Officiers à Pantin

Jacques Erwan, Libération, en banlieue parisienne, lors de la visite en France de la Brigade de dynamisation et culture du MFA. Décembre 1974. (D.R.)

Jacques Erwan, Libération, en banlieue parisienne, lors de la visite en France de la Brigade de dynamisation et culture du MFA. Décembre 1974. (D.R.)


 

BRIGADE DE DYNAMISATION ET CULTURE DU MOUVEMENT DES FORCES ARMEES
NOTES EPARSES

Le Mouvement des Forces Armées (MFA) du Portugal, a-t-on écrit, est un mouvement sans leader, « l’état- major de l’ombre ». C’est une mosaïque de sensibilités politiques. Ce mouvement, qui a abattu la dictature le 25 avril, a délégué à Paris et dans la région parisienne une « brigade de dynamisation et culture » pour informer la population portugaise des évènements advenus au Portugal lors de cette Révolution des Œillets, exposer le programme du MFA, évoquer les évènements du 28 septembre (tentative de coup d’Etat) et le problème posé par le général Spinola (premier président de la République après le 25 avril, du 15 mai au 30 septembre 1974).
Au Portugal, elles interviennent dans les régions les plus reculées du pays, dépourvues de télévision et de Presse. Cette initiative des « brigades » est le fait du MFA. L’idée germe de brigades associant le PAIGC, en Guinée, et le FRELIMO, au Mozambique. Aujourd’hui, des brigades sont à l’œuvre en Allemagne, où vivent 164000 immigrés Portugais, Belgique, 12000, et Hollande 7000. En France, selon les sources, résident entre 812000 et 850000 Portugais, une émigration issue du secteur rural ; 50% de ces émigrés sont analphabètes.

 

MEETING, SALLE DES FETES DE PANTIN (FRANCE), SAMEDI 30 NOVEMBRE 1974

On remarque diverses affiches telles que « Découvre le Portugal nouveau » ainsi que le programme signé « Gouvernement Provisoire portugais » et « MFA ».
Sur l’estrade de la salle des fêtes, une table est drapée dans une oriflamme du Portugal. Derrière cette table ont pris place sept officiers du MFA, représentant les trois armes (air, terre et mer), en uniforme. Au-dessus, sur le fronton de la scène, est tendue une banderole sur laquelle on peut lire : « um povo unido dentro e fora do pais » (un peuple uni à l’intérieur et à l’extérieur du pays). Les militaires sont accompagnés d’une troupe de théâtre et de la chorale Lopes Graça, venues de Lisbonne. Ce programme culturel a été concocté là-bas, à l’initiative du PC, dit-on. Depuis le milieu de l’après-midi, quatre à cinq cents personnes suivent débats et films, et la plupart s’attardera jusqu’à une heure du matin. L’assistance compte de nombreux jeunes et des Portugais coiffés du chapeau noir traditionnel. Ils sont là les anciens paysans du Minho, région de petite propriété agricole du nord, et les anciens ouvriers agricoles de l’Alentejo, fief des grandes exploitations qui chantent en chœur au bar les chants de cette région… Parmi les personnalités présentes, le chanteur portugais en exil, Luis Cilia, le consul du Portugal…

Thèmes des interventions
-1 « Nous sommes fiers d’être Portugais », parfois sur un ton fort lyrique !
-2 Retour éventuel au Portugal,
-3 Efforts nécessaires, même ici, en France, pour la construction du nouveau Portugal.
Et aussi, des problèmes spécifiques à l’émigration : saneamento (assainissement), ici, dans tous les organes d’Etat. Comment vont être réintégrés ceux qui avaient été démis pour raisons politiques ?

Quelques groupes de jeunes Portugais, ont les bras chargés de bouquets d’œillets rouges pour « nos militaires ». Ceux-ci, debout, reçoivent les fleurs et en distribuent la moitié au public. En fait, peu de questions sont posées ; c’est plutôt une prise de parole : une communauté privée de la parole pendant quarante-huit ans en a retrouvé l’usage… Le premier débat s’achève par l’hymne national puis, les militaires saluent le public en brandissant les œillets ou bien en faisant le « V » de la victoire.

Applaudissements debout. Entracte.

Deux films : bien conçus. Trop de discours.
« Grandola » puis, MFA : « Le pourquoi d’une révolution le 25 avril ». Le fascisme : à l’image, Hitler, Mussolini, Franco (sifflets), Salazar (sifflets et cris « assassin »). Images insupportables des défilés d’enfants sous le fascisme (Allemagne, Italie, Portugal). Autres images : guerre coloniale ; Mario Soares : applaudi ; attaques contre l’Eglise (archevêque de Lisbonne) ; Beija 61, Varelo Gomes : applaudi ; 5° division EMGFA ; Costa Gomes : applaudi.

