PREMIER SEJOUR

30 AVRIL-11 MAI

- Repères historiques : voir annexe 1, infra
- Déroulé de la Révolution des Œillets : voir annexe 2, infra

 

RADIO RENAISSANCE

A l’intérieur de la salle, qui abritait encore le censeur du 23 au 25 avril 1974, Joao Alferes Gonçalves, rédacteur en chef. Verbatim d’une longue conversation , le 30 avril :

Au Portugal, sous la dictature, la radio, est contrôlée par le capitalisme et l’establishment. Il n’existe pas de professionnels de l’information : le timbre de la voix compte beaucoup, mais ce que racontent les voix sont choses sans importance.

1962 : Mouvement des étudiants. Ils fêtent « le jour de l’étudiant » et revendiquent…

C’est une prise de conscience des étudiants et universitaires ; elle s’élargit à la jeunesse de laquelle surgira, à partir de 1964, une demi-douzaine de jeunes amateurs travaillant à la radio, sans rémunération. Ils sont peu politisés, à l’instar du reste du pays : Salazar et Caetano (son successeur) ayant fait fleurir l’analphabétisme tout en menant une politique de désinformation. De plus, la terreur règne.

Ce groupe d’amateurs, qui se constitue aux alentours de 1964, se sent concerné par les problèmes fondamentaux : guerres coloniales, répression, exploitation des travailleurs, pourrissement du régime… Ces jeunes amateurs tentent d’apprendre à dénoncer ces tares.

En 1967, ce groupe commence à travailler dans diverses stations commerciales. A l’époque, la radio ne pose pas de problème au régime : il n’y fait pas régner de censure explicite. Mais, face à ce jeune groupe aux préoccupations naissantes, l’Etat commence à s’y intéresser.

Vers 1970, ce groupe, au-delà des activités radiophoniques, commence à participer à un mouvement politique et à appuyer directement les syndicats. Ceux ci, quant à eux, reflètent les problèmes des travailleurs. Le gouvernement réagit en prenant des mesures contre les stations de radio : interdiction de journalistes, licenciement de cadres, suspension de programmes.

1972 : des professionnels sont frappés de l’interdiction de travailler à la radio portugaise. Certains émigrent.

Dans le même temps, la situation des professionnels empire. Les censeurs, désignés par l’administration de la radio, font preuve d’une grande rigueur. Mais cela ne suffit pas au pouvoir : le gouvernement décide de nommer des censeurs d’Etat au sein des radios commerciales (à Radio Renaissance entre autres).

Depuis 1967, l’écoute de Radio Renaissance a augmenté, s’enrichissant de nouveaux auditeurs : jeunes gens, intellectuels et travailleurs politisés.

- Depuis quand existe Radio Renaissance ?

Depuis deux jours ! »

 

JOSÉ AFONSO :Professeur de lycée à Coimbra. Il chante le fado (lyrique) de Coimbra et décide, à travers ses chansons, de rompre avec la tradition. Pour les faire entendre, des séances underground sont organisées dans des villes ouvrières. Systématiquement interdites, elles contribuent à l’élaboration du mythe. Dans un pays à la conscience politique peu développée, un chanteur est quelqu’un qui parle pour les autres. Depuis quelques années, la chanson tend à devenir un combat.
De temps en temps, arrêté, interrogé, il reste, une fois, détenu pendant 20 jours. On lui interdit d’enseigner l’Histoire ne lui laissant que la possibilité d’enseigner aux enfants du primaire.
« Seul le peuple se sauvera lui-même », dit-il.

 

L’ÉGLISE

L’Eglise traditionnelle a toujours soutenu le pouvoir, y compris au Portugal. Certains évêques bénissaient les armes et les troupes destinées aux guerres coloniales. Les missionnaires en Afrique ont compris que leur Eglise n’était pas compatible avec le pouvoir officiel. Certains catholiques ont contribué à marquer une rupture aux élections de 1973. Cette tendance s’accentuera.

« GRÂNDOLA », titre de la chanson de José Afonso, diffusée par Radio Renaissance et signal de la Révolution des Œillets, est le nom d’une petite ville de l’Alentejo, la grande plaine du blé, au sud du pays. Les paysans de cette région sont animés d’un esprit révolutionnaire. C’est une « Terre de fraternité, c’est le peuple qui commande », dit la chanson.

