LE BUVEUR DE LUNE / L’ECUME DES NUITS

4
LA CHANSON RUSSE
VLADIMIR VISSOTSKI
UNE CONSCIENCE RUSSE

Janvier 2003, NON DIFFUSÉ.

« Vissotski, c’est un nom qu’on entend beaucoup en Union Soviétique. Moins à la radio que dans les maisons, dans les cœurs, dans l’air du temps.

Des chansons qui circulent, se faufilent, se transmettent par les bouches, les oreilles, les mémoires, parfois les magnétophones, quand quelqu’un connaît quelqu’un qui connaît, etc. qui a eu la chance de le rencontrer. Car Vissotski chante pour tous ceux qu’il rencontre, écrit sur tout ce qu’il voit, vite, comme s’il n’y avait pas de temps à perdre avec l’inépuisable énergie que procure « l’état d’urgence ». »

Maxime Le Forestier (1977)

De retour d’une tournée en Union Soviétique, Maxime Le Forestier, plein d’enthousiasme, m’avait relaté sa rencontre avec Vladimir Vissotski, ce Brassens russe. C’était en février 1976. « Tu le rencontreras », avait promis Maxime, lors de l’un de ses prochains séjours en France, en compagnie de son épouse, la comédienne Marina Vlady.

CD Vlady-Vissotski 3 : « J’ai porté mon malheur » (extrait).

Le temps passa, aussi lentement que dans certaines pièces de Tchekov, et un jour de mai 1976, le téléphone sonna : « bonjour, je suis Marina Vlady… » Pour moi, cette voix ressuscitait le souvenir de la resplendissante beauté qui irradiait, en 1960, « La princesse de Clèves », ce film de Jean Delannoy. J’étais sans voix. Avec sa simplicité coutumière, Marina proposa de me rendre visite, escortée de Volodia- c’est le diminutif de Vladimir. Il chanterait pour moi, assurait-elle. J’étais ravi : auditionne-t-on Brassens ? Volodia vint. L’homme était de taille moyenne, ses cheveux bruns et courts, et une barbe fleurissait son visage. Son regard reflétait volonté et franchise. Il était d’un abord chaleureux. Il chanta et enregistra pour France-Musique treize chansons alors inédites.

CD Vladimir Vissotski, « Le vol arrêté » 16 : « Magadan »

« Je n’ai pas prêté le flanc à mes ennemis.

Je ne me suis pas coupé les veines, ni déchiré l’aorte

J’ai pris mes cliques et mes claques et je suis parti à Magadan

Au diable ! »

Avant d’être chanteur, Vladimir Vissotski avait entamé une carrière de comédien. Depuis longtemps déjà, il travaillait au Théâtre de la Taganka, à Moscou, dirigé par le célèbre metteur en scène Lioubimov. Il y avait interprété divers rôles du répertoire : du « Hamlet » de Shakespeare au « Maître et Marguerite » de Boulgakov – présentés également à Paris- en passant par le « Galilée » de Brecht. Il avait également tourné une vingtaine de films et obtenu un vif succès à la télévision avec un feuilleton policier.

CD Vladimir Vissotski … 7, « L’écho fusillé »

« Dans le silence du col/ où les rochers au vent ne font pas obstacle.

Dans les coins où personne n’avait pénétré

Vivait, habitait un joyeux/ écho montagnard

Il répondait au cri/ aux cris des hommes. »

Mais Vissotski chantait. Auteur d’environ 600 chansons –connues par les étudiants et les savants comme par les ouvriers- il ne pouvait cependant chanter que dans le cadre de ses activités théâtrales et cinématographiques ou bien, à ses risques et périls, invité en tant que « poète » dans les usines, les clubs et les universités. Ce qu’il faisait. Ainsi, comme toute une génération d’Américains le fit avec Bob Dylan, les jeunes Soviétiques s’identifiaient à lui. A tel point qu’il lui arriva, racontait-il, de donner dix-sept récitals en quatre jours ! Sans permis officiel. On le sait, la chanson est souvent le dernier recours de l’expression.

CD Vladimir Vissotski… 18, « La chasse aux loups » (extrait)

« J’ai fait refus d’obéissance, j’ai dépassé

Les drapeaux, la soif de vivre a été plus forte que tout

J’ai juste entendu, joyeux,

Les cris d’étonnement des hommes derrière moi.

Je fuis à perdre haleine, à me rompre les veines,

Mais aujourd’hui, je ne suis pas comme hier,

Traqué, traqué.