A l’issue des films, questions posées par écrit :

- développement agricole de l’intérieur du pays ?

- Melo Antunes (officier du MFA) dirige une commission pour le développement régional.

- Immigration des étrangers au Portugal.

- Nationalisations ?

- « Les entreprises qui ne collaboreront pas au processus démocratique. »

- Le vote des étrangers ?

Il faut trois conditions pour le vote des étrangers,
L’une
des trois doit être remplie pour voter :
- Avoir quitté le Portugal au maximum depuis cinq ans,
- Avoir des enfants de moins de dix-huit ans au Portugal depuis au moins six mois,
- ?

Actuellement 812000 émigrés vivent en France (850000 selon d’autres sources). L’enjeu de cette question dépasse le simple sujet des élections : il s’agit de redonner des responsabilités à un peuple qui en est sevré depuis presque cinquante ans et de susciter sa prise conscience. Cette manifestation est à ce jour sans précédent : imaginez des officiers algériens venant en France parler aux immigrés algériens !

Interview d’un Major et d’un Capitaine :

- Pourquoi cette campagne de dynamisation ?
- Le droit de vote reconnu aux Portugais se trouvant à l’étranger est une particularité de cette révolution. Or, on ne peut voter que consciemment. C’est le contraire d’une politique partisane*. Notre mission est d’expliquer à notre peuple vivant à l’étranger les perspectives politiques futures de notre pays et l’inciter à action… Nous savons que les émigrés ont une connaissance déficiente de la réalité qui prévaut au Portugal. Ayant fait la révolution au Portugal, nous avons pensé nous pourrions dire ce qui s’y passait.

- Pourquoi seulement des militaires ?
- Nous n’appartenons pas à des structures spécifiques aux militaires. Celle sur laquelle nous nous appuyons correspond au Gouvernement Provisoire.

- Pourquoi en uniforme ?
- Pour une question d’identification.

- Pourquoi la France ?
- C’est un test. En juillet dernier, c’était au Canada ; aujourd’hui même, en Belgique, Hollande et Allemagne.

- Qui vous a choisi ?
- Nous sommes mandatés par le MFA.

*Un jour un lieutenant de marine portugais a dit : « pour combattre, le militaire a besoin d’un idéal. Le militaire est apolitique, mais cet idéal lui est dicté par une politique. Quand le militaire n’a plus d’idéal, c’est que la politique a cessé d’être raisonnable. »

AU PORTUGAL :
Deux systèmes :
1- dans le cadre spécifique de l’armée, au contact des différentes unités. Il s’agit d’expliquer ce qui se passe.
2- par rapport au peuple : officiers, travailleurs du génie civil, parlent avec le peuple. Ils effectuent un travail non partisan. Il s’agit d’éveiller les gens aux problèmes politiques et de les amener à s’intéresser à la situation politique actuelle.

1° objectif : faire passer au niveau de toutes les forces armées l’esprit du MFA. Peu de temps après le 25 avril, cette activité a été boycottée par la hiérarchie.
2° objectif : après le 28 septembre (tentative de coup d’Etat)…

Cette activité fonctionne par région militaire, mais une certaine centralisation est assurée par la 5° division de l’EMGFA. Ce travail est effectué dans les diverses régions où sont situées les casernes en accord avec la 5° division.
Quant à la création d’un Conseil Supérieur de la Révolution, les militaires reconnaissent que cette idée a été avancée, mais que depuis le 28 septembre, elle n’est plus d’actualité. Des assemblées de délégués existent au niveau des trois armes. On veut « provoquer la démocratisation dans les forces armées et mettre un terme aux ordres imposés par l’âge ou l’idéologie. »
Dans la marine, existent des « commissions de bien- être », dans l’armée, des « commissions d’éclaircissement et de bien-être » qui rassemblent à tous les niveaux, et tous grades confondus, les soldats de cette arme. Ce sont des organes consultatifs d’information vis-à-vis du commandement et délibératifs au sein de l’unité (bibliothèque, alimentation…)

Pourquoi cet intitulé « brigade de dynamisation et culture » : « culture ? ». Il ne s’agit pas de parachuter une culture ; « elle ne peut venir que du peuple ». Les Forces Armées s’appuient sur des associations culturelles, « toutes celles qui sont démocratiques » car, « le fascisme est étranger à la culture.»

