Deuxième séjour

JUILLET-AOUT 1974

A travers le pays :
Setubal : un village de pêcheurs, Grandola : très politisée, Cabo de Sines : entre pêche et pétrochimie, Aljustrel : mines, Beja, Baleisao et Evora, elles aussi très politisées, Tras os Montes : la région la plus « arriérée », Minho : petites propriétés rurales et agricoles, mais aussi quelques industries, Matosinhos : industrie de conserves, Leixoes : port de pêche au nord de Porto.

 

Demandes de rendez vous :
- SOARES (ministre PS)
- CUNHAL (ministre PC)
- REGO (directeur de journal)
- Brigadeiro OTELO SARAIVA DE CARVALHO ( militaire, stratège du soulèvement militaire du 25 avril)
- ANTONIO REIS (avocat représentant le MFA à la RTP)
- PROFESSEUR CINTRA (universitaire)
- JOAO ALFERES (rédacteur en chef, Radio Renaissance)
- CAMPINOS (juriste, secrétaire d’Etat)
- SPINOLA (général président, RDV impossible)

 

LE B.A. BA DES CAPITAINES :
« Si on ne profite pas de cette victoire pour s’occuper des groupes économiques dans les deux mois, on est foutu ».
Antonio Reis

 

18 JUILLET 1974
PALAIS DES SPORTS DE LISBONNE
(beau bâtiment classique, crépi et orné d’azulejos, ces carreaux de faïence de couleur bleu)
MEETING DU MRPP (Movimento Reorganizativo do Partido do Proletariado, Mouvement pour la Réorganisation du Parti du Prolétariat, parti d’obédience maoïste, fondé en 1970) :
« Pain, paix, terre, liberté, démocratie, indépendance nationale »
« La semaine de quarante heures »
« Impérialistes hors du Portugal »
« Liberté pour le peuple, dictature pour les exploiteurs »
« Feu sur le révisionnisme »
« Nous exigeons la libération immédiate du directeur de Lutte Populaire (Saldanha Sanches, directeur de « Luta Popular », journal du parti)
« Retour des soldats et marins »
« Le peuple vaincra »
« Gloire au marxisme léninisme »
« …Et complète indépendance pour les peuples des colonies »
« Nous luttons pour la mobilisation de toutes les forces, en vue de la fondation du parti » (banderole rouge, lettres jaunes, derrière une table garnie de drapeaux rouges. La banderole est surmontée des portraits de Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao Tse Toung, sur fond rouge.
Environ 2000 personnes sont présentes.
Message de Saldanha Sanches.
Action du MRPP sous le fascisme.
Une partie de l’assistance est debout, poings levés, et hurle des slogans tels que : « Le peuple vaincra » ou « Libérez S.S. (Saldanha Sanches) ». Des drapeaux rouges sont agités.
Le MRPP donne une image du Portugal dont les Portugais ne veulent plus (une dictature -celle du prolétariat- qui en remplace une autre).
Des camelots passent dans les rangs, proposant boissons et gâteaux.
Beaucoup de jeunes sont présents, cheveux courts et bien habillés, ainsi que quelques vieux travailleurs.
Après chaque discours des « Vive le MRPP » s’élèvent de l’assistance.

Quelques jours après le 1er mai, les capitaines qui venaient d’abattre le fascisme assuraient qu’ils resteraient « vigilants » : on pouvait en douter. Mais, aujourd’hui, il faut bien se rendre à l’évidence : la tentative de « virage à droite » de l’ex- Premier Ministre du premier gouvernement provisoire, Adelino da Palma Carlos (16 mai – 18 juillet 1974), a été battue en brèche par le MFA qui, en fait, demeure la force agissante.

(PC…)

ETUDIANT MEMBRE DE « UNITÉ » :
Il est partisan d’une réforme générale et démocratique de l’enseignement. La grande majorité des écoles, dit-il, adhèrent à Unité. On peut donc essayer de faire cette réforme de l’enseignement et construire l’Association des Etudiants Portugais.
Perspectives :
-Référendum général et démocratisation de l’enseignement.
-Enseignement pour tous, au service du Portugal et des Portugais (impossible dans un régime fasciste).
-Campagne d’alphabétisation : le 25 avril n’est pas encore arrivé dans les provinces telles que Beira, Tras Os Montes ou Minho… Le MFA fournira le support matériel (tentes, camions, hélicoptères…)
Alphabétisation pour tous (37% de la population est analphabète, en particulier les plus de 45 ans), grâce à la méthode Paulo Freyre, adaptée par le professeur Cintra. Des brigades d’alphabétisation, composées d’une dizaine de personnes, étudiants, syndicalistes, professeurs, démocrates voient le jour. Elles s’adresseront à des groupes de quarante à cinquante personnes. En parallèle, des commissions d’éducation sanitaire sont également créées. Elles travaillent à la prise de conscience du peuple en le sensibilisant aux problèmes d’hygiène, de vaccination, de contraception, d’assistance maternelle et infantile. Ces brigades travaillent au recensement des besoins de la population : combien de médecins, d’hôpitaux, dans quelles régions ?
Ces programmes (alphabétisation et sanitaire) s’étalent sur une durée de quarante jours, leur but étant de faire participer la population au processus démocratique, par exemple, en lui livrant l’accès, grâce à l’alphabétisation, à la Presse écrite.
Et au terme de cette campagne ? On essaiera de laisser sur place des gens qui prolongeront ces initiatives.

ALJUSTREL

LES BOULANGERIES
Le 13 juillet 1974, le patron s’en va, laissant ses deux boulangeries à une dizaine d’ouvriers. Ils s’autogèrent et contribuent à éviter que la population manque de pain. Une fois leurs salaires payés, ils investissent l’argent gagné dans les deux entreprises. Au bout d’un mois, les salariés rencontrent le patron qui reste propriétaire des deux entreprises : ils préféreraient travailler avec lui, sous condition d’un salaire revu à la hausse. La « camara » (municipalité) est d’accord. C’est d’ailleurs elle qui, dorénavant, versera les salaires.

