Irlande

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1.
le 4 août 1966
Vernon Avenue

Clontarf, village tranquille des faubourgs de Dublin, regarde le port de commerce. La maison de Vernon Avenue est un bungalow mal entretenu. Mrs B., la mère de famille, quelque peu négligée, est mariée à un fonctionnaire du Ministère du travail. Quatre enfants sont nés de leur union dont un fils, jeune capitaine au long cours, qui fait route vers le Mexique via New York. C’est une famille modeste dont le superflu est exclu mais où règnent gentillesse et hospitalité.

Dimanche prochain, un couple de leurs amis, sans enfant, m’invite. Il souhaite m’initier au rite du « Gaelic coffee », souvent qualifié d’ « Irish coffee ». C’est un mélange de café, whiskey, sucre et crème fraîche. Un délice, paraît-il. Ici, on dit et on écrit whiskey et, les irlandais en sont convaincus : ce sont eux les inventeurs de ce breuvage. Tant pis pour les cousins celtes d’Ecosse. Ils peuvent aller se faire enkilter. En tout cas, les Bretons n’y sont pour rien : Bécassine ne buvait pas.

Besace pleine de projets : entre autres, soirée au château au son des harpes et vieilles ballades irlandaises.

Aujourd’hui, me voilà contraint à l’immobilité, une grève de bus empêche tout déplacement. Elle succède à une longue grève des banques qui s’est achevée hier matin. Visitez l’Irlande et découvrez ses châteaux, ses pubs, ses grèves…

Le temps est ensoleillé, mais un vent froid souffle continûment et rafraîchit l’atmosphère. Les journées sont longues ; le jour s’attarde jusqu’à 22 heures.

La nourriture est abondante et roborative ; je crains de revenir gros et gras, perspective insupportable. Ici, comme toujours, on me confond avec un jeune américain… un peu maigre.

En fait, «la nationalité bretonne» est fort appréciée par ces Celtes qui se demandent encore pourquoi la Bretagne n’est pas indépendante. Voilà qui anime bien des palabres, le soir, au pub. En République d’Irlande, on chante celte, on danse celte, on mange celte (et parfois poivre), on parle celte. Certains programmes de télévision sont diffusés en Irlandais, le gaélique irlandais, dont l’apprentissage est obligatoire à l’école. Même les rues sont bilingues : elles cheminent sous leur nom anglais et irlandais.

La religion catholique est religion d’Etat. L’histoire lui a réservé une place importante dans la vie irlandaise : la télévision nationale diffuse programmes religieux et angélus; statues et images pieuses envahissent les maisons, le divorce est interdit et les « Dieu vous bénisse », abrégés en « God bless », émaillent les conversations…

Ainsi va la République… sous le regard de Dieu.

2.
le 11 août 1966
Vernon Avenue

Je ne sais pas pourquoi le courrier traîne tant entre France et Irlande. Il devrait prendre l’avion.
En Irlande, comme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, on a tendance à se coucher tard. Ces longues soirées sont bénéfiques ; elles consacrent le temps de la parole, de la conversation et de l’échange et favorisent la pratique de la langue. Je découvre ainsi, un peuple fort différent des Anglais et cela ne m’attriste guère. Ils ont, ici comme en Ecosse, commis les pires horreurs.

Vendredi dernier, le 5, j’ai visité le centre de Dublin, La ville est assez sale mais offre quelque charme. J’ai parcouru 0’Connel Street, la grande artère de la cité, fameuse depuis les combats de la Révolution de 1916. Je me suis arrêté quelques instants devant la G.P.O. (General Post Office), siège de sanglants affrontements cette année-là. J’ai poursuivi jusqu’à « Nelson’s patch », encore nommée « Nelson’s Grave » (le tombeau de Nelson). Ainsi les Irlandais désignent-ils ce qui fût le « Nelson’s Pillar » (la colonne Nelson) jusqu’en mars 1966, date à laquelle les explosifs eurent raison de son érection. J’ai ensuite vagabondé à travers Trinity College, l’Université de Dublin, dont la bibliothèque recèle quelques trésors : une antique harpe, emblème de l’Irlande et nombre de manuscrits du IX° siècle. Parmi ceux-ci, le Book of Kells, le merveilleux livre de Kells richement enluminé. Enfin, je n’ai pu résister à la tentation de visiter quelques-uns des beaux magasins de Dublin.

