LE BUVEUR DE LUNE / L’ECUME DES NUITS

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LE REBETIKO
VASSILIS TSITSANIS
(GRECE)

Septembre 2002.

C’était au milieu des années 70, un petit livre consacré à Mikis Théodorakis, ce musicien grec embastillé par la dictature des colonels. L’auteur y évoquait un genre qui influença le compositeur et la musique populaire grecque, le rebetiko. On discute encore de ses origines, mais il est certain qu’on le débusque, aux alentours des années 20, dans les villes d’Asie mineure. Il est alors l’expression privilégiée d’un sous-prolétariat urbain de « truands » et de « mauvais garçons » qui se qualifient eux-mêmes de rebetes, rebelles. Le rebetiko, c’est le blues ou le tango de la Grèce. Son univers, c’est le monde interlope  de la rue et des ports, des tavernes, des tripots de jeu et des teke, les fumeries de haschich, de la contrebande et des femmes… Ses adeptes se singularisent par la pratique d’un langage et par le port de vêtements originaux. Modale, sa musique recèle une tonalité orientale. Elle emprunte deux rythmes également orientaux : le zeibekiko, danse lente et solitaire héritée des guerriers turcs d’autrefois, et le hassapiko, danse collective des bouchers albanais de Constantinople. L’instrument du rebetiko est le bouzouki qui, initialement suspect  -voire interdit- quittera les prisons et les soutes des bateaux de ses origines pour devenir, au fil des années, l’instrument emblématique national.

ICI, on écoute solo zeïmbekiko, Vassilis Tsitsanis, enregistré en 1940.

Séjournant à Athènes à la fin des années 70, je me souvins de ces pages relatives au rebetiko. Dès le soir de mon arrivée, je décryptais les programmes de « Athinorama » : Vassilis Tsitsanis, le seul maître encore vivant, était le soir même à l’affiche du « Harama ». C’était bien loin du centre- ville. Un taxi m’y conduisit. Il était tard et la nuit laquait les vitres de l’établissement. A l’intérieur, une femme chantait. Assise, les mains posées à plat sur les cuisses, les yeux protégés par d’épaisses lunettes, Sotiria Bellou, l’interprète privilégiée de Tsitsanis, évoquait de sa voix étrange l’univers cher aux rebetes : le quotidien, le haschich, les amours… Ce soir, vous êtes magnifique, « Apopse kanis bam ».

ICI, on écoute « Arkontissa ».

« Ena ouzo parakalo ! » Le garçon était aimable ; je sollicitais une rencontre avec le maître. Tsitsanis, un patronyme qui chante comme une cigale (tsitsiki en grec). Un virtuose du bouzouki et, à l’époque, dernier survivant de cette dynastie de la misère qui fonda jadis le rebetiko. Quelques verres plus tard, je me retrouvais dans une arrière-salle. Le maître était là, debout, vêtu de sombre. Une maigre moustache brune, comme sa chevelure, ourlait sa lèvre supérieure. Fin, droit, le maintien d’une sorte de seigneur prolétaire, il fit un signe : on apporta une chaise et puis, un autre, et on déposa deux petites tasses de  ce helleniko cafe, café dit grec, que d’autres, ailleurs, qualifient de « turc ».

Une interview. Il faudrait revenir avec des questions écrites, et il répondrait. Depuis des années, pourtant, il fuyait, disait-on, cette épreuve. On prétendait aussi que incarnation de l’histoire de la chanson populaire, à l’instar du Parthénon, il ne sortirait jamais de Grèce. Un monument donc ! « Le Beethoven de la musique populaire grecque », ainsi l’avait présenté, au cours d’une mémorable conférence de Presse, à Athènes, en 1949, Manos Hadjidakis, frais émoulu du Conservatoire et père des « Enfants du Pirée ».

Cette nuit-là, Tsitsanis chanta tandis que un homme, puis un autre se levait pour danser seuls ou entraînés par une chaîne, dans un fracas d’assiettes cassées et de cris de joie. D’autres glissaient des drachmes sous les cordes du bouzouki, une femme déposait des fleurs, une autre des baisers… Et Tsitsanis chantait son chef-d’œuvre, « Sinnéphiasméni kiriaki », Dimanche nuageux, un hymne au pan -hellénisme.

ICI, on écoute « Sinnéphiasméni kiriaki ».

On revint donc. Le maître lu les questions, opina, enfouit la feuille dans une poche de sa veste et fixa un nouveau rendez-vous la veille de mon départ, au même endroit.

Cette nuit-là, à la fin du récital, il reçut les visiteurs et s’excusa : il avait changé de vêtements et oublié questions et réponses dans l’autre veste. Il était désolé, disait-il. Ainsi avait-il, encore une fois, esquivé pour prolonger son silence. Déçu, on prit congé. Arrivé à quelques mètres de la voiture, j’entendis un gamin de la nuit : « élaté, élaté… », Venez, venez, le maître veut vous voir. On rebroussa chemin.

ICI, on écoute « Antilalouné ta vouna »

Tsitsanis souriait. Il manda un photographe ambulant et me fit l’honneur rare d’une photographie en ma compagnie. Quelques minutes plus tard, je recevais les tirages encore humides. L’ami qui m’accompagnait m’engagea à acquérir le précieux négatif. Sollicité, le photographe consulta l’artiste puis m’offrit la pellicule car, précisa-t-il, « on ne vend pas l’image du maître ». De retour à Paris, le photographe professionnel auquel je l’avais confiée, pour obtenir un meilleur tirage, la perdit.

Tsitsanis s’est éteint le 18 janvier 1984, c’est un comble, à Londres. Lors de ses obsèques à Athènes, des milliers de Grecs lui ont rendu hommage. Aujourd’hui encore, ils se souviennent de ses chansons.