USINE ALENTO
Fabrication d’animaux en peluche et cuir.
60 ouvriers (35 aujourd’hui).
Le patron, Boris Von B., était un ancien nazi. Il est parti après le coup d’Etat. Depuis, la production, destinée exclusivement à l’export, ne se vend plus : le patron est parti avec le listing des clients et leurs contacts. Les ouvrières ne peuvent plus se procurer de matières premières.
Un Portugais est intéressé par le rachat de l’usine, mais des problèmes juridiques, liés à la disparition du patron, empêchent la transaction.

 

22 JUILLET
Le matin, visite chez un coiffeur portugais immigré en Belgique. Rencontre, ensuite, avec un épicier, dirigeant local du PS. Puis, sieste au sommet de la colline : on aperçoit les deux mines de pyrite (sulfure naturel de fer ou de cuivre), de vieilles arènes et l’immense plaine de blé et d’oliveraies du bas Alentejo.
En descendant de la colline, on passe devant un vaste parc ; il abrite les maisons des directeurs de la mine. L’entrée est nantie d’un marteau et d’une sorte de piolet croisés. Les citoyens d’Aljustrel ont écrit sur les murs, à l’encre rouge : « jardim publico » (jardin public).

 

MINES AU PORTUGAL
Pyrite : Alentejo
Wolfram : Nord
Sel : Algarve

 

TAVERNE DES MINEURS
C’est une petite maison basse qui dispose de deux salles : l’une pour la cuisine, l’autre pour le restaurant. La première fait songer au domicile d’un particulier. Ici, les mineurs viennent prendre un verre et se restaurer en dégustant les plats que leur prépare la tenancière. Avenante, elle regrette l’absence d’une langue commune qui nous permettrait à tous de communiquer.
On y demeure deux heures environ. Une bouteille de vin rouge frais et une autre de bière « Sagres » accompagnent de délicieux morceaux de lard très salés ainsi que du pain. Une seconde tournée suivra : vin et fromage cette fois…
Discussions de nature personnelle (famille, activités des uns et des autres…) et politique : le PCP, le PCF, l’extrême gauche…
Baltazar, topographe à la mine, condamne « les bourgeois d’extrême gauche » qui, avant le 25 avril, n’ont pas lutté aux côtés de la classe ouvrière et qui, aujourd’hui, prétendent être à leurs côtés : « ils ne sont pas des nôtres… ».
Légèrement ivres, nous gagnons la sortie. Baltazar insiste vivement pour que nous l’accompagnions chez lui, dans un petit village rural, situé à cinq kilomètres d’Aljustrel. Il nous précède en vespa.
Ce village est composé de petites maisons basses, alignées le long des rues pavées ou en terre battue. Tout le monde est assis sur le pas de la porte pour respirer un peu au terme de ces journées caniculaires. A l’entrée du village, « A casa do povo » (la maison du peuple), est très animée : de nombreux ouvriers agricoles sortent d’une réunion syndicale. Pas d’éclairage public. De nombreux enfants.

LA MAISON DE BALTAZAR
La maison de notre hôte, Baltazar, est une petite maison basse (composée d’une entrée et de trois ou quatre pièces) aux murs crépis de blanc. Sa femme, jeune et sympathique, s’occupe de l’enfant et ne participe pas à la soirée.
Baltazar nous reçoit dans sa cuisine, nous offrant vin blanc, bière, jambon cru, « bacalhau » (morue), pommes de terre à l’eau et œufs (le tout cuit ensemble) arrosé d’huile d’olive locale (extra). Tout en discutant politique, du PC, des déserteurs… nous partageons ce repas. Baltazar et Toni, un étudiant communiste de 17 ans, chantent la chanson des prisonniers de Caxias, Avante  (l’hymne du PC) et Grandola. Un mineur originaire du nord est également présent ; il a été ouvrier agricole en France. C’est le « lumpen prolétariat », comme dirait Karl Marx. Ambiance chaleureuse…
Baltazar est membre du PC depuis le 25 avri, mais il en était déjà très proche auparavant. Il œuvre dans le cadre de la CDE ; « C’est la première fois que j’ai des amis bourgeois révolutionnaires », dit-il lorsque nous prenons congé… On lui laisse l’entière responsabilité de cette assertion !

SIÈGE DU PC D’ALJUSTREL
Zé nous y attend. Il nous offre un cigare Havane et un porte- clé du PC. Puis, deux verres au café voisin (que nous ne parviendrons pas à payer). Zé, le permanent, et d’autres nous y accompagnent, dont Chico. Employé de banque à Lisbonne, il est présent dit-il, pendant quelques semaines à Aljustrel, afin de s’occuper des problèmes syndicaux et politiques de la cité. Il nous emmène ensuite aux deux boulangeries « autogérées » de la ville… (voir plus haut)
Chico nous héberge chez ses parents (son père est un ancien mineur). Ils vivaient dans un bidonville, mais le père a gagné à la loterie et a acheté cette jolie maison spacieuse. La mère, âgée et toute vêtue de noir, nous offre le petit déjeuner le lendemain matin. Dans la salle à manger, trône un poste de télévision.
Avec Chico et Zé, « visite » de la fabrique de jouets. (voir également plus haut)
A la mine de pyrite, auprès de l’un des « puits » : des ouvriers sont en train de manger, à l’ombre, assis sur des caisses, gamelle et flasque de bière à la main. Ils disposent de trente minutes avant de redescendre au fond, à 850 mètres ! Du puits, s’élève une vapeur malodorante et humide. En bas, un circuit d’air permet de respirer.
Le minerai est extrait puis broyé, calibré (tapis roulants concasseurs, poussières grises du minerai). Certains ouvriers portent un masque. Chico nous dira plus tard que la plupart meurt jeune, avant d’atteindre les 65 ans, âge de la retraite. Le médecin les met à la retraite anticipée uniquement lorsqu’ils sont déjà malades (silicose).
Alors que nous quittons la mine, un ingénieur belge, casqué, cassant et con comme un petit chef, admoneste Chico en portugais : a-t-il une autorisation ? Que fait-il ici ? Il nous raccompagne à la voiture et nous demande qui nous sommes :
« Encore des journalistes ! Sans doute de « l’Humanité » et non du Figaro. C’est à la mode en ce moment. »

