ni sa peine ni la nôtre… En compagnie de Michel Guignard, nous prenons le chemin de la maison de son vieil ami, le griot Sid Ahmed, sise à deux ou trois kilomètres du centre ville. Il est 22heures 30 et, la circulation est encore intense.

CHEZ LE GRIOT SID AHMED OULD AHMED ZAYDAN

La maison du griot est spacieuse : au moins trois vastes pièces couvertes de tapis et meublées de divans. Peints en vert, les murs sont quelque peu écaillés. Nombreux, hommes enturbannés et femmes drapées, jeunes ou moins, vont et viennent dans le froissement des boubous… Âgé de soixante-neuf ans, assis sur le sol, le griot, édenté, cheveux blancs et barbe chenue, est vêtu d’un boubou bleu. Son regard est lumineux. Accueillant, il sourit aux visiteurs. Il se saisit de sa blague en cuir, puise du tabac, bourre l’une de ces fines pipes maures et fume. Ensuite, il se lève et se dirige vers la pièce voisine, choisit un tidinit puis, réflexion faîte, un autre. Il joue, voie blanche, une musique aérienne et raffinée. Il baisse la note d’une octave et poursuit l’exploration du mode pour en exprimer toute la richesse.
Une femme, tout de noir vêtue le rejoint munie d’une ardine ; elle frappe la table de l’instrument pour introduire le rythme. Son fils, enveloppé dans un boubou bleu, s‘accroupit derrière le griot et chante. « Hétérophonie », me glisse Michel Guignard. Une musique de salon belle et élégante !

LE GRIOT SID AHMED OULD AHMED ZAYDAN, MUNI DE SON INSTRUMENT, LE LUTH TIDINIT.
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Le 10 février

Déjeuner – buffet sous la khaïma du C.C.F. Six femmes battent des tambours, chantent et dansent, dont trois frappent les trois tambours qui ont sonné l’indépendance en 1960. La plus âgée, Djembot, vêtue de noir, tenait l’un d’eux ; elle porte le nom d’une ancienne reine wolof, épouse d’un émir du sud. De facture différente, ces tambours offrent des timbres variés. Ces femmes sont des haratanyat (singulier,haratine) : elles descendent, dit-on, d’anciens esclaves (affranchis). Originaires de la région de Traza, elles perpétuent l’une des traditions musicales populaires du pays qui se distingue de la tradition savante des griots.

NOUAKCHOTT, SOUS LA KHAIMA, MUSICIENNES ET TAMBOURS TBEL.
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NOUAKCHOTT, MOTIFS MAURES.
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EXPOSITION 1

Notes prises au cours de la visite de l’exposition de photographies de Michel Guignard au C.C.F. :
Le griot feint d’être peureux (fanfaron, c’est en fait un pleutre). Dès sa prime jeunesse, le noble doit bien connaître la musique des griots. Il est mezzaywan, mélomane et meftuh, ouvert. À cette fin, il arrive que le jeune noble réside chez un griot pour se familiariser avec cette tradition. En guise de récompense, celui-ci recevra un chameau.
Pendant le concert, l’auditoire manifeste sa satisfaction de diverses manières. Entre autres, en s’exclamant zayn hatta, très beau ! 
La musique savante maure, celle que perpétuent les griots, repose sur un système de sons complexe, différent de celui qui prévaut en Europe : il compte cinq modes et nombre de sous – modes.
En 1970, la sécheresse sévit en Mauritanie et, de ce fait, la société évolue. De nomade, la vie devient citadine et sédentaire. La musique se démocratise et la demande du public change. Les griots sont alors considérés comme des artistes professionnels. On assiste à une simplification du système modal. Le tidinit, instrument central de la musique savante, devient, sur scène, un élément décoratif. En revanche, les « tours de gorge » (barma) sont toujours appréciés. (Voir Michel Guignard, opus cité).

