ETHIOPIE 88

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« Les mendiants éclopés, dépenaillés, effrayants de misère et de crasse se pressent mains tendues vers les femmes, enveloppées de leur shema blanche, qui longent le palais pour se rendre à la cathédrale voisine. »

Hervé CHABALIER, Le Nouvel Observateur, 18/11/1974

 

L’Ethiopie est un mauvais souvenir. C’est le pire de tous mes voyages. En mai 1988, le Théâtre de la Ville de Paris me dépêche en Ethiopie, via Sanaa, Yémen (voir sur ce même site, la rubrique « récits de voyage », le journal de voyage intitulé Yémen 88). Francis Falceto (F.F.) m’accompagne. A l’époque, le futur fondateur, avec la complicité de Buda musique, de la collection de disques « Ethiopiques » n’a pas encore acquis les connaissances qui, par la suite, feront de lui un expert ès-Ethiopie.

BOÎTE A LETTRES

La mission commence mal : le Conseiller culturel de l’Ambassade de France, à Addis-Abeba, sise au cœur d’un vaste espace boisé et protégé par d’imposantes grilles, n’est guère coopératif. «  Votre mission n’est pas annoncée par le Quai d’Orsay, dit-il, et j’ai autre chose à faire que de recevoir tous les émissaires des MJC de France. » Diable ! Il me faut donc lui rappeler que le Premier ministre, qui l’a nommé à ce poste est alors maire de Paris et qu’il serait sans doute fort marri d’entendre que le Théâtre de la Ville de Paris est une MJC… Je prie donc ce diplomate, aimablement mais fermement, de bien vouloir nous transmettre les rendez-vous officiels : une « boîte à lettres » en somme. Il ne mérite guère mieux ! Il ose alors cette phrase : « le niveau de responsabilité des personnes que vous rencontrerez sera le gage du sérieux de votre mission.. » Il sera gâté !

Venue l’heure du dîner, contrairement à mon complice, je boude les subtilités de la cuisine locale, que je n’apprécie point. Il fait nuit, il faut dormir en cet hébergement sommaire et sale, où nous demeurerons pendant tout notre séjour. La nuit est difficile et courte. Chaque matin, un « agent » du régime visite les lieux pour contrôler nos dépenses…

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DICTATURE

Mengistu Haile Mariam est un dictateur. Un dictateur sanguinaire. Officier, né en 1937, il est à la tête de la junte militaire, le Derg, qui prend le pouvoir lors de « la révolution éthiopienne » de 1974. Il abolit le système féodal en vigueur, réprime, voire massacre, toute opposition et instaure une « démocratie populaire ». Nombre d’Ethiopiens prétendent que lui et son demi-frère, l’ambassadeur Kassa Kebede, ont les mains tâchées du sang d’environ 30 000 victimes, dont le Négus (l’empereur). Allez savoir : quand on tue, on ne compte pas ! Mengistu sera chef de l’Etat de 1977 à 1991. Après la défaite de l’armée éthiopienne, en mai 1991, il se réfugie au Zimbabwe : condamné par contumace pour génocide à la réclusion à perpétuité, puis à mort en appel, en mai 2008, il y coule des jours tranquilles…

AVANIES

Certaines avanies hantent encore ma mémoire… Une visite au Mercato, l’ancien marché de la colonie italienne, le plus vaste de la ville et du pays, en compagnie de l’illustre chanteur Mahmoud Ahmed (né en 1941, il est l’interprète, entre autres, de l’inoubliable « Erè mèla mèla »), cette visite, donc, s’achève par la vision éprouvante d’une véritable cour des miracles, peuplée d’aveugles, culs de jatte et mendiants de tout acabit… Je fuis vers la modeste pension qui nous abrite…

Lorsque nous empruntons un taxi collectif, les passagers se taisent et demeurent muets pendant toute la durée du trajet. A une exception près : un homme francophone, « ravi de parler français », qui descend du véhicule en même temps que nous. Etait-il francophile ou indicateur au service de la Police ? Au sein d’un tel régime, allez savoir !