Réponse des intéressés :
« Vous n’avez pas de chance, ni de l’un ni de l’autre. Merci de votre accueil ». Il monte dans sa voiture et démarre.
Chico : « J’ai vécu ici et je n’ai pas besoin d’autorisation. Ce serait plutôt lui qui devrait en avoir une. »
Pour saisir le contraste nous passons devant la splendide villa de ce petit adjudant avant de retourner à la mine, sans autorisation, chez les cousins de Chico : maison de trois pièces. Il en existe des plus petites, mais guère de plus grandes et ce, quelque soit le nombre d’enfants (jusqu’à 6 ou 7).

Plus tard, dans la journée, pot dans une taverne de mineurs. Retour à la voiture et déjeuner avec Chico et Zé : sardines grillées, tomates, vin rouge, eau, café et pousse-café. Encore une fois, impossible de payer.
Des forains s’assoient à côté de nous, fourbus et noirs de saleté. Deux adolescents paraissent particulièrement épuisés.

CHICO, TRANCHE DE VIE (verbatim) :
Mobilisé et envoyé au Mozambique le 13 mai 1971, dit-il. A Beira puis Nampula. Personne ne nous y attendait. On a dû aller à l’hôtel et payer. Au bout de dix jours, direction Cabo Delgado, attaché au commandant, assistant du Chef d’Etat Major du secteur. Ensuite, envoyé en opération commando comme observateur. Commandement d’un groupe spécial à Nica do Revonna.
Les volontaires « noirs » au Mozambique :
« Ce sont toujours des gens de la région, raconte-t-il. Ils assurent la propagande pour le recrutement dans les villages : les noirs aiment les uniformes et les lunettes… Pour les convaincre, on leur montre des photos de noirs en uniforme portant des lunettes…
J’ai parlé avec beaucoup d’ex- guerilleros et leur histoire est toujours la même. Ils disent :
« J’étais dans le commandement N°4 du FRELIMO (Frente de Libertaçao de Moçambique, Front de Libération du Mozambique). Embuscades contre les Portugais. Echec. J’ai perdu mon arme, alors j’ai rejoint les Portugais. Le FRELIMO est mauvais »
Ou bien :
« Le FRELIMO ne me donne ni à manger, ni des médicaments… »
Ou encore :
« Le FRELIMO a tué mes parents… »
Chico poursuit : « je dois la vie à deux ex-guerilleros, j’ai été blessé grièvement, sauvé, j’ai totalement confiance en eux. »

 

FRELIMO
(C’est un homme blessé par le FRELIMO qui donne son opinion au sujet du FRELIMO) :
« Organisation seulement reconnue par l’O.N.U et l’O.E.A (Organisation des Etats Africains). Son chef, Samora Machel, n’a pas été élu par le peuple.
Ce n’est pas un mouvement totalement représentatif du peuple mozambicain. Beaucoup de membres du FRELIMO sont des Makondes (sculpteurs d’ébène). Le FRELIMO est totalement lié aux chinois Toute l’aide provient de la Chine, via la Tanzanie. (Ils sont 75000 Chinois en Tanzanie). »
« Il existe d’autres mouvements de Libération du Mozambique, ainsi, exilé en Angola, le COREMO (avant le 25 avril) ; or, le FRELIMO tue leurs combattants ».

 

A BEJA, MILITANT SOCIALISTE :
Employé de banque, 35/40 ans.
Il est entré au PS après le 25 avril car, vu sa situation, c’était très dangereux avant. Il affirme être favorable à un socialisme à la Mitterrand et pense que l’entente PS – PC n’est que provisoire…
« Nous sortons d’une dictature de droite, dit-il, ce n’est pas pour retomber dans une dictature de gauche… »
Il reconnaît que le PC est le plus fort et le mieux implanté à Beja. Mais c’est parce que les gens sont dépolitisés. Au PS de Beja, les adhérents sont des employés, des médecins, des commerçants et même quelques grands propriétaires terriens…

 

ALENTEJO : Région sous-développée du Portugal. Société typiquement féodale. La classe moyenne n’existe pas ou presque. Il y a des grands propriétaires et des ouvriers agricoles, très peu d’industries, sauf les industries métalliques pour les machines agricoles et l’exploitation des eaux minérales…

 

Alvaro Cunhal :
(docteur en Droit et leader du PCP, cultivé, élégant et charismatique, longtemps exilé, à la suite d’une soi-disant « impossible » évasion) : « il est l’un des atouts de Spinola qui sait que pour avoir la paix sociale, le PC doit être représenté au gouvernement, affirme notre interlocuteur. Cela donne à ce parti la possibilité de soutenir les classes les plus défavorisées. Le PC est très utile, c’est le ballon d’oxygène de la société bourgeoise.»

« Le socialisme est une forme de religion laïque ».
(On se souvient de Sartre : « Le parti est un Ordre qui fait régner l’ordre en donnant des ordres. »)

Les colonies :
-Guinée Bissau ?
- « Elle doit être indépendante.
-Mozambique ?
Indépendance et ensuite fédération, si il le souhaite.
-Angola ?
Aurait dû être indépendant en 1960. C’est aux Angolais de décider. Mais ils ne sont pas préparés à choisir. Il faut une accélération de la politisation dans un délai maximum d’un an car, on ne peut poursuivre en invoquant l’excuse de la non préparation. Cette excuse a été répétée si souvent que l’on finit par y croire.»