EN GUISE D’HOMMAGE…

…QUELQUES NOMS DES MUSICIENS ET MUSICIENNES FIGURANT SUR LES PHOTOGRAPHIES (ANNEES 60) de L’EXPOSITION :
Ould ESSAYSSAH, Mohamed Ould BAWBA JEDDOU, cheikh Ould ABBA, Mennina Mint ALEYEN, Sidi Ould ABA (G.)- TAGANT, Oumri Ould Amar TICHIT, Amach Mint Amar TICHIT, El Ban Ould EN NANNA, danse assise de Baba Ould GLEYB, cheikh Saad Bouh Ould A’mar IGGIW, Kertuma Mint Amar IGGIW.

« PENSER COMME ON DANSE »

En milieu d’après-midi, nouvelle conférence, cette fois, à l’Alliance franco-mauritanienne :
« Musique et nomadisme : sur les routes du métissage » par Alexis Nouss ;  auteur chez Pauvert, il enseigne, à Montréal et à Lyon, la philosophie et l’anthropologie.
Notes éparses :
« Penser comme on danse, dit-il, citant Nietzsche.
Au Brésil, au début de la cérémonie du candomblé, trois tambours rituels appellent les orishas et … l’Afrique : c’est une « translation » de l’Afrique au Brésil. Ensuite, les dieux chevauchent « les fils du saint » : la musique chevauchant le musicien comme l’initié, « le fils du saint », est chevauché par le dieu.
Musique – nomadisme – métissage 
cela ne conduit pas pour autant à la « nomadité » musicale. La mélodie, par exemple, passe d’un instrument à l’autre… c’est aussi une transposition, une interprétation…
La « nomadité », c’est la capacité de nomadiser ; ce n’est pas le nomadisme géographique.
Les nomades guerriers d‘aujourd’hui sont ces multinationales qui conquièrent des territoires, détruisent, abandonnent leurs salariés…
La « nomadité » postule une éthique : l’étendue, pas le périmètre.
« Nomadité » : motilité, vocalité, organicité (habitacle)
Le métissage ce n’est pas moitié-moitié mais 100%, 100% et 100%. Ainsi, tel Brésilien sera 100% indien, 100% africain et 100% européen, en alternance.
J’avoue, j’ai du mal à suivre…

EXTRÊME PAUVRETÉ

En fin d’après-midi, visite du quartier El Mina, plus éloigné du centre ville que celui découvert hier et, semble-t-il, plus pauvre encore. Sur la place de sable est posée une petite khaïma. À part les jeunes musiciens de Kaloomé, personne ne se trouve sous la tente. Seuls quelques adultes déambulent dans les parages et des enfants déguenillés jouent… En face, se dresse un commissariat de police mais, aujourd’hui, les pandores sont débonnaires. Ne’ma et ses musiciens arrivent en voiture. Curieux, des enfants s’approchent ; parmi eux, quelques jeunes écoliers qui sortent de l’école… Assis sur les tapis, tous les musiciens jouent en acoustique, sans amplification sonore. Un plaisir ! Les visages de ces enfants aux yeux de braise s’éclairent d’un sourire lumineux. Des mères, certaines très jeunes, s’en viennent, tenant leur bébé dans les bras. Quelques hommes, désoeuvrés, s’arrêtent et écoutent. Hommes et femmes portent l’habit traditionnel. Excités, ils font cercle autour des musiciens. Et, ils marquent le rythme en battant des mains quand Ne’ma, entourée de sept des siens, dans une débauche de couleurs (jaune, bleu, rouge, noir…), le sollicite.

Ensuite, un groupe électrique, amplifié par… un porte – voix agresse les oreilles…
Peu avant 19 heures, un vent froid se lève. Le jeune Guinéen qui conduit le taxi du retour, raconte que son véhicule est une Mercedes achetée d’occasion. Les pièces détachées, ici, coûtent très cher. En ce qui concerne celles de Peugeot ou Renault, c’est à Dakar qu’il faut aller !
Au Marrakech, on s’offre un tajine de poulet – pommes de terre – olives.
Après dîner, le stade Ksar accueille Wijdan, ensemble composé de quatre Maliens et quatre Marocains, chasseurs du Mali et gnawa de Marrakech. Leurs musiques se rencontrent : sans doute leurs codes musicaux sont-ils cousins ? Le résultat aboutit à une musique répétitive, à l’occasion ennuyeuse. Les gnawa ont, semble-t-il, gelé certains de leurs rythmes.
Il fait froid.
Abdoulaye Diabate, escorté de onze musiciens, est ce qu’il est convenu d’appeler « un ambianceur » mais, hélas ! il crie et les voix saturent. Cela est long et suscite l’ennui.
Longue attente d’un taxi jusqu’à l’arrivée d’un jeune chauffeur (a-t-il son permis ?) à bord d’un véhicule en piteux état… À Nouakchott, la nuit est calme.