 

1° MAI
LISBONNE

Il fait beau et chaud.
C’est le premier 1° mai célébré au Portugal depuis plusieurs décennies et, aujourd’hui, on a le sentiment que « c’est le peuple qui commande ! » Tout Lisbonne est dans la rue ou bien au balcon ! Ce n’est pas un défilé, ce n’est pas la foule, c’est un flux intarissable, une marée humaine dont les vagues successives inondent toutes les artères, les avenues, les rues, les ruelles, les venelles… C’est, peut-on entendre dans la bouche de tel ou tel, qui n’a probablement vécu aucun de ces évènements, la Révolution russe de 1917, la Libération de Paris en 1944 et Mai 68 tout ensemble !
Sur le « parcours », les soldats, débonnaires, ont la fleur au fusil : ils ont glissé un œillet dans le canon de leur arme… Les filles s’emparent des képis et casquettes et les coiffent… On se rafraîchit auprès des fontaines. Les sourires fleurissent sur toutes les lèvres …
On raconte, mais est-ce vrai ? Comment vérifier toutes ces rumeurs qui filent de bouche en bouche ? On raconte qu’Alvaro Cunhal, leader charismatique du PC portugais, est revenu d’exil et qu’il serait entré dans Lisbonne sur un char au canon fleuri d’œillets ! L’anecdote est si belle qu’elle mériterait d’être vraie.
Au stade, le « meeting » réunit les orateurs politiques. Auprès de nous, un homme d’une cinquantaine d’années interroge à la cantonade : « que signifient tous ces mots en isme, monarchisme, socialisme, communisme ? » On aurait envie de sourire, mais ce serait oublier le long règne de la censure. Certains officiers eux-mêmes, à l’exception peut-être des marins, qui voyageaient, semblent peu instruits en matière politique.

 

RUA ANTONIO MARIA CARDOSO
Rebaptisée par des anonymes :
« AVENIDA DOS MORTOS PELA PIDE » (avenue des morts, victimes de la PIDE). Sous ce panneau, un bouquet d’œillets…
PIDE : brutale police politique, dotée d’armes chinoises et soviétiques très modernes.
Témoignage d’un ancien fonctionnaire de la PIDE :
« On cherche du travail. Il y avait deux bâtiments : nous travaillions dans le bâtiment administratif. Nous ne savions pas du tout ce qui se passait dans l’autre… »
La « visite » du siège de cette police révèle un standard téléphonique sophistiqué permettant d’écouter toutes les conversations téléphoniques s’échangeant à un moment M à Lisbonne, un fichier constitué de plusieurs millions de fiches, une pièce pleine de publications d’extrême gauche éditées en France, une autre débordant de revues pornographiques… Ailleurs, une carte du Portugal et des colonies d’Afrique dévoile l’implantation des agents et indicateurs de la PIDE sur ces territoires. Sur certaines machines à écrire, fanent des lettres inachevées…

 

Aujourd’hui 2 mai, un cinéma de Lisbonne projette « Le cuirassé Potemkine », film classique du cinéaste soviétique Eisenstein.

 

3 MAI
LISBONNE

Rua Aurea, vers 17 heures…
Manifestation de fonctionnaires revendiquant l’épuration…
Un drapeau portugais ouvre la manifestation. « O povo unido… » (Le peuple uni…). “Le peuple uni ne sera jamais vaincu », c’est le slogan de l’Unité Populaire, au Chili, repris au Portugal.
« Vive le général Spinola », entend-t-on aussi.

Une centaine de personnes défile sous les yeux de passants interloqués.

La junte (junte militaire, qui s’est emparée du pouvoir le 25 avril et gouverne le pays) tolérera-t-elle longtemps ces manifestations catégorielles qui parcourent les rues de Lisbonne ?

 

« Le centre du livre brésilien », rua Aurea, en vitrine :

« Poèmes de Mao Tse Toung (en portugais)
« Lénine… »
« La guérilla du Che » (en français)
« Chansons de José Afonso » (en portugais)
« L’amour en groupe » (en portugais)

Questions à l’un des jeunes vendeurs :

-« Le livre de José Afonso ?»
-« Ah ! C’est notre idole nationale. »

-« Avant le coup d’État, on exposait déjà ce genre de publication, mais en petite quantité. Aussitôt, la PIDE arrivait et s’emparait des exemplaires affichés. Pourtant, certains clients en achetaient. Les livres relatifs à la sexualité ou bien pornographiques étaient interdits. Depuis le coup d’État, on met beaucoup plus de livres en vitrine. »

 

BARREIRO
80 000 personnes habitent le district. C’est un fief du PC.