Un éventuel retour du fascisme ?
« Si le fascisme revient, je pourrais vivre sous ce régime aussi. Sous Marcello Caetano, l’amélioration du sort des classes défavorisées était possible, mais très lentement. C’est un jeu. J’ai toujours fait plus ou moins ce que je voulais, mais avec beaucoup de limites.
Il y avait deux problèmes cruciaux sous Caetano : l’outremer et les monopoles.
Sous l’ancien régime, on craignait de parler publiquement. Et, je pense qu’un employé ne doit pas parler sans l’autorisation de ses supérieurs.
J’ai un peu peur du PC au Portugal : c’est la peur de l’inconnu.
 Je suis dépolitisé, j’ai une conscience politique déformée. »
Que veut-il dire ?

 

25 JUILLET
PC EVORA
Propos recueillis :
EVORA : population dépolitisée.
Le PS y a peu d’influence et ne respecte pas le mot d’ordre d’unité.
Présence d’industries à capitaux étranger, telles que Siemens (industrie électronique employant des ouvriers aveugles), Melka (entreprise suédoise de textile), mais aussi d’industries portugaises alimentaires.
Le PC d’Evora se compose à 70% d’ouvriers agricoles, 20% d’ouvriers de l’industrie et de 3% de petits propriétaires.
Evora est une ville bourgeoise dont l’essentiel de l’activité est agricole. Sur le plan universitaire, seules existent une université de sciences sociales, semi-publique (la plupart des étudiants est issue la grande bourgeoisie, à l’exception de deux étudiants PC) et une école technique, fréquentée par des fils de travailleurs qui représentent une grande partie de l’UEC. (Union des Etudiants Communistes).

 

LA PRESSE :
Les organes d’information sont aux mains des « grands capitalistes ». Le PC considère que cette incroyable liberté nouvelle a conduit à des abus dans un pays qui n’est pas socialiste : meetings, homosexualité, pornographie…

 

25 JUILLET
LISBONNE
« STADE DU 1er MAI »
MEETING D’APPUI AU M.F.A. ET AU GOUVERNEMENT PROVISOIRE
(Il s’agit du II° gouvernement provisoire, entré en fonction le 18 juillet 1974)

Partis : PC/ PS/ PPD/ MDP/ INTERSYNDICAL
Orateurs : Mario Soares (Ministre, Parti Socialiste), Miller Guerra (Indépendant), Joaquim Magalhaes Mota (Ministre, Parti Populaire Démocratique), un membre de la commission du MDP (Mouvement Démocratique Portugais) de Lisbonne et Alvaro Cunhal (Ministre, Parti Communiste).
A peine les trois quarts du stade sont remplis. La grande tribune, une partie des gradins et le parterre situé au pied de la tribune concentrent les militants du PS et surtout du PC.
Derrière, le public est beaucoup plus clairsemé et moins démonstratif.
Forêt de banderoles et de drapeaux rouges. Très peu d’étendards portugais. De chaque côté de la tribune officielle deux banderoles :
« VIVE LE MFA »
« FERME APPUI AU NOUVEAU GOUVERNMENT PROVISOIRE. »

La foule est considérablement moins dense que lors du 1er mai et, mise à part une jeep et quelques soldats portant le foulard rouge, l’armée en tant que telle est absente.
Le « 1er mai » avait célébré le 25 avril ; le 25 juillet célèbre ce « nouveau 1er mai » que constitue la solution de la crise du Gouvernement Provisoire N°1.
L’orchestre de cuivres installé dans la tribune interprète « Avante », l’hymne du P.C., repris en chœur par la foule puis, un autre chant, l’hymne du PS ?
Mario Soares, le premier orateur, développe essentiellement trois thèmes : ce sont les trois têtes de chapitre du programme du Gouvernement Provisoire N°2 et du MFA. (« Démocratiser », « Décoloniser », « Développer »).
Le discours du Ministre des Affaires Etrangères, Mario Soares, est entrecoupé de slogans repris par la foule.
« FIN DE LA GUERRE COLONIALE »
« ASSAINISSEMENT » (« SANEAMENTO »)
« SOCIALISME »…
C’est le passage consacré à la décolonisation que Soares développe le plus.
Quel orateur ! Il fait preuve, en effet, d’un remarquable talent oratoire et d’une habileté politique certaine. Son discours est martelé d’une voix forte et sûre, ponctué de mouvements des mains et des bras. Les phrases sont courtes, simples et percutantes.
Rien ni personne ne sont oubliés : ni la référence au MFA (tous les orateurs satisferont à cette mention du MFA dans leur discours) ni le PC (unité), pas davantage le pluralisme des partis, nécessaire pour assurer l’existence d’une véritable démocratie. Sont également évoqués les mouvements de libération, l’épuration, le Premier Ministre, le Président de la République…
Le professeur Miller Guerra parlera brièvement des « indépendants », ceux qui ne sont pas affiliés à un parti…
Magalhaes Mota, ministre du PPD est peu applaudi et suscite même quelques sifflets…

 

(Dans le carnet de notes, suit un long extrait d’une lettre à l’ami, futur journaliste, qui accompagne l’auteur pendant la première partie de son séjour estival et qu’il reconduit à Bayonne avant de revenir au Portugal.)

Lisbonne, le 2 août 1974

Mon cher F.,

Plus d’une heure pour parcourir les trente kilomètres qui séparent Bayonne de la frontière ! Dès le départ, j’ai donc maudit cette horde de touristes qui s’apprêtaient, en ce dernier jour de juillet, à envahir l’Espagne… Heureusement, ils se sont raréfiés par la suite et j’ai pu atteindre Burgos avant de dormir dans la voiture. Les auto-stoppeurs faisaient relâche ; j’ai traversé l’Espagne tout seul.

