Maputo (Mozambique)
Terre des gens aimables

JUILLET 2000

« Bref, la tristesse a l’art de faire de tout une musique »

Mia Couto, « La véranda au frangipanier », Albin Michel 2000

Maputo (Mozambique), juillet 2000, ancien hôtel colonial métamorphosé en centre culturel français.

Maputo (Mozambique), juillet 2000, ancien hôtel colonial métamorphosé en centre culturel français.


MOZAMBIQUE
 
Le jour se lève sur l’Océan Indien. D’imposants navires marchands glissent lentement sur les eaux du port. Deux boutres font voile vers le large… Le soleil éclaire de larges avenues jalonnées de jacarandas et bordées de trottoirs le plus souvent défoncés. Voire jonchés d’immondices dont se régalent des gallinacés en vadrouille. La voirie est dégradée.

De vieilles et belles demeures coloniales, parfois décrépies, subsistent au milieu d’un paysage d’immeubles de béton, pour la plupart, victimes du temps qui passe et de l’humidité qui corrode. De nombreux chantiers métamorphosent la physionomie de la ville. La circulation, devenue intense ces dernières années, pollue l’atmosphère. Les pauvres sont légion. Policiers et gardes veillent. À proximité de l’hôtel Polana, majestueux édifice colonial qui contemple l’océan, des enfants occupent une benne déposée sur le pavé. Sales et misérables, ils vivent là. C’est là qu’ils font cuire leur maigre pitance sur un brasero. Là qu’ils mangent. Là qu’ils dorment. Oubliés des balbutiements de l’économie libérale et ignorants, sans doute, des richesses de leur terre. Ils sont « moins que la neige sur une toile d’araignée »*. Comme d’autres enfants, plus jeunes encore, qui s’essaient pour quelques pièces à ces danses guerrières du sud, proches de celles des Zoulous.

« Ils sont fins les Mozambicains, dit l’étranger. Souffrent-ils de la faim ? »
« Non, mais ils dansent ! » lui répond-t on.
« La musique mozambicaine amputée de la danse, affirme un connaisseur, c’est une exposition de peinture qui exhiberait seulement…les cadres ! »

La danse, en effet, est au cœur de la culture populaire de ces ethnies bantous qui, au fil d’une expansion de plusieurs siècles, ont atteint cette terre australe aux alentours des III° et IV° siècles…
Grâce à leur maîtrise du fer, et donc des armes et des outils, ils supplantent éleveurs Hottentots et chasseurs Bochimans, encore appelés San, dont l’imaginaire fécond a légué à la postérité de délicates peintures rupestres**. Ils établissent une société agropastorale fondée sur le lignage. Divers royaumes s’épanouissent et, à l’occasion rivalisent. À partir des VIII° et IX° siècle, les Arabes entreprennent de commercer sur la côte de l’Océan Indien et, dès le X° siècle leur présence est avérée au Mozambique.
Quatre siècles plus tard, des membres de l’ethnie Shona fondent l’empire du Monomotapa, qui inspirera à La Fontaine une fable et suscitera la convoitise de l’occident. C’est l’époque où le Portugal tourne ses regards vers le large. En 1489, ses navigateurs inscriront le Mozambique sur la carte du monde. En route pour l’Inde, Vasco de Gama y fait escale huit ans plus tard. En mars 1498, il découvre, au Nord, l’île du Mozambique. Des marchands arabes l’habitent. « L’Océan Indien avant l’arrivée des Portugais, est un océan arabe », rappelle Daniel Jouanneau***. « La côte de l’Afrique Orientale est arabisée et islamisée », précise-t-il.
À partir de 1507, les Portugais, qui convoitent l’or du Monomotapa, occupent l’Ile du Mozambique. Promue capitale en 1752, elle conserve ce statut jusqu’à la fin du XIX°siècle. Le Portugal, en l’espace d’un siècle, colonise la côte. En revanche, ce n’est qu’au début du XX°siècle qu’il parvient à imposer sa domination à l’intérieur du pays ! Par ailleurs, la faible urbanisation et le médiocre développement économique contribuent également à préserver les cultures et les musiques traditionnelles de ces diverses ethnies bantous qui peuplent ce vaste territoire.
Au sud, les Chope cultivent des terres dont la fécondité assure de bonnes récoltes. Ils ont, dit-on, le temps de se consacrer à la musique. Leurs orchestres de xylophones (« timbila ») qui peuvent compter des dizaines d’instruments, sont devenus célèbres et la musique qu’ils distillent est considérée parfois comme la « musique nationale ».

A la Casa da Cultura do Alto Maé, où il répète à Maputo, Silita, jeune trio urbain, invente la tradition d’aujourd’hui : deux « timbilas », ces xylophones hérités de la tradition du sud, et des tambours escortent une voix féminine. Le répertoire est créé par le groupe. Les paroles des chansons prônent le respect de l’autre, incitent au travail, évoquent la pauvreté, assurent que l’espoir meurt le dernier, célèbrent les héros de la libération nationale… On peut encore lire, en effet, ce slogan qui célèbre l’anniversaire de l’indépendance sur une vitre du Ministère du Travail : « Viva as bodas de prata da independência de Moçambique. Consolidemos a unidade national » (Vive les noces d’argent de l’indépendance du Mozambique. Consolidons l’identité nationale).