Le lendemain, samedi, j’ai joué à l’Irlandais pur-sang en assistant au Dublin Horse Show, prestigieux concours hippique international, moins guindé que les courses de chevaux britanniques. Le matin, les enfants, montés sur des poneys, ont montré l’étendue de leur talent au cours d’une démonstration. L‘après-midi, compétition de haute tenue.

Le soir, hélas ! Les bus renouaient avec la grève. On ignore, pour l’heure, la durée de la récidive.

Le dimanche fût, à tous égards, une journée arrosée. Comme souvent en ces contrées, le soleil et la pluie ont rivalisé, alternant rayons et ondées ; il fit donc beau plusieurs fois au cours de la journée. Après la messe, rite dominical auquel on ne saurait se soustraire, sous peine d’excommunication sociale, j’ai savouré le traditionnel Irish coffee. L’après-midi s’est éternisé et éteint tranquillement au pub local. Ainsi se perpétuent les us et coutumes de la tribu.

Lundi 8, excursion à Howth. C’est un pittoresque village de pêcheurs, situé à une dizaine de kilomètres de Dublin, que les manœuvres de chalutiers multicolores animent. Une carte postale qui évoque la Bretagne maritime. La visite d’une abbaye en ruines n’incline guère à l’émerveillement,  mais plutôt à la tristesse face à ces outrages infligés par les ans.

La soirée à l’ « Abbey Tavern » (taverne de l’abbaye), épargnée par le temps, fût terriblement irlandaise et traditionnelle en diable : ballades, évidemment irlandaises, chansons d’amour, toujours, interprétées tantôt en anglais, tantôt en irlandais, chants révolutionnaires de 1916, écoutés avec respect, chansons à boire reprises en chœur par les consommateurs autochtones quelque peu « abiérés » (on dit bien avinés), en noir et blanc, couleurs de la Guiness, aussi populaires que les vert, orangé et blanc du drapeau national.

Ensuite, il fallait bien se restaurer. On ne pouvait mépriser les spécialités locales : homard et saumon pour son altesse, itou pour le petit prince qui l’accompagne et son page. Un festin pour un prix si raisonnable qu’il ferait blêmir taverniers et aubergistes du royaume de France.

Le mardi 9, cinéma. Au programme, pudibonderie ecclésiastique. L’Eglise veille : l’érotisme, c’est péché. Eroter, c’est mal. No sex ! No sex at all ! La censure mutile la moindre image de baiser.

Mercredi, nouveau vagabondage au fil des rues de la capitale. Et le soir, le château de Clontarf offrait une veillée : musique et chanson avec le concours de toute l’assistance. C’était moins émouvant qu’à l’Abbey Tavern mais l’ambiance chaleureuse réjouissait les cœurs. Chanter ensemble, n’est-ce pas une métaphore de la solidarité ?

Aujourd’hui, jeudi 11, excursion dans la Boyne Valley, la vallée de la rivière Boyne. Visite de Tara, l’ancienne capitale culturelle de l’Irlande celte. Escale à la première abbaye cistercienne du pays. Au fil des kilomètres, ruines et châteaux se succèdent. Ils témoignent des ravages du temps. Traversée de la ville de Drogheda. Enfin, c’est Skerries, station balnéaire et ravissant port de pêche, en plein pays de primeurs. On songe à la Bretagne. Mais l’ « Île verte » offre des paysages encore plus sauvages et grandioses ; ils abritent, à l’occasion, ces vestiges du passé, témoins d’une riche histoire. La nature sauvage et la campagne cultivée sont prodigues de ce vert vivace que colore l’alternance de pluie et de soleil.

L’Irlande s’est en partie débarrassée du joug anglais ; mais c’est un petit pays dont le niveau de vie est bas. La majorité de la population est relativement pauvre. Inflation, grèves, relations économiques difficiles avec la Grande-Bretagne… ne favorisent guère la bonne marche de l’économie.