Et les chasseurs sont restés les mains vides.

C’est la chasse aux loups, c’est la chasse. »

Cette voix n’était guère conforme aux canons alors en vigueur : « ils disent toujours que je crie », confiait Vissotski. « Ils », c’était bien sûr, les autorités. Celles-ci prétendaient aussi que ces poèmes mis en musique et leurs thèmes ne relevaient pas du domaine de la chanson… Assurément, Vladimir Vissotski déparait dans le paysage sans relief ni aspérités de la chanson soviétique conforme. Comédien ET chanteur à la fois, il ne respectait pas l’habituelle division du travail entre auteur, compositeur et interprète. Sa manière de chanter et le timbre de sa voix -celui d’un chanteur de blues- sa puissance d’expression dérangeaient. Les propos de ses chansons aussi. Ses textes, pour la plupart à double sens, et truffés d’images empruntées à la nature, étaient imprégnés de la réalité quotidienne. Ils décrivaient le plus souvent des situations concrètes, voire extrêmes, et racontaient l’histoire de personnages évoluant dans des circonstances particulières : « le soldat », « le marin », « le boxeur », « le chanteur devant son micro »… Il composait des musiques aux sonorités slaves dont les rythmes étaient très marqués. Des musiques « simples », disait-il, pour que les jeunes puissent facilement les apprendre et les chanter en s’accompagnant à la guitare.

CD Vladimir Vissotski… 6, « Le boxeur »

Un jour de l’été 1976, attablé à la terrasse d’un bistrot de la rue Cognac-Jay, chaleureux et intarissable, Vladimir Vissotski me racontait son pays. Il avait acquis -ses chansons en témoignent- une profonde connaissance de ses compatriotes et de sa terre. Une terre à laquelle il était si attaché qu’il refusait de la quitter pour vivre ailleurs,  comme certains dissidents. Marina, elle, me disait combien les Soviétiques se reconnaissaient dans ses chansons et s’identifiaient à ses « héros », entretenant avec lui une sorte de relation personnelle…

CD Vladimir Vissotski… 12, « La voile déchirée »

« L’hélice a transpercé le ventre du dauphin.

Personne ne s’attend à une balle dans le dos…

Il n’y a plus de munitions pour les canons.

Il faut se hâter dans le virage.

          La voile ! On a déchiré la voile !

          Je me repens ! »

Les Parisiens eurent le privilège de l’écouter à deux reprises : il chanta en octobre 1977 au Pavillon de Paris puis, à la mi-décembre de cette même année, à l’Elysées-Montmartre. Une tentative de l’inviter au Printemps de Bourges, en 1978, échoua : les autorités soviétiques refusèrent de le laisser sortir. Je ne le revis plus. Il mourut à Moscou, usé par la vie, d’un infarctus du myocarde, dans la nuit du 24 au 25 juillet 1980, à l’âge de 43 ans. A l’annonce de sa mort, des dizaines de milliers de Russes se rassemblèrent spontanément pour lui rendre un dernier hommage.

En 1987, Marina Vlady lui consacra un livre, « Vladimir ou le vol arrêté », aux éditions Fayard. Pages pathétiques qui retracent le chemin d’un alcoolique au pays des Soviets : de repentirs en crises, il sombre peu à peu, dans un enfer dont seule la mort le délivrera. Pages émouvantes que ce roman d’amour. Un amour nomade et peuplé de rencontres : à Moscou Khrouchtchev en sa retraite, Lioubimov dans son théâtre de la Taganka, Tarkovsky au travail, Richter dans son salon… Diane Dufresne à Montréal, John Huston au Mexique, Milos Forman et Barichnikov à Los Angeles…. Ou bien, au cours d’une mémorable soirée : Rock Hudson, Paul Newman, Gregory Peck, Liza Minneli et Robert de Niro ! A New-York, le  poète russe exilé Iossif Brodsky, qui n’est pas encore Prix Nobel, l’accueille comme un frère en poésie. Devant chacun Vissotski chante et tous, avec cette voix inimitable « au timbre rocailleux », il les subjugue.

Vladimir Vissotski repose au cimetière Vagankovo de Moscou, non loin du poète Serguei Essenine, mais il continue à vivre dans la mémoire de millions de Russes, et dans la nôtre. En 2002, le québécois Yves Desrosiers a enregistré quelques-unes de ses chansons en français.

CD Yves Desrosiers -2- « Chanson sur l’ami ».