LE BUVEUR DE LUNE / L’ECUME DES NUITS

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LE TANGO
JUAN CEDRON
(ARGENTINE)

Décembre 2002.

ICI, on écoute Carlos Gardel : « Buenos- Aires »

Je ne connais pas Buenos- Aires. J’imagine cette ville étendue au flanc du fleuve argent, le Rio de la Plata, « échancrure d’eau vertigineuse, écrit le poète, à laquelle Buenos- Aires tourne le dos pour s’ouvrir vers une terre d’huile, la pampa, et un ciel infini. » L’océan portera les immigrants jusqu’aux rives de ce fleuve déguisé en mer, et la pampa, mer végétale, déposera, comme une écume sombre, ses gauchos, paysans exploités, à l’orée de la grande ville. Siciliens et Piémontais, Galiciens et Basques, Allemands, Turcs, Français et autres européens, eux aussi en quête de travail et d’une vie nouvelle, échouent là au fil du XIX° siècle et au début du suivant. A Buenos-Aires, capitale de la misère, bientôt grosse de cinq millions d’immigrants. Solitude de l’immigrant, solitude du gaucho : si l’on en croit l’écrivain Ernesto Sabato, de deux solitudes est né le tango, « une pensée triste qui se danse », la formule est connue, et un ensemble de figures dansées complexes. Plus trivialement, selon Borges, « un simulacre de coït avec des figures variées. »

« Le tango est né dans un bordel argentin – la nuit- Il y a bien longtemps- entre un pianiste d’ambiance et les entrailles d’une fille qui dansait et d’un type qui avait payé pour ça. » (Jean-Paul Dubois, Le Matin, 19 novembre 1984).

ICI, on écoute un titre de l’orchestre La Tipica.

J’ignorais tout du tango, vaguement associé dans mon esprit à cette danse désuète des bals populaires. Mais Juan Cedron vint. Escorté du « cuarteto » éponyme, il fuyait la dictature militaire argentine et débarqua à Paris en 1974. Cette même année, je le rencontrai, pour la première fois, le 17 décembre. Il m’initia.

Le tango se nourrit de la nostalgie des immigrés et du chant improvisé des gauchos. Il fond aussi en son creuset de multiples influences héritées de l’Espagne, de l’Afrique, de l’Italie… A l’origine, il est muet. Sans voix. S’il ose des paroles, elles sont improvisées et souvent obscènes. L’homme danse seul ou avec un autre homme. Il suinte l’interdit, le désir, la violence. Proposé ensuite à la femme, c’est une tentative de fusion en un seul corps, un « fantasme du corps androgyne ? » Sept ou huit figures de base, sensualité et machisme, exaspération de la féminité et de la masculinité.

ICI, on écoute le Cuarteto Cedron ; « Eche veinte centavos… »

Fruit de l’imagination et de l’urbanisation, le tango est une fleur des faubourgs, un passager de la nuit. C’est la musique des ouvriers et des mauvais garçons, voire de la pègre. Il dit l’amour, le paradis perdu, la misère et la mort… Il dit la vie. Il s’épanouit dans les bouges et les bordels, les troquets et les tripots. « Quand le tango n’est plus obscène, il n’est plus du tango, » affirme Leopoldo Lugones. Il s’acoquine au lunfardo, l’argot de Buenos-Aires et forge une identité à ceux qui n’en ont plus.

ICI, on écoute le Trio Esquina (Tangos de Corto 2).

A la mode à Paris au cours des années 1910 et 1920, il perd de sa violence, ralentit son rythme et séduit la bonne société. « La musique offensante d’un faubourg sud-américain se transforme en jeu frivole dans les plus élégants salons parisiens », remarque le poète Juan Gelman. Cette ascension sociale lui ouvre aussi les portes des salons argentins et consacre l’avènement du piano, qui se substitue à la guitare aux côtés du violon et de la flûte. Plus tard, les plis du bandonéon souffleront les sanglots longs de la détresse…

Né Charles Gardes, à Toulouse, en 1890, ce fils d’immigrants sera un mythe. Il popularise le genre dans le monde entier et Paris étant déjà l’autre patrie du tango, il chante, en 1928, à l’opéra Garnier… Icône du tango, en 1935, il meurt accidentellement en Colombie. Il a quarante-quatre ans. Sept décennies plus tard, la gardelomania est toujours vivace.

ICI, on écoute Carlos Gardel : «Mi noche triste. »

En 1917 est né le premier tango- chanson, « Mi noche triste », écrit par Pascual Contursi et chanté par Carlos Gardel qui, ainsi, dit-on, « fait monter le tango des pieds aux lèvres. »

ICI, on écoute un medley de Carlos Gardel : «Volver », » Caminito » et « Adios muchacho. »

C’est sous la présidence du général Peron que le tango connaît son âge d’or : de 1940 à 1955, 600 orchestres de tango, soit 6000 musiciens ! Puis, le tempo s’accélère et le rythme du rock défait les enlacements du tango. On le redécouvre au cours de la décennie suivante… Horacio Salgan et Astor Piazzola élargissent l’univers musical ; ils inventent un tango nouveau.

ICI, on écoute Astor Piazzola : « Libertango »

Couleur et langage singuliers, le Cuarteto Cedron accouple tango et poésie ; parole fulgurante des poètes du temps présent : Gonzales Tunon, Juan Gelman mais aussi Machado, Brecht, Dylan Thomas…

Grave, nostalgique, canaille, drôle, le tango tient, dit-on, la chronique sceptique de son temps. Le tango est une cicatrice.

ICI, on écoute La Tipica 12.

A Paris, le culte se perpétue. Juan Cedron y a fondé La Tipica, sur le modèle de ces orchestres de l’âge d’or, et les bals drainent un large public. La fièvre du tango brûle encore. Toujours contemporain, le tango se conjugue au passé et au présent. Et, sans doute, au futur !