Lors d’une rencontre avec des musiciens, dans le hall d’un grand hôtel, des individus en civil surgissent et soudain la parole se fige… Je songe aussi à ces conversations téléphoniques nocturnes avec le chargé d’affaires de l’Ambassade d’Ethiopie à Paris, depuis une cabine de la poste centrale d’Addis-Abeba, dépourvue de porte… Paranoïa « normale » de toute dictature, obsédée par sa survie, et donc par l’exigence de la soumission des citoyens comme des visiteurs. Chaque soir, pendant des années, à minuit, c’est l’heure du couvre-feu. On peut se promener à minuit et une minute, mais ce sera la dernière fois : ces barbares tirent sans sommation !

LA FAIM, LA MALADIE ET LA MORT

Un jour, dans la camionnette d’un ami, nous traversons la Place de la Révolution, « ornée » de trois portraits géants  de Marx, Engels et Lénine et je risque un : « voilà les trois clowns ». Au volant, l’ami marque un temps de silence, hoche la tête et dit :

- « Nous, nous ne les appelons pas ainsi. 

-Comment les appelez-vous, alors ?

-Le vent, la vague, le tonnerre, ou plutôt, la faim, la maladie et la mort ! »

Que dire ? Allez savoir ! Le silence s’impose.

ALI TANGO

Mon seul rayon de soleil, au cœur de cette prison à ciel ouvert, sera l’illustre Ali Tango, dont tous les chauffeurs de taxis, entre autres, connaissent la boutique à Addis-Abeba. D’origine yéménite, Ali est installé depuis des lustres en Ethiopie et fait la pluie et le beau temps, mais surtout le beau temps, de la musique éthiopienne en ces temps difficiles et cruels. Précieuse « personne ressource », cet homme, généreux et bienveillant, est notre cicérone et notre hôte. Un soir, le premier de notre séjour, il manigance à notre intention, dans son jardin, une cérémonie du café : sous nos yeux ébahis et émerveillés, quelques- unes des plus belles femmes de sa famille torréfient et concassent les grains, puis elles infusent et filtrent la poudre ainsi obtenue. On déguste ensuite le précieux liquide avec délectation.

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RENCONTRES

Malgré la sollicitude de cet homme, le travail s’avère difficile : F.F. ne parvient pas à décrocher un rendez-vous avec le vice-ministre de la culture. Je prends donc les choses en main ; cette rencontre a finalement lieu. Comme on s’en doutait, elle n’a aucun intérêt : le vice-ministre, tout de bleu vêtu, est dépourvu de tout pouvoir. Dans un tel régime, c’est le responsable de la culture au sein du parti qui l’exerce. Nous le rencontrons ensuite, au cœur d’une caserne fort bien gardée par des militaires en armes. Le dispositif éthiopien, lors de ce type de rencontre, est toujours identique, une sorte de protocole obligé : un individu se tient assis, à droite au bout de la table, un autre, à l’autre extrémité, à gauche.

Feignant la naïveté, j’interroge :

-« A qui dois-je m’adresser ?

-A moi, dit l’homme assis à ma droite, que j’avais déjà identifié comme le responsable putatif. Et, il ajoute : comment est perçue l’Ethiopie à Paris ?

-Il y a, dis-je, monsieur le responsable de la culture, deux manières de vous répondre, l’une qui vous plaira, l’autre qui risque de vous contrarier.

-Dites-moi les choses telles qu’elles sont !

-L’image de l’Ethiopie est détestable ! 

(…)

-Le projet qui nous conduit vers vous consiste à inviter au Théâtre de la Ville de Paris, Mahmoud Ahmed et le Roha Band.

-Faîtes-moi un rapport à ce sujet, dactylographié et rédigé en anglais. »

La quête d’une dactylographe, anglophone et disponible, moyennant finances, est laborieuse, mais fructueuse. Le rapport est remis en temps et en heure à ce dignitaire. Le temps passe, F.F. toujours enthousiaste et moi, chaque jour, détestant davantage encore ce pays. Une sorte d’équilibre en somme ! Il est prévu que F.F. demeure quelque peu à Addis-Abeba ; quant à moi, je dois poursuivre mon voyage en solitaire au Kenya. Je confirme donc ce vol Addis-Abeba- Nairobi à trois reprises –on n’est jamais trop sûr- et attends avec impatience le jour du départ, pour quitter enfin ce funeste pays…