Six membres de la brigade vont demeurer une semaine à Paris pour visiter les banlieues où vivent les Portugais de la Région.

 

RUE DE LA ROQUETTE, VENDREDI 6 DECEMBRE

Entre deux œillets dessinés sur une banderole, on lit : « Soldado amigo o emigrante esta contigo » (Ami soldat l’émigrant est avec toi). Trois des six officiers de la brigade restés à Paris sont présents, les trois autres sont à la CFDT. La salle est trop petite et ne compte pas assez de sièges pour accueillir l’assistance de 250 à 300 personnes qui se pressent pour écouter les militaires : des familles entières avec leurs enfants et de nombreux jeunes. Une courte introduction de présentation ouvre la soirée : nous appartenons au MFA. Nous sommes conscients de l’importance des émigrés dans le processus de construction d’un pays nouveau. Nous devons combattre l’information pernicieuse, disent-ils en substance. Puis fusent les questions sur des sujets divers :

L’uniforme ? « C’est une question d’identification, rien de plus. »

Pour beaucoup d’émigrés se pose le problème de leur situation militaire :
-« Je suis émigré depuis onze ans… Je n’ai pas voulu faire la guerre coloniale… Je suis retourné au Portugal après le 25 avril… Le problème de ma situation militaire se pose. »
- « Nous sommes conscients que c’est le problème. Aujourd’hui, la guerre coloniale est terminée, « alteraçao da lei colonial » (modification de la loi coloniale). Voir le communiqué distribué, il faut le divulguer à nos compatriotes qui résident en France. »

Session d’éclaircissement

Les Portugais présents soumettent leurs problèmes aux officiers. L’un de ceux-ci dit : « jusqu’au 25 avril, nous avions un gouvernement qui ne considérait pas les problèmes du peuple. Le 25, ce gouvernement est tombé. Depuis, nous avons un Gouvernement Provisoire qui s’occupe des problèmes du peuple. »
L’assistance scande « MFA… » et « O povo esta com MFA (le peuple est avec le MFA). » Le public se lève, les officiers également, quelques poings sont brandis, des mains dessinent un « V »… Applaudissements.
Suit une nouvelle question relative aux déserteurs… Les officiers applaudissent aussi le peuple ou l’interlocuteur qui les interroge.

- La situation économique du pays (applaudissements de l’assistance) et la situation politique. Quelle est la relation entre les deux ? Les élections de mars ?
-« La situation politique, d’abord, est la conséquence de la révolution d’avril… »

Bref historique de la situation politique depuis le 25 avril jusqu’à aujourd’hui, en passant par le 28 septembre (tentative de coup d’Etat) « que la Presse étrangère à déformé en le qualifiant de coup communiste. »
Une affiche proclame : « Portugal es tu, participa na sua construçao » (le Portugal est tien, participe à sa construction).
Un officier affirme : « la mission du MFA est de sauver un pays, de construire un pays indépendamment des idéologies partisanes. La situation économique connaît, depuis la fin de l’année, comme partout ailleurs dans le monde, une période de récession. »

La salle : c’est la crise du capitalisme !

Un des officiers : « le capitalisme international traverse une crise (…) La révolution du 25 avril vise à défendre les intérêts du peuple (…) Nous avons fixé une ligne d’indépendance nationale par rapport aux blocs économiques qui divisent le monde. Nous avons noué des relations diplomatiques avec les pays de l’est et du tiers-monde. Bien sûr, nous avons aussi des contacts avec des Etats occidentaux, car nous sommes en Europe. »

(Les réponses des officiers sont toujours applaudies)

- Les élections ?
-« Les élections auront lieu en mars. Nous avons donné notre parole et nous la tiendrons. »

Les émigrés posent des questions mais ils exposent aussi leur point de vue. Certains cèdent à la contestation et interrogent : par qui êtes-vous mandatés, le MFA ou le Gouvernement Provisoire ? La réponse fuse : « Nous sommes en mission du Gouvernement Provisoire, mais les objectifs du MFA et du Gouvernement Provisoire se confondent : l’un et l’autre veulent l’intérêt du peuple. » Acclamations et applaudissements ! Une telle réunion permet une relation directe avec le peuple, sans aucun écran. La brigade informe les émigrés, mais en même temps s’informe grâce à ce contact direct. L’échange est réciproque. Et parfois, le débat s’instaure entre les émigrés. Des questions sont également posées par écrit… Questions relatives à un éventuel service civil, à Spinola, à l’idéologie partisane…