A la frontière luso-espagnole, un douanier portugais s’est porté candidat au voyage à Lisbonne. J’ai bien entendu accepté de le convoyer, ce qui m’a valu les saluts, sourires et remerciements de ses collègues, oubliant du coup de me soumettre aux formalités d’usage.
Mon passager m’a d’emblée fait remarquer une tente (installée à la frontière depuis notre précédent passage) : elle abrite une permanence du PS portugais. Gagnant 600 Francs (90 euros) par mois, il s’empresse de me préciser qu’il n’est affilié à aucun parti et est favorable à l’existence de tous, y compris du Parti communiste. Bien qu’il ne soit pas attiré par ce parti, il admet que d’autres puissent l’être.

Ce douanier m’a dissuadé d’emprunter la route habituelle (Guarda, Viseu, Coimbra, Lisbonne) et recommandé un nouvel itinéraire : un chemin certes plus pittoresque et moins fréquenté, mais fort éprouvant. En prélude, la voiture a quelque peu bégayé au fil de ces routes difficiles : elles s’enroulent au flanc de ces montagnes qui s’élèvent au sud de Guarda. Foyers traditionnels d’émigration, les villages blancs de cette région abritent une population déshéritée : pauvres maisons, gosses en guenilles, paysans juchés sur des ânes faméliques…
La route, ensuite, parcourt quelques kilomètres au milieu de deux rangées d’eucalyptus ; elle surplombe le Tage : le fleuve, d’un bleu profond coule au creux d’une gorge dont les parois abruptes se découpent dans une terre ocre, plantée de jeunes oliviers verts. C’est simplement beau.

Puis au nord d’Evora, c’est le nord du Haut Alentejo… Tu connais, n’est-ce pas, cette mer plate, modérément agitée par quelques vagues que forment de modestes collines plantées d’arbres. Et cette chaleur d’enfer qu’aggrave ce vent sec et brûlant qui, sur son passage, dessèche tout. Un peu plus loin, le barrage de Montargil, dont les eaux irriguent toute une région de ce fait verdoyante, prodigue quelque fraîcheur. Enfin, au-delà du Ribatejo, l’air de la mer ressuscite le voyageur.

Pause-bière au cours de ce périple. Quelques Portugais attablés en ce café demeurent un tantinet perplexes devant ce spectacle : un douanier sanglé dans son uniforme, coiffé de son képi et inondé de sueur, flanqué d’un énergumène hirsute, dépenaillé et… en culottes courtes. La chaleur torride, en effet, imposait le short.

Je suis donc arrivé hier soir à Lisbonne, soit environ 24 heures après t’avoir quitté à Bayonne. Mais, un jour plus tard, je n’ai toujours pas réussi à contacter José Manuel, malgré cinq appels téléphoniques et deux visites à Radio Renaissance (mais Joao est absent aujourd’hui comme par hasard). Actuellement, je l’attends, au Ministère de l’Information en espérant qu’on lui a transmis mon message.

J’ai bavardé longuement au début de l’après-midi, avec la jeune fonctionnaire du Ministère que je trouvais jolie (tu t’en souviens)… A peine 22 ans, étudiante en Droit, elle travaille ici à mi-temps. Elle exprime des opinions politiques de gauche.

Elle m’a révélé un certain nombre de faits relatifs à ce ministère qui me semblent importants. Ainsi, le major O., nouveau ministre de la communication sociale (Information) serait un homme de droite, nommé à ce poste à l’instigation de Spinola. Il aurait déjà limogé un haut fonctionnaire notoirement anti-fasciste, nommé par le précédent ministre, Raoul Rego…

Kurt Waldheim (ONU) est arrivé ce matin à Lisbonne : son voyage avait été retardé en raison des événements de Chypre. Je me suis fait établir deux cartes d’accréditation spécifiques : l’une permet d’approcher Waldheim à la sortie des entretiens, l’autre (en principe réservée aux photographes) autorise l’accès sur la piste à l’arrivée et au départ de l’avion, l’entrée au début des dîners officiels… Je vais peut-être aller, ce soir, assister à l’arrivée des invités du dîner qu’offre Soares à Waldheim.

La Presse portugaise titre à la une sur cette visite, qui succède à la déclaration de Spinola sur « l’indépendance » des colonies, déclaration que certains journaux qualifient de « nouveau 25 avril. »

(La suite de la lettre, de nature personnelle, n’offre guère d’intérêt particulier.)

 

Dans l’Alentejo, beaucoup de terres ne sont guère cultivées : certains grands propriétaires en usent comme d’une réserve de chasse. Le profit est immédiat et cette activité ne nécessite aucun entretien ni personnel. Mais une nouvelle loi sur la chasse est attendue qui devrait régler ce problème. Il arrive que certaines de ces terres soient cultivées, mais pour protéger le gibier et donc la chasse. Lorsqu’un ouvrier agricole demande à cultiver une parcelle de terre, le grand propriétaire exige une rente ou une partie de la récolte.

 

6 AOUT
ALMADA
SIEGE DU PS
7 Militants :
- Homme d’une cinquantaine d’année. Il appartenait au groupe qui organisa, en 1958, la campagne de Delgado. N’a jamais été arrêté…
- Technicien agricole (né en Alentejo). A Almada depuis six ans, il travaille à la mairie de Lisbonne. Il ne conçoit ni la propriété privée des moyens de production, ni le socialisme sans la liberté et refuse la dictature du prolétariat. Anti- fasciste, il n’avait, avant le 25 avril, jamais eu d’activités militantes.
- Homme de 35 ans (né dans l’Alentejo). Très jeune en politique. Jusqu’à l’âge de 20 ans, il habite Beja. Sur 42 mois de service militaire, il en effectue 27 en Guinée. Son service accompli, il quitte Beja pour Lisbonne où, actuellement, il est employé de bureau.
Pour lui, il n’y a pas eu de problèmes « Blanc-Noir »… Il était l’ami d’une personnalité du PAIGC (mouvement de libération de Guinée Bissau) qu’il a par la suite retrouvée à Lisbonne.
A force de travail, il réussit à faire une classe de 3ème puis, il intègre la fonction publique avant de poursuivre ses études. Aujourd’hui, il travaille dans une agence de voyages car, il ne voulait pas être un rouage du système précédent.
Ce n’est que depuis 68-69 qu’il « associe », dit-il, le PS et Mario Soares. Il milite, depuis le 25 avril, au PS car le PC, bien qu’il y ait des amis, ne correspond pas à ses idéaux. «On adhère à un parti, pense-t-il, non par intérêt mais par idéal ».