F.F. m’initie à ce qu’il connaît : concerts (je découvre ainsi le macinko, cette vièle tendue d’une corde, le kraar, lyre nantie de cinq ou six cordes, les percussions locales, entre autres, et quelques musiciens plus ou moins doués) et spectacles de danse : la plus célèbre est l’eskesta, dont les mouvements de vibrations, initiés par les épaules, se transmettent au tronc. F.F. multiplie les efforts pour partager avec moi sa passion : conversations avec lui et l’ami Ali, balades dans la ville, rencontres avec les musiciens du Roha Band, et même dégustation de Gouder, un vin local… En vain.

LE BISTROT D’ADDIS

Un soir, vers 22.30 heures, nous entrons dans l’un de ces bistrots qui pullulent à Addis. Celui-ci, situé sur Asmara road, est ceint de murs de couleur bleue, dispose d’un comptoir et de quelques petites étagères sur lesquelles est disposée une demi-douzaine de bouteilles d’alcool, dont un flacon de gin…vide ! Une quinzaine de sièges, trois tabourets et six tables basses complètent le décor de ce lieu qu’éclaire un néon peinturluré…

Des jeunes gens chantent, à tour de rôle, en s’accompagnant le plus souvent d’une vièle macinko, parfois, d’une lyre kraar, d’un accordéon ou d’une flûte, des chants traditionnels dont les rythmes se répètent… Les voix sont généralement belles. De temps à autre, un consommateur se lève, extirpe un billet de sa poche et le colle sur le front du chanteur qui s’en saisit, remercie et l’empoche.

Derrière le bar, une jeune femme, d’une éclatante beauté, chante elle aussi, avec l’accent de Gondar, me dit-on, des chants traditionnels de cette ville du nord-ouest du pays, battant le rythme de ses mains qui martèlent le bar. Sa voix est belle, nuancée et émouvante. Elle instaure une profonde complicité avec l’auditoire. Les noctambules vibrent à l’écoute de ces chants, battent le rythme en tapant dans leurs mains, expriment leur joie et rient, voire se lèvent et dansent… Ainsi se divertissent les gens d’Addis avant le couvre-feu : à minuit chacun doit être rentré chez lui.

L’AMBASSADEUR

La date du départ approche. Il est donc temps de prendre congé du Conseiller culturel de l’Ambassade de France : il nous a fort impoliment reçus, mais a suivi le protocole imposé et nous a transmis nos divers rendez-vous. A notre arrivée dans l’enceinte de l’ambassade, règne un grand émoi. « On vous cherche partout, nous dit-on, le Conseiller culturel est fort énervé (pléonasme ?), patati et patata… » Et voilà le diplomate qui s’empresse et met un véhicule diplomatique à notre disposition :

- « Vous avez rendez-vous au Ministère des Affaires étrangères avec l’ambassadeur Kassa Kebede. Vous savez qui il est ? »

-Nous, oui. (Sous- entendu, et vous ?). Vous constatez, monsieur le Conseiller, le « sérieux » de notre mission, pour citer les propos que vous avez tenus lors de notre arrivée.

-J’exige un rapport. »

En mon for intérieur, je pense : vu l’accueil que tu nous as réservé, diplomate ou pas, tu peux toujours attendre.

Kassa Kebede, demi-frère du dictateur, chef de la politique étrangère du parti au pouvoir, officiellement ambassadeur, est, entre autres, son œil et son oreille en Europe. Pendant le trajet qui conduit de l’ambassade au ministère, F.F. m’informe : il m’indique que c’est un homme de haute taille, doté d’un regard impressionnant…

L’ambassadeur est ponctuel ; sa stature et son regard, effectivement, impressionnent ! Le dispositif, gauche-droite coutumier, nous est désormais familier : je tourne donc le dos au scribe, qui joue le rôle du mouchard. L’entretien est bref, mais courtois et pertinent : il soutiendra le projet, dit-il. Il prend congé et quitte la pièce, et nous, le ministère. C’est aujourd’hui samedi, le temps du repos, point celui des rapports…

FUITE !