Sur la place du marché, une femme intarissable raconte sa vie et distille, au fil de son bavardage, un discours politique relatif au travail, à l’Angola… Elle attire ainsi du monde dont elle capte l’attention et qui s’attarde.
Prise symbolique de la mairie. Beaucoup de jeunes. Des slogans scandés tels que ce « O povo unido jamais sera vencido » (le peuple uni jamais ne sera vaincu), emprunté à l’Unité Populaire au Chili.
Démission de l’administration : « Nous appuyons la commission provisoire »…
La foule applaudit lorsque le drapeau portugais est hissé et elle entonne l’hymne portugais avant de scander « Vitoria » (victoire)…
L’ancienne administration de la mairie a été destituée par la Junte. On a assisté à la prise symbolique de la mairie et à la « constitution » d’une commission provisoire composée de membres du MD, mouvement démocratique, à dominante PC mais sans le PS.
Le soir, réunion de la commission composée d’avocats, de professeurs, d’ingénieurs… Assemblée à laquelle il manque, soi disant, deux ouvriers. La commission est acceptée par la junte dont un colonel, à demeure pour l’instant, assurera la continuité des services.
La commission, provisoire pour le moment, sera élue lors d’une élection dont la date reste à fixer.

 

3 MAI
LISBONNE

LE COLISÉE (la grande salle de spectacle de la capitale) :
Réunion des Employés de bureau convoquée par les syndicats. Les trois balcons et le parterre croulent sous le poids des milliers de personnes présentes.

BANDEROLES :

« Viva a democracia » (vive la démocratie)
« Juntos venceremos » (ensemble nous vaincrons)
« Abaixo o fascismo » (à bas le fascisme)
«Viva as Forças Armadas » (vive les Forces Armées)
« Viva o Movimento das Forças Armadas » (vive le Mouvement des Forces Armées)
« Viva Portugal » (vive le Portugal)
« Salaire minimum national »
« Vive le socialisme »

REVENDICATIONS :

« A travail égal, salaire égal »
« Réintégration des employés éloignés des entreprises comme la CUF (Companhia Uniao Fabril,
industrie chimique) pour des motifs politiques »

AUTRES BANDEROLES :

« A bas la guerre coloniale »
« Syndicats libres »

À la fin du meeting, un orateur prend la parole :
« Alerte aux Forces Armées, alerte aux travailleurs, le pouvoir économique qui était détenu par le fascisme est toujours entre ses mains. »
La réunion s’achève sur l’hymne national, accompagné du slogan « O povo unido »…

 

4 MAI
BARREIRO

Un magasin de vêtements :
affiches des élections législatives du 28 octobre 1973 des CDE (MDP –CDE, Mouvement démocratique portugais-Commission démocratique électorale, parti politique de gauche, fondé en 1969 pour rassembler l’opposition au régime):

« La voix des peuples dit non à la guerre »
« Pour la femme en lutte »

Librairie de Barreiro, en vitrine :

« Vie et mort de Lénine » (Robert Payne)
« Trotsky est vivant » (P. Naville)
« 1789, an un de la liberté » (A. Soboul)

 

O TEMPO E O MODO 
1963 : création de cette revue catholique de gauche (équivalent d’ « Esprit » en France)
1968 : s’opposant à la rédaction, les collaborateurs prennent la direction de la revue.
1969 : « Nouvelle série »
1974 : tirée à 8000 exemplaires. Le dernier tirage a été épuisé en un jour…
Sous le régime Caetano, la revue était tolérée. Depuis 1963, date de sa création, elle soutenait les étudiants et certains secteurs ouvriers. Le pouvoir ne pouvait pas la supprimer et ce, malgré les nombreuses tracasseries de la PIDE…

Après la tentative de coup d’Etat, à Caldas da Rainha, le 16 mars 1974, les officiers distribuent deux communiqués pour annoncer leur programme : revendications d’augmentation de salaires et restauration du prestige de l’Armée.
L’appareil militaire étant réactionnaire, il importe de distinguer la troupe (les soldats, fils du peuple), des officiers (issus, pour la plupart, de la bourgeoisie libérale), qu’il faudra convaincre de ne pas faire usage de leurs armes contre le peuple.