- Un menuisier : il travaille à la CUF (Companhia Uniao Fabril, industrie chimique) depuis 31 ans.
« Sous le régime fasciste, on travaillait sans arrêt et on ne voyait jamais l’argent, dit-il.
On n’avait même pas le droit de faire des collectes pour un camarade malade, afin de suppléer aux carences de la sécurité sociale et du salaire. »

- Un intendant sur un bateau de la marine marchande : « nous avons toujours eu un salaire misérable ». Contrat de travail : « seulement des devoirs, pas de droits ».
Depuis le 25 avril, réajustement de salaire et nouveau contrat de travail à l’étude.
Son père était socialiste à Almada. A 16 ans, il avait lu le livre « Ce qu’est le socialisme ». Depuis, il a lutté pour un socialisme de la classe ouvrière contre le capitalisme. Il fait partie avec son père d’une commission lors des élections et de la candidature de Delgado en 1968-1969. Il luttera pour le socialisme « jusqu’à la mort ».

- Un employé de bureau :
Salazar : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. »
« J’ai toujours été contre Salazar et ensuite contre son successeur, Caetano. Je faisais partie du syndicat des employés de bureau. Après le 25 avril, il adhère au PS car, pense-t-il, « ce parti est plus proche de mes idéaux. »

- Un cadre dans un groupe d’entreprises (ciment et construction) : il est responsable de la formation du personnel. Son histoire est faite de hauts et de bas. Première expérience à 23 ans. Participe à la campagne de Delgado qui réclame une enquête sur la torture.
Il effectue son service militaire de 1961 à 1964, s’occupe de la coopérative culturelle « Pragma ». En 1968-1969, il participe à la CDE. Lié, ensuite à la coopérative des consommateurs ; il y est le seul non-communiste. Puis, il arrête son activité politique suite à un désaccord avec le PC auquel il reproche une certaine rigidité idéologique.

 

8 AOÛT 1974
PALAIS DE SAO BENTO, ALVARO CUNHAL (Ministre d’Etat)

À l’heure dite, 9 heures 30 précises, la porte du cabinet du ministre d’Etat s’ouvre et Alvaro Cunhal nous accueille. « O senhor doutor », monsieur le docteur, il est docteur en Droit, parle un français précis et nuancé.

- Quels sont les rapports entre Junte de Salut National (junte militaire qui s’est emparée du pouvoir le 25 avril) et les divers organes qui, désormais, gouvernent le pays ?
- Le pouvoir est constitué par l’ensemble de ces organes dans leurs rapports et dans leurs contradictions. Pour la solution de problèmes concrets, il n‘y a pas de réponse, mais des réponses. C’est un pouvoir qui n’est pas très homogène. C’est un pouvoir partagé, complexe : c’est une coalition sociale et politique de forces très larges et contradictoires, voire antagonistes, qui gouverne le pays. Cela pose de très graves problèmes. Nous n’avons pas un régime démocratique mais une situation démocratique provisoire.
Le programme général fixe une ligne commune. Mais, les problèmes concrets font apparaître des points de clivage. Il existe des libertés très larges, mais qui seront réduites car, elles vont être institutionnalisées. Le problème est de savoir quelles seront ces limites. Le moins visible est le Mouvement des Forces Armées mais c’est peut être le plus fort. C’est une force d’intervention.

- Faut-il dissoudre la JSN ?
- il faut se référer à la Loi constitutionnelle : tous les secrets y sont, un peu comme dans les horoscopes.

- Quid du MDP ?
- C’est une formation originale, comme elle l’était déjà sous le fascisme. Une forme unitaire d’organisation ; elle était nécessaire car, sous le fascisme, les partis n’existaient pas.
Le MDP a joué un rôle important dans les dernières années. Les militaires s’en sont inspirés pour le MFA qui est doté d’une organisation originale. C’est un mouvement très large, démocratique (une assemblée de 100 officiers sous le régime fasciste, à la différence des réunions de conspirateurs.)
Le 25 avril, le MDP apparaît comme l’organisation politique forte de la base la plus large. Le PC et le PS avaient déjà des membres au sein du mouvement. Le MDP, c’est le parti communiste déguisé disent les socialistes. Ils essaient d’empêcher le MDP… La majorité des gens du MDP n’est ni du PC ni du PS, c’est une grande masse de démocrates qui n’ont pas encore choisi. Nous pensons que ce mouvement a encore un rôle important à jouer. Il n’a pas été écarté comme mouvement dans le gouvernement provisoire, mais parce qu’il n’a pas proposé quelqu’un d’acceptable.
Même si tous les membres du PC sortent du MPD, il restera tout de même le deuxième parti du pays. Beaucoup de commissions démocratiques sont venues du MDP.
La force organisée du PC est plus réduite que tout ce courant.

- Une certaine partie de la classe moyenne est attirée par le PC ? Les élections législatives sont-elles proches ou lointaines ?
- Le temps peut jouer, ce sera un processus très irrégulier. Il y aura des avancées et des reculs politiques. Les problèmes économiques seront très graves. Il y aura des mouvements, des reclassements. Nous ferons sûrement des erreurs.