- Y a-t-il beaucoup de soldats au sein du MFA ?
Ah oui et nous croyons qu’il y en a chaque jour davantage. »

L’un des officiers : « du 25 avril au 28 septembre, nous étions dans une situation d’impasse. Le 28 septembre a permis une clarification de la situation et les premières lois en matière économique. Les plus défavorisés ne sont pas à Lisbonne ou à Porto, mais Tras Os Montes, en Algarve… et ici. C’est la raison de la présence de cette brigade de dynamisation. »

On évoque, ensuite, la réforme agraire, les mesures pour les paysans, l’origine sociale des officiers de la brigade, les déserteurs…

Une affiche : « Portugal confia em ti, confia em Portugal » (le Portugal a confiance en toi, fais confiance au Portugal).

Le 25 avril, le MFA a manifesté la volonté d’instaurer une démocratie : « si la droite remporte les élections, ce sera la volonté du peuple et le MFA respectera la volonté du peuple. »

- Le MFA sera-t-il institutionnalisé après les élections ?
-« C’est un sujet dont nous discutons actuellement. »

Une jeune-fille offre une gerbe d’œillets aux militaires ; ils l’embrassent à tour de rôle. Les slogans retentissent : « o povo unido… » et « o povo esta… » Des poings se lèvent, des mains dessinent des « V »… Les officiers offrent des œillets à l’assistance. Quelqu’un acclame Spinola et suscite cette réponse : « abaixou Spinola ! » (à bas Spinola).

Un rappel : la diaspora portugaise dans le monde compte deux millions d’émigrants.

 

UN HOTEL (une étoile) du XV° ARRONDISSEMENT DE PARIS, DIMANCHE 8 DECEMBRE

Il est onze heures, l’heure du petit-déjeuner et de l’interview de l’un des officiers de la brigade, le capitaine Delgado Fonseca, du Quartier Général de Porto (QG). Rencontré pour la première fois en mai, à Porto, avec le major Corvacho (celui-ci sera sous peu promu colonel), le capitaine a suivi un cours de Rangers de quatre mois aux Etats-Unis.

- Quel est le bilan de cette semaine ?
-« Bilan très positif. Nous avons été très bien reçus par nos compatriotes. Tous ont le même sentiment : un grand espoir naît là-bas au Portugal. Nous avons tenu deux à trois réunions par jour. Nous avons eu des rencontres avec les professeurs de portugais (Portugais ou Français), ainsi que avec les syndicalistes portugais de la CFDT et de la GCT. Nous avons appris, ici, beaucoup de choses. Nous avons eu des éclaircissements au sujet du nationalisme qui anime nos compatriotes et qui est très correct. Nous avons appris nombre de choses pratiques et recueilli des idées que nous allons transmettre au Gouvernement Provisoire. Par exemple, il faut faire quelque chose pour mettre en relation l’argent de l’émigrant et la région d’où il est issu. Sous l’égide de Melo Antunes (l’un des officiers du MFA), un plan de développement régional est en discussion. Les problèmes du service militaire sont désormais presque résolus : il sera de dix-huit mois dans le futur (cf. le texte distribué). Avant de quitter Lisbonne, nous avons évoqué ce sujet à la Présidence de la République puis, nous avons communiqué par téléphone. Les brigades seront actives jusqu’aux élections. Au Portugal, nous avons instauré une commission de travail dans chaque unité de l’armé pour traiter ces problèmes : commission de district/ commission régionale/ commission centrale.

Travail :

- On procède d’abord à un éclaircissement civique en recourant au film, au théâtre, à la musique et, nous parlons…
- On explique au peuple ce que fut la Révolution, son pourquoi, ses objectifs, son programme, les phases qu’elle a déjà traversées. Les dangers qu’elle doit affronter.
Nous incitons les citoyens à se rassembler au sein de clubs (associations ?). Nous leur disons que c’est très important de participer politiquement, socialement, culturellement, d’être intégrés dans des groupes politiques… Il faut qu’ils écoutent toutes les idées, qu’ils s’informent. Nous essayons de casser tout ce que le fascisme a mis dans la tête des individus. Le 25 avril, nous avons brisé les grilles des prisons, maintenant, il faut briser les grilles qui emprisonnent le cerveau des êtres.
Nous avons aussi quelques réunions avec des prêtres.
Ce travail d’information auprès des citoyens se déroule successivement sur trois niveaux :
- 1° niveau : c’est l’ouverture, en une ou deux rencontres,
- 2° niveau : on fait la promotion des structures associatives, y compris en fournissant du matériel (films et autres). On encourage les associations qui existent.
- 3° niveau : c’est le niveau culturel qui postule des campagnes plus longues. Elles se développent au cours d’une, deux ou trois semaines avec des troupes de théâtre, des musiciens… »
On distingue donc trois niveaux : ouverture, association, culture. Ce sont des « idées simples », assure le capitaine.

