LE BUVEUR DE LUNE / L’ECUME DES NUITS

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LE ROCK CHINOIS
CUI JIAN

Octobre 2002.

La cassette avait déjà beaucoup servi !

C’était, m’avait-on prévenu, du rock chinois. J’ignorais jusqu’alors que cela existât. En 1989 la Chine était, depuis belle lurette, délivrée des démons de la Révolution culturelle et de ces opéras révolutionnaires, imaginés pour l’édification des masses. Pourtant, l’Orient était rouge encore. Le rouge sang commençait à ternir, mais les gérontes au pouvoir, gavés de la pensée-Mao-Tsé-Toung, imposaient leur loi à plus d’un milliard de Chinois. Sceptique, j’écoutais les deux titres de la cassette.

ICI, on écoute « Ce n’est pas moi… »

Heureuse surprise ! C’était un rock chanté en chinois mâtiné d’influences diverses, comme le jazz, et coloré par la tradition. Une musique originale.

Le groupe s’appelait Ado et le chanteur Cui Jian, C-U-I et J-I-A-N transcrit dans notre graphie. Aucun rocker n’étant jusqu’alors sorti de Chine Populaire, on décida de les convier au Printemps de Bourges. Suivirent plusieurs mois de négociations complexes : le rock était officiellement considéré comme une « pollution spirituelle ». Cui Jian m’adressa quelques photographies du groupe prises en octobre 1988, place Tien An Men, sous le portrait de Mao ! Comme souvent, les services consulaires français se firent priés pour délivrer les visas. Jusqu’à la veille du jour prévu pour le départ, on resta dans l’expectative.

ICI, on écoute un nouvel extrait de « Ce n’est pas moi… »

Enfin, Cui Jian vint. Entouré des cinq musiciens de Ado, il joua à Bourges le 2 avril 1989, partagea un déjeuner avec Jack Lang, ministre de la culture et visita Sancerre. Il revint à Paris, assista à plusieurs concerts et rencontra divers musiciens. Il découvrit l’existence du droit d’auteur, invention française, qui permet à un créateur de vivre du fruit de ses œuvres et il s’inscrivit à la Sacem (Société des Auteurs Compositeurs Editeurs de Musique). En Chine, il sera ensuite un militant de ce droit et un adversaire résolu de la piraterie. Au cours de ce séjour en France,  il suscita un rare engouement médiatique et devint un objet de curiosité : « en deux jours, me dit-il, j’ai rencontré ici plus de journalistes que dans toute ma vie en Chine. »

Originaire de la minorité coréenne de son pays, Cui Jian est de petite taille, le visage impassible animé d’un regard vif et pénétrant. Il a reçu une formation classique avant de découvrir le rock. A 28 ans, il avait, malgré les tracasseries du régime, déjà conquis, de sa voix âpre et rude, le cœur de ses jeunes compatriotes : depuis un mémorable concert au stade des travailleurs, à Pékin, en mai 1986, sa chanson « Ne rien avoir » -que tout le monde finira par chanter- avait commencé sa ronde dans les consciences d’une jeunesse avide. Et la jeunesse en Chine compte quelques centaines de MILLIONS d’individus !

ICI, on écoute « Ne rien avoir

C’est en 1986, que Cui Jian, trompettiste classique, écoute pour la première fois du rock : une cassette compilant des œuvres des Stones, de Prince, Supertramp, Police et autre ACDC. Mais deux ans plus tard, la Presse occidentale se fait déjà l’écho de l’avènement d’un jeune rocker au pays des communes populaires : « China’s hottest rock star » proclame Newsweek, le 8 février 1988.

En Chine, les paroles de ses chansons suscitent la controverse : elles évoquent l’aliénation de la jeunesse, ses frustrations politiques, sociales et sexuelles. Il retrouve ainsi cet esprit de rébellion du rock originel tout en restant profondément enraciné. Explorant les apparentements entre musique chinoise, rock, blues et jazz, il chante dans sa langue. C’est l’alliance du suona, le hautbois chinois, et de la guitare électrique. Il joue ici et là, au gré des aléas : au mieux, sa musique est tolérée ; au pire, il doit attendre et se taire.

En France, il demeure trois semaines puis s’envole pour Pékin où il m’invite « à voir, dit-il, l’autre moitié de mon visage. » Là-bas, les étudiants sont en colère. Pour eux, il chante place Tien An Men ce rock relatif à l’aliénation, intitulé « Un morceau de tissu rouge ». Voilà qui nourrit sa légende auprès des jeunes, et simultanément, irrite le pouvoir. Les autorités ne lui pardonneront pas. Elles ont la mémoire longue : depuis treize ans, ses concerts demeurent interdits à Pékin et à Shanghai, sauf en de petits lieux. On ne le voit guère à la télévision ; on l’entend rarement sur les ondes.

Pourtant, il a enregistré quatre albums vendus à douze millions d’exemplaires ! Sans compter, dit-on, les cent millions de disques pirates !

Il a exploré les pistes nouvelles du rap, du hip- hop et de la musique électronique.

ICI, on écoute « The 90’s »

Aujourd’hui, Cui Jian reste à l’avant-garde. (jingle…) « L’esprit du rock, c’est le rejet du passé », dit-il à Libération, en janvier 1990. Agitateur d’idées, auteur-compositeur-interprète, producteur et acteur, il a aussi composé la bande originale de plusieurs films et la musique d’une comédie musicale. On l’a entendu en Asie, aux Etats-Unis et en Europe. Douze ans après son premier séjour, je l’ai retrouvé, à Paris, avant un concert au Divan du monde.

« Père du rock chinois » -l’étiquette l’agace- il a engendré de nombreux épigones, qui s’illustrent dans tous les styles. Les textes de quelques-unes de ses chansons ont été publiés dans une « Anthologie de la littérature chinoise depuis 1949.» (fin du jingle). Il est également au cœur de la thèse d’anthropologie sociale, soutenue en 1999, par Catherine Capdeville-Zeng et publiée par Les Indes savantes, en 2001, sous le titre « Rites et rock à Pékin, tradition et modernité de la musique rock dans la société chinoise. » (ambiance stade). En août dernier, il a inventé le premier festival de rock chinois. Des millions de fans connaissent ses chansons par coeur. Il demeure la seule véritable rock star de la Chine continentale, et on l’appelle couramment « Lao Cui », signe d’affection et de respect.

En 2000, l’un des journaux du Parti reconnaissait que Cui Jian est « la seule personne en Chine qui puisse unir –en chanson- (ambiance stade en délire) un stade de 30 000 jeunes en délire. » Pourtant, ce-dernier entend rester pur et résister aux pressions politiques comme aux tentations du profit. « Certains, dit-il volontiers, sont devenus esclaves de la musique occidentale, d’autres regardent vers l’orient. Je leur dis à tous : allez-vous faire foutre et soyez vous-mêmes. »    

ICI, on écoute « Buffer » (extrait)