Les temps héroïques, mais aussi celui de la guerre civile, sont toujours présents dans l’inconscient collectif de quelque 17 millions de citoyens mozambicains. José Mucavele n’a sans doute pas oublié ces temps-là. Figure de la musique mozambicaine, c’est un personnage ! Au fil de longues pérégrinations au cœur de son pays, il a collecté les traditions de ses diverses ethnies ; il s’est familiarisé avec leurs rituels. Nanti de ce patrimoine, il enrichit ainsi son univers musical et exprime son propre imaginaire dans des chansons originales. Sa guitare les accompagne ainsi que les percussions et la voix de Zé Manel, jeune artiste formé à l’école des chorales religieuses.

Mafalala, banlieue de Maputo que la pluie crible d’ornières et macule de boue, est le fief des Makhuwas. Venus de l’île du Mozambique, au nord, ils appartiennent à l’une des ethnies les plus importantes. Comme souvent dans ce pays, les hommes jouent des instruments et les femmes chantent en chœur. Elles sont dix réunies dans une masure. Belles et sensuelles, vêtues de jaune et rouge, elles chantent et dansent assises. Seul hanches et épaules, bras et mains cisèlent une lente chorégraphie animée par le chant de leurs voix aigües. Elles se lèvent et leur buste ondule avec langueur de droite à gauche et d’avant en arrière. Un petit ensemble masculin de cinq percussions les accompagne. Sa musique porte encore l’empreinte d’une ancienne influence arabe.

Héritée des Arabes, la danse du « Tofu » était initialement l’apanage des hommes. Présentes, les femmes assistaient au rituel. L’Islam étant modéré sous ces latitudes, les femmes, protégées par le voile et des vêtements à manches longues, se sont, au fil du temps, approprié cette danse. Couleurs chatoyantes et rythmes soutenus par quatre tambours ont, ensuite, assuré son succès. Il ne se dément pas. Aujourd’hui, les paroles relatent les évènements du quotidien. Par ailleurs, pour se divertir, les femmes ont inventé la danse de la corde. Elle anime désormais mariages et fêtes bien au-delà des frontières de l’Ile du Mozambique. Enfin le « Niconco », également d’origine arabe, recelait à l’origine une connotation religieuse. Pratiquée par les jeunes garçons fraîchement circoncis, au terme de leur retraite en brousse, elle témoignait de la force de l’homme accédant au statut d’adulte. Cette coutume tombée en désuétude, les femmes ont pris le relais. Dans un autre quartier, « le quartier militaire », les Makonde, tribu guerrière de l’extrême nord, vivier du Frelimo et de l’armée mozambicaine, offrent quelques-unes de leurs danses au rythme d’une dizaine de tambours de tailles diverses : six danses puissantes, rapides et fières. Un feu d’eucalyptus brûle. Il dissuade les moustiques et chauffe les peaux des tambours tandis que les enfants observent ces jeux de la tradition. Le lendemain, au pied des manguiers, les mêmes percussions qu’accompagne alors une timbila animent un mapiko, rituel masqué d’initiation. Sur un rythme rapide et régulier, rompu de temps à autre par une accélération, se déroule le jeu du maître et du bouffon.

À la cantine des T.P.M. (Transports Publics Mozambicains), un midi, une douzaine d’hommes – chauffeurs, mécaniciens ou employés – répète : ils chantent et dansent le patrimoine traditionnel du sud, polyphonies splendides et danses spectaculaires qui rappellent celles des voisins zoulous. Applaudis dans divers pays d’Europe, ils n’ont pas encore visité la France.

Dans un quartier périphérique, l’« Unidade Sete », tambours et timbilas accompagnent les évolutions gracieuses de quatre jeunes danseuses sur la terre battue… Partout, des nuées d’enfants, espiègles et beaux, participent à la fête.
À l’école des Arts Visuels, la compagnie Milorho répète au son des musiques traditionnelles : les chorégraphies s’inspirent du patrimoine des diverses ethnies : chigogo du sud, marabeta, semba, spectaculaire tofu de Nampula…
Ailleurs, au Ciné Africa, refait à neuf, au Centre Culturel Français, ancien hôtel colonial de la fin du XIXème siècle, à la Casa Velha, au Teatro Avenida, en plein air… des concerts font vivre la musique et les musiciens.

En fin d’après-midi la nuit tombe sur l’Océan Indien.
Au « Tchova », le soir, on peut boire et manger en écoutant les rythmes endiablés des percussions du sud. Quelques jeunes, fiers de leur corps, dansent pour oublier les vicissitudes du quotidien et les méfaits du sida. Il frappe un Mozambicain sur trois… L’espérance de vie aujourd’hui n’excède guère 49 ans.
La nuit, dit-on, est dangereuse en certains quartiers de la ville, à l’heure où d’aucuns, privilégiés et corrompus, transgressent l’ordre. Mais comme le rappelle avec sagesse un dicton local, « si on doit nourrir un crocodile, mieux vaut qu’il ait déjà le ventre plein ».
Malgré ces turpitudes et les blessures du quotidien, les gens sont affables et doux. Pauvres, ils sont généreux et chaleureux. Vasco de Gama n’avait-il pas baptisé cette contrée « Terra de Boa Gente », terre des gens aimables ?

*« La véranda au frangipanier », Albin Michel 2000
**« San. Art rupestre d’Afrique australe », Renaud Ego, Adam Biro 2000
*** « Le Mozambique », Karthala 1999