Au fil de l’entretien, les six officiers de la brigade du MFA nous ont rejoints, ainsi que le Consul général et l’Ambassadeur du Portugal et des fonctionnaires de l’antenne du Secrétariat d’Etat à l’émigration portugais. Parmi les officiers présents, le capitaine José Pina David Pereira appartient au Regimento Infantaria da Rainha. Il a participé à la tentative de coup d’Etat du 16 mars. De ce fait, il se trouvait en prison dans la nuit du 24 au 25 avril. Il évoque les Portugais du Brésil : « les émigrants portugais au Brésil sont différents de ceux qui résident en Europe. Ils ont beaucoup moins de problèmes : ils parlent la même langue et sont mieux intégrés, car le Brésil est un pays de vieille émigration portugaise. Pour cette raison, aucune action n’est envisagée au Brésil. »

DANS LA VOITURE, en route pour Saint-Denis, le capitaine Delgado Fonseca poursuit la conversation :
« La décolonisation requiert beaucoup de travail : nous avons peur que l’Angola se transforme en un deuxième Vietnam.
Le MFA ne veut pas exercer le pouvoir politique ni gouverner. Aujourd’hui, il participe au Gouvernement Provisoire par ce que les partis politiques ne veulent pas avoir des pommes de terre chaudes dans les mains. La situation est dangereuse car, nous sommes l’épine qui pique l’éléphant. »
Le capitaine défend le courage et la prudence pour éviter le pire car, dit-il, il ne faut pas oublier que « le Portugal n’est pas une île, il se trouve en Europe. »
Depuis quelques semaines, dit-il, la loi permet à l’Etat de contrôler ou nationaliser les entreprises qui sabotent l’économie (cf. notes au sujet d’Aljustrel). Une autre loi est relative à la culture des terres laissées en friche par les grands propriétaires.
D’après la conversation avec le capitaine, le MFA est ainsi organisé : une commission de délégués du MFA est présente auprès de chef d’Etat–major. L’organe central du MFA est la commission de coordination. Le MFA est présent au niveau de chaque unité. En revanche, il n’y a plus d’assemblée générale, leur existence était une erreur. Il faut faire rentrer l’armée dans le MFA.

ARRIVEE A SAINT-DENIS

Dans un rayon de cinq kilomètres, autour de Saint-Denis, résident 35000 Portugais. Les communications avec cette ville sont faciles et, chaque dimanche quelque 50000 Portugais fréquentent son marché. 3000 d’entre eux vivent dans une cité de transit.

CITE DE TRANSIT DE VILLETANEUSE

Sous un ciel maussade, ce sont des baraques en préfabriqué au toit plat, composées de deux ou trois pièces. Là vivent vingt-huit familles, soit une centaine de personnes, presque toute originaires de Vila Nova de Foz-Coa, localité située à quatre-vingt kilomètres de Guarda. Pedro Coelho, secrétaire d’Etat à l’émigration, s’y est rendu lors de sa visite officielle en France.
De 13 à 16 heures, un buffet se tient dans l’allée centra           le de la cité, entre deux rangées de baraques. Une table est dressée en plein air, à proximité d’un feu de bois sur lequel les femmes font griller les traditionnelles sardines. Autour de la table, des petits groupes se forment et, entre deux olives et un verre de vin, les deux officiers du MFA présents répondent aux questions relatives au 25 avril, au service militaire, à la situation économique et, écoutent les émigrés conter les mille et un tourments de leur vie quotidienne. Les femmes parlent autour du feu. Et voilà que l’un des officiers retrouve un de ses anciens subordonnés…
Un ouvrier émigré algérien, venu en voisin, admire les uniformes et écoute les explications que lui prodigue un jeune menuisier portugais, en France depuis huit ans. Il y est arrivé avec sa famille à l’âge de quatorze ans. Tandis que les capitaines prodiguent des caresses aux enfants, deux hommes, un charpentier et un chef de travaux publics, se remémorent leur longue marche vers la France : soixante-huit heures pour l’un, dix jours pour l’autre, à travers l’Espagne du général Franco. Ils évoquent les mille péripéties et malhonnêtetés dont ils furent victimes au cours de leur périple clandestin. Mais, ils ne regrettent rien, affirment-ils, c’était la seule possibilité…
Ensuite, se tient une réunion en plein air. L’association culturelle expose son projet. Les femmes s’approchent. Les officiers interrogent. Le consul s’informe. Soutien au projet.
Le MFA est à l’école du peuple. Les officiers recensent les problèmes, écoutent, expliquent, répondent aux questions inlassablement. Puis, les deux officiers sont invités dans un des foyers à boire un verre de Porto.
Le capitaine Delgado Fonseca dit au journaliste : « C’est une visite très intéressante, nous apprenons beaucoup et découvrons des choses incroyables : l’agence de La Courneuve de la Banco Pinto Sotomayor a déconseillé à des émigrés portugais d’envoyer des fonds au Portugal. J’ai des preuves et des témoins qui l’attestent. »