 

Le 11 février

En milieu d’après-midi, une griotte chante sous la khaïma. Sa voix est amplifiée et l’amplificateur est défectueux. Ce règne de l’amplification, gage de « modernité », est une catastrophe !
En fin d’après-midi, départ en direction d’un quartier populaire, sorte d’excroissance satellite de la ville, extrêmement pauvre. En guise de maisons, s’alignent sur le sable gris, petits cubes de parpaings, parfois inachevés, baraques en bois, taudis…  Ils forment un bidonville encombré d’amas de sacs en plastique et de monceaux d’immondices et, ainsi, souillé ! Les pistes sont défoncées et au cimetière des voitures, des carrosseries s’entassent… Des femmes déambulent et des enfants jouent au football… Point de nom de rues ni d’informations possibles auprès des résidents, nous ne trouverons pas le lieu des festivités  … Nous irons, donc, comme hier, dans le quartier voisin de El Mina écouter un groupe de jeunes Peuls : luth, guitare basse, djembé, tambour, vièle, guitare électrique et trois fillettes qui dansent et chantent. Les musiciens jouent devant la khaïma et le public, plus nombreux qu’hier, leur fait face en dessinant un demi-cercle. Il est composé essentiellement d’enfants et de femmes, certaines les bras chargés de leur bébé. Les couleurs des vêtements et des coiffures éclatent sous le soleil. La rumeur des bavardages et l’éclat des rires accompagnent la musique. L’expression du bonheur ?
Blottie dans les bras de sa maman, une adorable petite fille regarde le toubab de ses yeux magnifiques et, saisit sa main : premiers jeux de séduction ?
À 19 heures, le Casablanca propose son menu : filet de bœuf – oignons – pommes de terre – riz et bananes flambées…
Retour à l’hôtel : le Maroc vient de remporter la demie – finale de la coupe d’Afrique. C’est le délire ! La circulation sombre dans l’anarchie : les voitures roulent klaxon bloqué et drapeau marocain brandi et flottant au vent… Même les enfants sont dans les rues.
Au stade, le concert du Divan de Biskra, ce soir, ne me séduit guère : musique monotone et sans relief.

Veillée sous la khaïma au C.C.F. : attente… Il est presque une heure du matin et rien n’advient : mieux  vaut renoncer. Il fait bien froid.

 

Le 12 février

Soleil timide, ciel voilé. Comme ma voix et comme mon esprit embrumé : le muezzin a psalmodié longuement à l’aube…

INSTRUMENTS, EXPOSITION 2

Visite de l’exposition d’instruments offerte par le C.C.F. :
On observe une similitude entre les instruments des diverses ethnies mauritaniennes : le luth est toujours l’instrument des musiciens de cour quelle que soit l’ethnie, le tbel est commun à toutes, les flûtes s’animent avec le souffle des bergers, qu’ils soient maures ou peuls. Pourtant, chaque musique garde sa spécificité. Le chant des Maures se distingue de celui des Soninké ou des Peuls. L’ardine est l’instrument propre aux Maures, les kumbollis (gourdes) aux Halpulars.

Luth et fils de luth

Partout, le luth est un instrument à cordes pincées ; celles-ci sont parallèles à la table d’harmonie et au manche.
Le luth arabe, ’ud, est présent sur le territoire de l’actuel Irak au VII° siècle. Il sera le modèle du luth européen, fort prisé aux XVI° et XVII° siècles. La guitare sera son héritière.