- Pouvoir politique et pouvoir économique ?
- Le sabotage économique : des armes financières sont utilisées comme armes politiques. Mais on ne reviendra pas en arrière. J‘ai confiance. Le pouvoir politique n’a pas l’appui des banques, mais l’inverse est aussi vrai. Nous sommes encore loin de la nationalisation des banques privées. L’intention de sabotage des grandes entreprises est moins visible que celle des banques. Les militaires n’ont pas d’attache avec la grande finance. Les mesures économiques de fond ne sont pas possibles actuellement dans ce gouvernement provisoire. Tout dépend du processus révolutionnaire.
C’est un jeu dangereux pour le Portugal, chargé de menaces latentes.

- Un programme commun des forces de gauche est-il envisageable?
- La question ne se pose pas en ce moment. Au meeting réuni au stade de Lisbonne, on criait ce slogan : «la gauche unie ne sera jamais vaincue. » En ce moment, la gauche unie serait vaincue. L’isolement de la gauche signerait son écrasement. Il faut des alliances plus larges. Le MFA face à l’unité populaire et l’alliance du mouvement populaire avec le MFA. Le MFA était composé d’officiers supérieurs ; ils reflétaient le mécontentement du régime antérieur.
Leurs préoccupations ont convergé, le 25 avril, avec les aspirations du mouvement populaire. C’est un équilibre instable : il faut éviter les ruptures lorsqu’elles peuvent être défavorables. Etre très prudent dans l’audace.

- Comment analysez- vous la répression, hier soir, de la manifestation du MRPP (maoïste) par les militaires ?
- Les militaires veulent s’affirmer, en usant d’une force excessive, ce qui n’est pas permis. Le MRPP n’est pas la seule cible. C’est une façon indirecte de toucher d’autres cibles. Nous, nous défendons de très larges libertés, mais nous perdrons pas mal de batailles.
Cependant, il faut respecter les lois. Les jeunes de ce mouvement sont sincères, mais ils font de la provocation politique. Le MRPP a perdu du terrain, car il est en dehors de la réalité. Il fait un peu de la démagogie sociale.

 

ALVARO GUERRA
Ancien journaliste de Republica, il a vécu en France. Il était informé, dit-il, de la préparation du 25 avril. Responsable du journal télévisé.

 

10 AOÛT
SETUBAL,
MAISON DES PÊCHEURS
Avant l’avènement du régime salazariste, les pêcheurs de Setubal avaient l’une des meilleures organisations coopératives d’Europe. Les bateaux leur appartenaient. Solidaires, ils soutenaient tous les mouvements de grève (dans tous les secteurs) à Setubal. Les produits de la vente de chaque bateau étaient additionnés et partagés. Par ailleurs, ils avaient bâti un quartier ouvrier puis, une fabrique de conserves. Les noms de bateaux : Malatesta, Bakounine, Zola, Kropotkine… sont évocateurs, ce sont des noms de personnages « altruistes ».
Lors de l’arrivée au pouvoir de Salazar, tout a été détruit. Il a fomenté le désordre dans les coopératives de pêcheurs : dissolution mais aussi, intégration de certains éléments ayant pour conséquence la désunion des coopérants. Le fascisme a pris la direction de cette maison : l’Association maritime de la classe des travailleurs de la mer est devenue avec le fascisme « Casa dos pescadores », maison des pêcheurs.)
Jaime Rebelo, « l’homme à la langue coupée », a beaucoup œuvré pour cette Maison des pêcheurs. C’est lui qui a présidé la première assemblée générale après le 25 avril.
Avant l’avènement de Salazar, il y avait, dans cette maison, une école pour les enfants de pêcheurs ; c’était la meilleure de Setubal. Le système coopératif de la pêche avait commencé à se détériorer, mais cela a empiré sous la dictature. L’âge de la retraite fut fixé à 68 ans et le montant de la pension était extrêmement faible.
Après la mort de Salazar, on déduisait du produit brut de la pêche 9,4% pour la sécurité sociale.
Auparavant, la salle de réunion était toujours fermée. Aujourd’hui, il y a des réunions : ce sont des pêcheurs (au nombre de 300, moins qu’en 1940) qui le demandent. Depuis le 25 avril ont fleuri des revendications, entre autres salariales car, jusqu’alors, il n’y avait pas de statut de pêcheur, ni de législation qui défende leurs intérêts. L’équipage n’avait aucun droit : le patron pouvait s’en séparer si le bateau ne sortait pas, faute de poissons.

 

(Nouvelle lettre au même ami que plus haut)

Cher F.,

En ce milieu du mois d’août, Joao, le rédacteur en chef de Radio Renaissance, est venu passer la journée là où nous sommes : une vieille ferme (à 40 kilomètres de Lisbonne), entourée de pins et disposant d’une piscine d’eau douce. La mer est à deux kilomètres. Il m’a remis ta lettre : merci pour la rapidité. J’ai apprécié le style alerte et plaisant.

Pour ma part, 24 heures après t’avoir quitté, j’arrivais à Lisbonne anxieux (eh oui !) de retrouver J. M., mon ami journaliste. Le lendemain, c’était chose faite et depuis, je jouis de son hospitalité dans le cadre que j’esquissais plus haut. J’y reste jusqu’au 25 août et, crois-moi, nous n’aurons pas encore eu le temps, à cette date, de tout faire…

L’ambiance est bonne. Nous déjeunons dehors et le calme de cette pinède me permet d’oublier le tohu-bohu et le vacarme parisiens. Beaucoup d’invités défilent, qui, pour un déjeuner, qui, pour quelques jours. Ce fut le cas d’un astronome français et trois professeurs de la même « nationalité ». Grâce à eux, d’ailleurs, il se peut que des portes s’ouvrent pour nous, pour « bavarder » au sujet du Portugal. De plus, séjourne actuellement à la ferme, le copain de Libération en stage à Radio Renaissance. Il est arrivé accompagné d’un avocat brésilien et de deux femmes journalistes françaises.

