« J’écris ton nom liberté »

Le règne des « corbeaux » s’est achevé à Lisbonne en même temps que celui de la PIDE, l’ancienne police politique, et tout un peuple décline, désormais, le mot liberté.

L’abolition de la censure a métamorphosé la vie quotidienne de chacun et restitué à la rue sa vocation première : celle d’un forum. Le peuple a pris la parole et il en use. Le verbe est maître sur les trottoirs des villes, comme dans les cafés…

La Presse, délivrée de la censure, se libère peu à peu des pesanteurs administratives ; elle est maintenant l’objet d’un vif intérêt. Aux abords des kiosques et ailleurs, elle suscite commentaires et discussions. Dès le 2 mai, le syndicat des journalistes a décidé la création de « comités de rédaction » dans tous les organes d’information afin d’empêcher toute censure interne. La plupart des directeurs de journaux sont la cible des accusations des journalistes. Depuis le 4 mai, le journal de Porto, « O Comercio do Porto », est autogéré par sa rédaction. Du 10 au 15 mai, le quotidien « O Seculo » ne paraît pas : les journalistes s’y opposent pour protester contre le refus de l’administration de publier intégralement un communiqué du personnel. Ce mouvement de journalistes s’est étendu aux colonies où la censure était encore plus sévère qu’en métropole.

En fait, chacun participe à la discussion : monsieur tout le monde mais aussi l’armée, les fonctionnaires, les étudiants… Ainsi, dans le bureau de l’ancien « patron » de la PIDE, un « insoumis » s’entretient amicalement avec un officier de marine. Au ministère de l’Information, qui fût aussi celui de la propagande, les fonctionnaires révèlent sans crainte les méfaits de leur supérieur. Les étudiants s’essaient à la démocratie au fil des longues assemblées générale ou bien, originaires d’Afrique, occupent leur « Maison » et en revendiquent la gestion. Les murs, naguère tristement immaculés, se couvrent de graffitis et d’affiches murales.

« Marcelo Caetano est dans l’île de Madère » chante le peuple. De ce fait, l’ostracisme qui frappait la vie culturelle a vécu. José Afonso, l’auteur de « Grandola », signal du soulèvement, s’exprime sans entrave. Luis Cilia est revenu de son exil français et José Mario Branco chante à Porto. « Le cuirassé Potemkine » est pour la première fois à l’affiche d’un cinéma de Lisbonne. Lénine et Mao s’exhibent à la vitrine des librairies. L’hebdomadaire « Fixe » publie les dessins de Joao Abel Manta, censuré depuis 1969.

Jacques Erwan
Mai 1974