Variations du luth soudanais

tidinit maure
hoddou peul
gaimbéré soninké
khalam wolof
tehardent touareg
nkoni bambara

On trouve le luth jusqu’au Niger. Il est l’instrument des musiciens professionnels : il accompagne les louanges. Chez les Touaregs, dépourvus de griots, c’est aussi celui du forgeron.
Comme le «’ud, la tidinit est exempte de frettes, ce qui permet glissandi et « intervalles non tempérés ».
Certains instruments présentent des caractères intermédiaires, tels que des frettes mobiles et des cordes souples : qanbus, luth du Yémen ou tarab, vina de l’Inde…
Le mot tidinît, hérité du berbère, désigne un instrument de musique de cour, apanage des hommes, dont la caisse de résonance épouse la forme d’une pirogue. Il est doté de quatre cordes :
-Deux grandes cordes accordées à la quarte ; elles portent la mélodie.
Chez les Maures, quand la plus longue des deux cordes sert de support à la tonique (sbit – el – lagu) –note sur laquelle les auditeurs murmurent (inemu)- on dit que l’on est dans la « voie noire » : toutes les notes que l’on entend se situent au – dessus de la tonique. Lorsque la tonique sonne sur la plus courte de ces deux cordes, on est dans la « voie blanche » : mélodie et accords se situent de  part et d’autre de la tonique et, les intervalles – par rapport à la tonique – sont moins tendus.
-Deux petites cordes, tishebbet et tishebbten, tendues de part et d’autre des grandes. Généralement pincées à vide, elles jouent un rôle harmonique. Leur accord varie avec le mode.
La tidinît est l’instrument directeur dans le déroulement d’un concert de musique traditionnelle maure.
La gembra, petit luth monocorde, pourvu d’une caisse de résonance en calebasse – et non en bois – au volume sonore discret, se joue en petit comité. On l’appelle aussi gnaybra ou oum zerba, c’est à dire « n’a qu’une corde ». La racine du mot gembra, soit gnbr, est déclinée au sein d’autres ethnies pour désigner des luths souvent de dimension plus large : gembri des Gnawas, tendu de trois cordes, ganabir, au XIV° siècle, chez les griots du Mali.

Flûtes, vièles, harpes et percussions

Neffara, flûte traversière haratine, bouchée à ses deux extrémités, accompagne la danse. C’est une flûte pentatonique accordée do – ré – mi – sol – la – do, sous – mode liyyen du mode le- byadh. Chez les Peuls, cette flûte est nommée thirom’bal et, chez les Soninkés, fuule.
Autrefois, quand, dans la suite des modes qui tisse un concert, les griots arrivaient au mode le byadh, la flûte neffara introduisait une variété. La chanteuse Monnina Mint Aleya appréciait, dit – on, cette interaction entre musique savante et musique populaire. Aujourd’hui, la flûte neffara n’est plus utilisée ainsi.
La vièle est nommée genbra chez les Maures, moloh ou gnagnorou chez les Peuls, riti chez les Wolofs… Rbab désigne également une vièle à archet, tendue d’une corde, que l’on joue en petit comité. En revanche, l’imzad des femmes touareg n’est pas une vièle.
Zag’ari, un arc musical, est l’ancêtre de la harpe arquée. L’ardine compte quatorze cordes ; on ne doit pas la confondre avec la kora malinké.
En guise de percussions, on retiendra le mortier shenna des Maures et les gourdes kumbollis des Halpulars.

LA CARPE ET LE LAPIN

Concert au C.C.F., en fin d’après-midi : les musiciens se font attendre. Puis, pendant quarante-cinq minutes, Tekeiber Mint Meidah se livre à une vaine tentative : « unifier musique traditionnelle et musique moderne ». Voix, ardine, tidinît, tbel et tambour d’aisselle s’acoquinent au synthétiseur et à la guitare électrique. Ce mariage de la carpe et du lapin n’est malheureusement guère convaincant.
Au cours du dîner, en revanche,  bœuf émincé et riz pilaf s’unissent harmonieusement…
Au stade, l’ardine trône sur une chaise, au centre de l’avant-scène : pur effet décoratif car, elle ne sera pas utilisée ! Malouma chante bien mais, elle est mal accompagnée par des musiciens issus de sa propre famille. Epris de « modernité », ils banalisent, voire ringardisent, le propos musical. Mais le public, ce soir plus féminin que d’ordinaire, apprécie, semble-t-il…
Galliano entre en scène. Mes voisins mauritaniens fuient. Moi aussi. Il fait froid encore.