J.M. et moi travaillons comme des fous et nos rendez vous nous laissent à peine le temps de dormir. Mais cela en vaut la peine.

Grâce à la « demoiselle » du Ministère de l’Information, nous avons été reçus pendant une heure (et c’est beaucoup) par Alvaro Cunhal (leader du PC et Ministre d’Etat) à Sao Bento (palais du Premier Ministre)… C’est un type fascinant. Impressionné par la chaleur humaine, l‘intelligence et la ténacité de cet homme, je comprends mieux l’impact qui est le sien sur le peuple portugais. C’est clair, notre Marchais ne lui arrive pas à la cheville. Si le protocole (et une plaisanterie de J. M.) ne m’avait contraint à l’appeler « monsieur le Ministre », je crois qu’à l’issue de l’entretien, je l’aurais volontiers gratifié d’un vieil « abraçao » (accolade) des familles.

Quant au fond, il nous a tenu des propos nuancés et nous a fait quelques « révélations » (si j’en crois des copains journalistes portugais), dues sans doute au fait que l’interview était off record. Schématiquement et pour te tenir au courant, il y a, à mon avis, quatre points importants à retenir :
1- « Nous n’avons pas un régime démocratique mais une situation démocratique provisoire. »
2- Dans l’état actuel des choses, le PCP est hostile à un éventuel « programme commun ».
3-A son avis, aujourd’hui, « la gauche unie serait vaincue. »
4- Sa prise de position nuancée au sujet d’une manifestation du MRPP (maoïste), empêchée par un extraordinaire déploiement de blindés place du Rossio, à Lisbonne, après l’interdiction de Lota popular, organe de ce groupe. Mon opinion concorde avec celle de Cunhal : par cette démonstration de force, le MFA vise d’autres cibles que le MRPP. (Je pense cependant que cette importante concentration de véhicules militaires et de soldats pourrait bien constituer une grave erreur politique.)

Ce Cunhal-là s’est aussi avéré un habile politicien, conscient à la fois des erreurs du PCP, des contradictions du pouvoir actuel et des risques qui voilent l’avenir. Un véritable orfèvre, chaleureux, subtil et convaincant.

Par ailleurs, nous avons vécu un après-midi fantastique au siège du Mouvement Libertaire Portugais. Il compte un millier d’adhérents, nous dit-on. Il est l’héritier d’une solide et vieille tradition anarcho-syndicaliste, qui a marqué l’histoire du Portugal dans les années 20. Au sein de ce mouvement cohabitent deux générations que cinquante années séparent : les vieux chefs historiques anarcho-syndicalistes (70 ans) et les jeunes anars (20-25 ans). Entre les deux quelques hommes d’une quarantaine et d’une cinquantaine d’années, mais très peu. Nos interlocuteurs : José Francisco, des jeunes, le responsable de la parution (grâce à une coopérative) du journal et Emilio Santana, vieux lion de l’anarchisme et participant au seul attentat connu contre Salazar. Et, pour la première fois, dit-il, il dessine devant nous un plan des lieux et nous raconte avec de menus détails l’attentat manqué… Mémoire prodigieuse de l’homme d’action… Chacun de ceux qui nous font face totalise des dizaines d’années de prison, de déportation, de torture… Ils ont été avec les militants du PCP les seuls résistants au fascisme et peu de « camarades » de leur âge, de ce fait, sont encore en vie…

Quelques jours avant cette rencontre, pour nous mettre dans le bain, nous avions discuté à Setubal (nous y avons dîné ensemble, c’est un port de pêche et une ville d‘industries, à 40 kilomètres de Lisbonne) avec le représentant de la maison des pêcheurs. Avant l’instauration du fascisme, celle-ci, sous une autre appellation était une coopérative dont le perfectionnement n’avait pas d’équivalent en Europe. Les anars y étaient présents et les bateaux de pêche s’appelaient alors Bakounine, Kropotkine, Zola … Puis, il y eût Salazar…

Par ailleurs, nous avons assisté à des réunions de mairies et inter-mairies, du PS… rencontré un ancien dirigeant de la LUAR (organisation active contre Salazar), un ancien « milicien » (« appelé ») qui, en 1962, avait des contacts avec le PAIGC (Guinée)… Nous avons aussi revu la Secrétaire d’Etat que j’avais rencontrée à Paris : elle est très critique à l’égard d’une campagne d’alphabétisation un peu prématurée et donc improvisée, et qui pâtit, semble-t-il, des manœuvres de la « réaction » en général et de l’Eglise en particulier.

La « réaction » justement commence, semble-t-il, à montrer le bout de son nez : affiches, conversations privées, fuite de capitaux (si l’on en croit Republica)…

Après-demain, nous avons rendez vous avec Jorge Campinos (Secrétaire d’Etat), le directeur du tourisme, le Secrétaire d’Etat à l’émigration… Tout cela, au prix d’innombrables appels téléphoniques et heures d’attente (je suis claqué). Hier, Raul Rego (ancien ministre) n’était pas au rendez vous et, nous avons déclaré forfait. Aujourd’hui, nous avons attendu des heures le directeur de l’information télévisée qui, épuisé, n’avait d’ailleurs pas grand chose à nous apprendre. Heureusement, cette attente m’a permis d’interviewer quelqu’un qui se trouvait dans la même situation que moi, paraît-il l’un des plus illustres cinéastes portugais actuels. Je réserve mon jugement à cet égard car, je ne connais pas ses films. Politiquement, il me semble intéressant.

Nous partons à Porto. Au retour, nous verrons Balsemao et, peut-être, s’il se décide, le brigadeiro (Otelo Saraiva de Carvalho).

(fin de la lettre à F.)