Le dimanche, c’est, enfin, le jour du départ. Je me réjouis. F.F. m’accompagne à l’aéroport, cerné de miradors au sommet desquels guettent des soldats en armes. Dépourvu de billet, il ne peut, « pour raisons de sécurité », pénétrer dans l’aérogare. Me voilà seul ! Je change mes birr, la monnaie locale, interdite à l’exportation (de toute manière, elle n’est pas convertible). Puis, j’enregistre avant de franchir les divers contrôles et gagner la salle d’embarquement. Les passagers commencent à embarquer, mais on me refuse l’accès de l’avion et me prie fermement de regagner le hall de l’aérogare. Je proteste ; on me signifie qu’ici, ce n’est pas l’usage. Je dois ensuite récupérer ma valise sur le tarmac et passer de nouveau tous les contrôles, mais en sens inverse. En France, j’aurai des instincts de meurtre, mais en ce pays, on doit se maîtriser, si on ne veut pas goûter aux geôles du régime. Je suis seul, ne possède plus un traître birr et ne dispose d’aucun recours : en ce dimanche l’Ambassade est fermée et, au mieux, un gendarme français assure la permanence. Que pourrait-il faire ?

Je constate qu’un avion s’apprête à s’envoler pour Rome. Rome, en la circonstance, c’est comme un sourire ! Las ! La liste d’attente est longue comme un jour sans pain : on me refuse. Assis sur ma valise, dans le hall de l’aéroport, je maudis ce fichu pays ! Soudain, dans l’embrasure de l’une des portes, j’aperçois la silhouette d’un homme, un Français rencontré brièvement ; sa réputation laisse entendre que, depuis le règne du Négus jusqu’à aujourd’hui, la signature de cet étranger, responsable de l’artisanat, fait foi. Je me précipite vers lui. Surpris, il dit :

-« Je vous croyais en route pour Nairobi.

- Moi aussi ! »

Je lui résume les épisodes précédents. Il dit :

-« Un vol pour Rome ? 

- Complet ! Liste d’attente. 

- Donnez-moi votre billet et attendez-moi ! »

Quelques minutes plus tard, il revient, carte d’embarquement pour Rome en main, et saisit ma valise.

-« Suivez-moi ! »

Nous courons, franchissons tous les contrôles sans être contrôlés, mais salués avec déférence par les uniformes… A la passerelle, il m’abandonne. J’embarque. Ouf ! Mais l’avion demeure immobile. Attente. La police éthiopienne monte à bord ; elle dévisage les passagers rangée par rangée, un par un. Je suis terrifié ! Abandonner cette terre maudite semble impossible. Les policiers quittent l’appareil. Peu de temps après, un chef d’Etat africain embarque, flanqué de son aide de camp, tous deux vêtus d’uniformes chamarrés. Enfin, nous décollons. Mon voisin est jeune et charmant ; il m’invite au Sahara : c’est un diplomate de la République sahraouie…

Lors de l’atterrissage à Rome, j’aperçois, à travers le hublot, un avion de la compagnie Air France. Convaincu, sans la moindre preuve, que cet appareil s’apprête à s’envoler vers Paris, je décide que je vais emprunter ce vol. Je débarque et cours vers le stand de la compagnie : l’enregistrement est clos, m’annonce l’hôtesse italienne. Je lui affirme que c’est impossible, que je vais mourir ! Elle décroche son téléphone, palabre, saisit ma valise et court, court, court… Au bout de la passerelle, elle pose la valise, un sourire et disparaît. Je suis dans l’encadrement de la porte de cet avion en partance pour Paris, la valise à la main, essoufflé… Soudain, je remarque le sourire d’une jolie femme ; elle me tend une coupe de champagne et dit : « bienvenue à bord ! » Moi, je suis en proie à une irrépressible émotion. De retour à Paris, une fois n’est pas coutume, j’écris à Air France pour que cette bonne hôtesse au sol, à Rome, soit remerciée et gratifiée.

De l’aéroport, je file au Théâtre de la Ville de Paris et narre à mon directeur, Gérard Violette, mes aventures et mésaventures éthiopiennes. Il se lève, m’embrasse et dit : « Au nom du Théâtre de la Ville, je te remercie… » Il peut, car je n’ai guère l’intention de récidiver.