 

LES RAISONS DU COUP D’ÉTAT
Analysées par O Tempo E O Modo
1) Crise du capitalisme portugais : c’est en fait une crise internationale qui se répercute au Portugal. S’y ajoute une soit- disant crise de l’énergie. En Angola, Gulf Oil est capable de subvenir aux besoins du Portugal. Malgré cela, le prix de l’essence a doublé. En 1973, le coût de la vie avait augmenté de 20%.
2) Guerre coloniale : elle provoque le démembrement de l’Armée et la division des couches dirigeantes.
3) Réponse répressive aux luttes populaires qui se développent au Portugal et se sont accentuées depuis décembre dernier.
4) Faible contrôle des « révisionnistes » (Parti Communiste) sur les ouvriers, plus attirés par l’Extrême Gauche. Le Parti Communiste Portugais (PCP) a pour fonction de freiner les luttes ouvrières.

 

7 MAI, 22 heures, au Tele Jornal
…Libération  sur le petit écran de la télévision portugaise. Un gag ? Non, une surprise du Tele Jornal , qui présentait, commentaire à l’appui, la une de Libération du 3 mai…

 

« Les officiers miliciens au Portugal sont des étudiants ou d’ex-étudiants qui ont subi le processus de politisation de ces cinq dernières années. Ils ont joué un rôle important dans la politisation des officiers. »
Antonio Reis, avocat, « représentant » de la Révolution des Œillets à la RTP, la télévision portugaise.

 

1,5 Millions de Portugais à l’étranger
1,5 Millions de Portugais travaillent au Portugal
Peu de chômage
250 000 militaires
80 000 déserteurs
(chiffres officieux)

 

TV Porto, 10 Mai 1974 :
« Travail et sérénité consolident la liberté conquise par le pays »
« L’armée est avec le peuple comme un poisson dans l’eau »
(Mao Tse Dong)

 

10 MAI
PORTO

Des hommes et des femmes tirent et portent des balles de déchets de coton. Les femmes font exactement le même travail que les hommes. 48 heures par semaine. 114 escudos la journée pour les hommes. Pour les femmes, 68 seulement…
Revendication des travailleurs et des syndicats pour un salaire minimum : 6000 escudos par mois pour tous et pour certains, dans d’autres secteurs, un plafond à 10 000.

 

PORTO, Jornal d. Noticiais :
« Conseil de rédaction », composé de journalistes et parallèle à la direction du journal. Il faudra voir comment évolue le rapport des forces entre ces deux organes parallèles. Pour le moment, c’est le conseil de rédaction qui l’emporte. Il existe une commission chargée de se prononcer sur « l’épuration » au sein du journal.

 

10 MAI
RÉGION MILITAIRE DE PORTO
QUARTIER GÉNÉRAL

Sont présents un major, un capitaine, un sous-officier milicien, un Portugais d’extrême gauche. (La radio du bar, au mess des officiers du quartier général, diffuse Amsterdam  de Brel). L’un des officiers :
« Nous ne voulons pas intervenir mais les aider à penser les problèmes. »

« Nous voulons que ce programme, celui du Mouvement des Forces Armées, pénètre, soit appliqué dans toutes les structures. »
« Aider les masses défavorisées à s’exprimer »
« Action révolutionnaire progressive et non incontrôlée. »
« Nous sommes en faveur d’une révolution assez ouverte. »

 

SUR LA ROUTE DU RETOUR, ETAPE A MADRID,
RÉACTIONS EN ESPAGNE :
La Presse espagnole a rendu compte des événements se déroulant au Portugal, mais en insistant sur les différences de situation entre les deux pays.
Plus que les « mesures » gouvernementales, ce qui importe c’est que le peuple puisse réfléchir sur le « golpe » (coup d’Etat) du Portugal et que de cette réflexion germent des questions, des idées…
L’Espagne… ce n’est pas le Portugal. C’est un peu la thèse qu’a essayé d’accréditer la Presse espagnole qui a, malgré tout, assez bien relaté les événements. Effectivement, l’armée espagnole, à la différence de l’armée portugaise ne guerroie  pas Outremer, expérience qui, selon les officiers portugais eux-mêmes, a été fondamentale pour leur prise de conscience politique. La guerre civile espagnole a laissé ici des clivages profonds qui n’existent guère au Portugal. Le pourcentage annuel moyen du taux de croissance 1962-1972 est, selon l’OCDE (février 1974) de -0,41 au Portugal et de 1,06 en Espagne (0,96 en France).
La « Sociale » en Espagne n’atteint pas l’efficacité de la PIDE au Portugal et, une certaine libération culturelle (…) prévaut en Espagne.