 

Le 13 février

PALABRES

Temps gris. C’est vendredi, jour férié en terre musulmane : le boulevard est quasiment désert. Difficile de héler un taxi. Le premier qui s’arrête et charge le chaland, s’aperçoit, ensuite, à l’abri de son turban, qu’il ignore où se trouve le C.C.F…. Le suivant connaît. Sous la khaïma, aujourd’hui, point de conférence mais, un débat entre musiciens mauritaniens :
- La « modernité » est destructrice : ne peut-on imaginer que la musique savante survive parallèlement à une musique moderne ?
- Nécessité d’enregistrer les derniers vieux témoins et besoin de formation dans ce domaine,
- Récriminations : la musique des griots, acoustique, et celle des Haratanyat sont délaissées par le festival.
Au Casablanca, le capitaine à la roumaine (poisson pané, œuf, persil, fromage) est escorté de pommes de terre et d’oignons.

NOTABLE

Le taxi est conduit, cette fois, par un jeune Malien. La route, ici on  dit « le goudron », sur laquelle nous roulons, en direction de l’est, se prolonge jusqu’à Bamako : « c’est tout droit », dit-il. On tourne à gauche, sur le sable, et un peu plus loin, auprès d’un arbre, on découvre une maison rectangulaire au toit plat. C’est la demeure de « Bakar », ami de Michel Guignard, chef de tribu, ancien diplomate et sénateur. Nous sommes reçus au salon. Un jeune garçon noir sert le thé à la menthe, successivement trois petits verres. Notre hôte, chaleureux et sympathique, s’exprime dans un français châtié et précis. Il rend des services,explique-t-il en réponse à nos questions, aux membres de sa tribu ; en échange, ceux-ci lui offrent sorgho, mouton, divers produits… Il n’y a pas d’obligation. C’est une contribution volontaire.
Agrégé de médecine de l’Université française et ophtalmologiste, son fils travaille dans un hôpital, fondé à Nouakchott avec un ami prospère et réservé aux démunis : discrimination positive.
À la demande de Michel, l’homme décrit ensuite la complexe procédure d’évacuation sanitaire vers Dakar, Rabat ou Paris quand, faute de moyens locaux, elle s’avère nécessaire.
Puis, la conversation évoque l’école coranique, « une école de la mémoire » … et le Prophète, un être raffiné qui appréciait les femmes et les parfums, si l’on en croit notre interlocuteur. Une telle évocation n’est pas un interdite, mais l’usage veut que la discrétion plane sur sa sexualité.
Aux alentours de 22heures 30, nous prenons congé et le taxi nous emporte chez Sid Ahmed, qui réside à deux pas, à l’écart du centre.
Il est allongé dans l’une des pièces aux murs décrépis de sa maison, en compagnie seulement de son frère, d’un ami, qui traduira nos propos en hassanyi, et de son épouse. Nous pourrons donc converser tranquillement.
Sid Ahmed indique qu’il a toujours refusé les invitations à se produire ailleurs. Par amitié pour Michel Guignard, il accepte, dit-il, celle que je lui transmets. Il serait prêt à jouer gratuitement, poursuit-il, mais il y a sa famille, celles des musiciens… Discours convenu. Tous disposent d’un passeport et, c’est promis, ils se feront vacciner.
Outre Sid Ahmed, l’ensemble sera composé de deux tidinît et deux ardine  qui assureront les percussions. Tous chantent : deux voix chanteront ensemble en hétérophonie, soit deux lignes mélodiques différentes. Le répertoire du concert s’enrichira également de solos et répons et de tutti. Le récital déclinera chacun des modes de la voix blanche.*
Souriant et joyeux, Sid Ahmed nous escorte jusqu’à la voiture…

 

Le 14 février

Soleil ! c’est le jour de la finale de la coupe d’Afrique : Tunisie 2 – Maroc 1. Les rues de Nouakchott resteront relativement calmes.
C’est aussi le jour du retour : l’aéroport est modeste, pauvre, à l’image du pays qu’il dessert.

 
* Voir l’article du Journal du Théâtre de la Ville de Paris

 
Lire l’article de Michel Guignard :

Avec l'aimable autorisation de Michel Guignard

Avec l’aimable autorisation de Michel Guignard