Ce matin, les camions de l’Armée se sont substitués aux bus sur certaines lignes. Pour ma part, je fais du stop à l’irlandaise : j’attends à l’arrêt d’un bus et, toute voiture, disposant d’une ou plusieurs places, s’arrête et invite à monter ceux qui attendent. Simple et solidaire !

1966 est l’année du cinquantième anniversaire de la Révolution de 1916. L’Irlande voue un véritable culte à ses héros. Le nationalisme se manifeste à tout propos et dans tous les domaines, même dans la poésie et la littérature. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? L’avenir sera juge.

3.
AOUT 1966
LETTRE DE DUBLIN

Bien chers…

La famille B. ne sait que faire pour m’être agréable et ses amis m’ont adopté. Parmi ceux-ci, j’ai découvert une jeune partenaire pour jouer au tennis (sur gazon) ; elle se prénomme Eileen. Mais surtout, chaque jour, excursions et soirées diverses apportent de nouvelles découvertes…

A Dublin, j’ai visité le National Museum (musée national). Il recèle les trésors que les archéologues ont inventés : le sol de cette vieille terre est truffé de vestiges préhistoriques, comme d’objets en or hérités de la civilisation celte. On s’émerveille aussi de ces croix celtiques ornées de ces spirales, que l’art breton déroule également. On admire châsses et crucifix médiévaux et, encore, cette précieuse collection de statues polychromes en bois issues des XIV°, XV° et XVI° siècles.

Le lendemain, la soirée se déroule au cricket club de Clontarf. Le cricket, un sport qui demeure énigmatique pour un esprit continental !

Deux jours plus tard, un car d’excursion de la C.I.E. (Coras Iompair Eireann), file en direction de la ville de Wexford, située à 140 kilomètres au sud de Dublin. La route traverse les monts du Wicklow ; gorgés de soleil, ils offrent aux bovins leurs pentes herbeuses. Elle sillonne ces landes de velours où paissent les moutons. On découvre ensuite le sud de l’île et ses maisons blanches, coiffées de chaume et vêtues de soleil. En cours de route, on s’arrête à Avoca, « la rencontre de l’eau », là où se mêlent les eaux des rivières Avonmore et Avonbeg, site pittoresque et calme où aimait méditer le poète Thomas Moore. On y respire l’haleine des saisons. Dun Laoghaire, Bray, Arklow, Enniscorthy, Ferns… autant de villes, autant de surprises. En ce 15 août, en l’Ile Notre-Dame, se déroule le pèlerinage annuel : à l’ombre des bannières, une foule pieuse et recueillie chante des cantiques. Cette foi populaire évoque celle de nos pardons bretons. Elle participe à l’Histoire du pays.

La cité de Wexford ne présente guère d’intérêt ; cependant, elle est le fief du clan Kennedy et feu le président éponyme y effectua une visite. La maison de son grand-père est ouverte au public : l’Histoire vue par le petit bout de la lorgnette… A l’aller comme au retour, les passagers du car chantent des ballades ; la bonne humeur règne : on se sépare tels de vieux amis. C’est l’irish attitude : elle distingue les Irlandais des Anglais.

A propos des Anglais et de l’Angleterre, les Irlandais sont fiers que quelques-uns des plus beaux fleurons de la littérature de langue anglaise soient nés en Irlande. De Jonathan Swift (1667-1745) à Samuel Beckett, né en 1906, qui écrit aussi en français. Et également, pour ne citer que les plus illustres, Thomas Moore (1779-1852), le poète des « Irish Melodies », Oscar Wilde (1854-1900), l’auteur de « Le Portrait de Dorian Gray », qui, à l’occasion s’exprimait aussi en français, William Butler Yeats (1865-1939), poète symboliste et dramaturge, Prix Nobel de littérature en 1923, et last, but not least, James Joyce (1882-1941) dont « Ulysse » figure parmi les chefs-d’œuvre de la littérature universelle. Il existe par ailleurs une poésie et une littérature en langue gaëlique, ce vieil idiome dont l’apprentissage à l’école tourmente les enfants.