PROJET DE L’ASSOCIATION CULTURELLE DE SAINT-DENIS

Centre portugais (quarante millions de francs) : coopérative de produits portugais, activités culturelles et sportives ainsi qu’un restaurant portugais à prix modique pour que les ressortissants portugais puissent inviter des citoyens français et que cela favorise des échanges.
Les travailleurs portugais, après achat de l’édifice, effectueraient eux-mêmes la plupart des travaux.
« Le projet est né avant le 25 avril mais on n’osait pas le proposer ; aujourd’hui, il est presque accepté ! » ( c’est la dynamisation culturelle !)

CITE DE TRANSIT DE SAINT-DENIS

Le capitaine Delgado Fonseca, en arrivant à la cité, dit : « Pauvre pays que celui dont le peuple est ainsi dispersé. »
Elle abrite 3000 Portugais qui vivent dans ces structures rectangulaires légères, hautes de plusieurs étages. Elles entourent une sorte de terrain de jeux. Environ 300 personnes, hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux, regroupés en plein air sur ce terrain, écoutent, à partir de 16 heures et jusqu’à 18 heures, les capitaines, munis d’un porte-voix, évoquer le 25 avril et en indiquer les racines, expliquer les méfaits de la guerre coloniale, tracer l’historique de la période qui s’étend du 25 avril au 28 septembre, parler d’aujourd’hui et de demain… Le propos est désormais rôdé : « Vous devez participer à la vie nationale… Si le peuple participe, tout est possible. Il faut prendre vos affaires en main. Comme le dit la chanson Grandôla, « c’est le peuple qui commande ». Le MFA ne parle pas au nom d’un parti, il n’est lié à aucun parti. » Les slogans, toujours les mêmes, retentissent repris en chœur par la foule…

De nombreuses et habituelles questions fusent :
Statut des déserteurs, nationalisations, droit de vote des émigrés, problèmes économiques (le pouvoir économique est toujours détenu par ceux qui en usaient et en abusaient avant le 25 avril) et cette étonnante demande « qu’est-ce que la démocratie ? » Applaudissements, acclamations, contestation aussi parfois… Ensuite s’ouvre une discussion, sous forme d’un dialogue avec des petits groupes qui s’agglutinent autour des deux capitaines et du consul, qui se poursuit dans le local situé au rez-de-chaussée d’un immeuble. Une affiche parmi d’autres : « Même à l’étranger, le Portugal a besoin de toi. »

Initiatives :

Une femme a remis une enveloppe contenant le salaire d’une journée de travail à l’intention des mutilés de guerre. Un homme fait campagne par courrier auprès de ses amis au Portugal et dans la diaspora…

POT CHEZ UN EMIGRE A AUBERVILLIERS

Porto, eau de vie, saucisson fumé, châtaignes, beignets… On chante « Grandola » en se tenant par les épaules… « Nous nous sentons chez nous », constatent les capitaines.
On m’interroge sur ce que je pense de cette semaine, des actions entreprises… Toujours avides d’informations.
Le capitaine Perreira dit : « C’est ici que j’ai concrétisé mes idées sur le fascisme et ses compromissions… »
Les capitaines reviendront peut-être en province.

Ici, toute la semaine, des slogans se sont incarnés :
-« Unité peuple-MFA »
-« Unité peuple à l’intérieur et à l’extérieur »

La brigade a mené quatre types d’action :
- meetings : Pantin…
- petites réunions : Saint-Denis…
- contacts directs : Villetaneuse…
- rencontres : CFDT, CGT

Article dans Libération

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