Trois jours s’écoulent et l’on explore la Liffey Valley, vallée du fleuve qui arrose Dublin, une balade à l’ouest et au sud de la capitale : Naas, The Curragh, fameux champ de courses du pays, les haras nationaux, une région d’élevage de chevaux, les jardins japonais et Blessington Lake. C’est un paysage de lacs et de montagnes, baigné de silence et de calme. Le chemin est semé de monastères et de châteaux en ruines…

Le lendemain, on flâne au sein de Phoenix Park, le plus vaste parc d’Europe, s’enorgueillissent les Irlandais. Il accueille les résidences de l’ambassadeur des Etats-Unis, du nonce apostolique, le légat de l’Etat du Vatican et, celle du président de Valera, la Aras An Uachtarain. Cependant, la nature est reine et les vaches y vagabondent en liberté ! On songe à ces mots d’Emile Zola, « … par endroits, les herbes étaient limpidement bleues, comme si elles avaient réfléchi le bleu du ciel. (« La faute de l’abbé Mouret »).

Le soir, le Bord Failte, l’office du tourisme, offre une kaylee, soirée de danses irlandaises, au Jury’s Hotel de Dublin : jig ou reel, chaque danse est commentée, ainsi que les motifs des broderies qui ornent les costumes, hérités, nous dit-on, de l’un des joyaux du patrimoine, le Book of Kells. Ensuite, chacun est invité à participer à la danse. On applaudit également une harpiste virtuose et une danseuse âgée de … quatre ans !

Le jour suivant, on entreprend un périple en Radio train pour gagner Killarney, sise au sud-ouest de l’Irlande. Ce train va son « train de sénateur », une allure qui autorise la contemplation du paysage, ce qui en ce pays, quel que soit le temps, relève du plaisir esthétique. Le studio de ce Radio train, dont trois animateurs sont familiers de la Bretagne, délivre commentaires et programme musical. Les passagers disposent d’un bar et d’un salon. Lunch et afternoon tea sont servis à bord.

Le train traverse la plaine centrale, encadrée de montagnes, semée de landes et arrosée par des rivières dans les eaux desquelles batifolent saumons et truites … C’est le paradis des pêcheurs et des chasseurs ! Rhododendrons sauvages, bruyères, fougères, l’Irlande des poètes, une carte postale. En revanche, autre image, les maisons abandonnées, cicatrices des ravages de l’émigration, témoignent en silence…

A l’ombre des montagnes, le village de Killarney émerge au milieu des lacs. Il pleut ! En Irlande, comme en Bretagne, il  fait beau plusieurs fois par jour, et le paysage, beau, calme et romantique, s’accommode de ces variations du ciel. Voitures et embarcations à moteur n’ont pas droit de cité. On visite le site en jaunting-car, un fiacre qui promène le visiteur entre lacs et montagnes, au fil d’une vingtaine de kilomètres…

Sur le chemin du retour, un groupe de Français fait partie du voyage. Le studio de radio du train diffuse un programme qui pourrait s’intituler « disques des auditeurs ». L’un des animateurs me sollicite pour être son interprète. Il fait nuit ; le paysage s’est effacé. Rien à voir ; j’accepte. Pour la première fois de ma vie, me voilà devant un micro, contraint de vaincre le handicap de la timidité : « amis français, bonsoir ! On écoute Françoise Hardy… » Les Français sont surpris par ce locuteur dépourvu d’accent. L’un des animateurs prend ensuite l’antenne pour me présenter aux auditeurs –« un jeune Breton est parmi nous »- et me remercier. Les passagers entonnent alors un set de ballades. Ainsi va le Radio train. Je rejoins ma place et j’entends que l’on me dédie « My bonnie is over the sea »: « to Jack, our friend from Brittany, I say « bonsoir et merci monsieur » ».
La semaine prochaine j’ai l’intention de visiter la brasserie de la bière Guinness, emblème du pays, voguer dans la baie de Dublin, découvrir Glendalough, et peut-être Tipperary, et, probablement quelques musées…
Le séjour touchera alors à son terme ; il faudra quitter à regret ce pays riche d’Histoire, truffé de paysages saisissants et accueillant.


1-Carte-eire

Jacques Erwan, mission France Culture pour l'Imaginaire Irlandais, Dublin, General Post Office, 1996 - Photo : Xavier Yerlès

Jacques Erwan, mission France Culture pour l’Imaginaire Irlandais,
Dublin, General Post Office, 1996 – Photo : Xavier Yerlès