Russie

Mon histoire avec la Russie commence dès l’enfance et la rencontre d’un portraitiste breton, d’origine russe, dont le nom, Pistatcheff, fait sourire les enfants, tandis que ses photographies suscitent l’admiration des parents.

Elle se poursuit à Londres, le 11 juillet 1961. J’ai quinze ans et ce jour-là, à Wembley, un condisciple et moi croisons, le temps d’un bref échange de propos, Youri Gagarine, trois mois après son vol dans l’espace, le premier d’un véhicule habité de l’Histoire de l’humanité (voir sur ce site, dans la rubrique Récits de voyage, Prolégomènes : Gagarine et les deux adolescents, Londres 1961).

Youry Gagarine à Londres, 11 juillet 1961.

Youry Gagarine à Londres, 11 juillet 1961.


 
Quelques années plus tard, à Ibiza, au bar de l’hôtel Els Pins, un soir, un homme, dont le talent de polyglotte suscite ma curiosité, s’assoit à mes côtés et dans le plus parfait français s’adresse à moi :

- « Vous êtes Français ?

- Oui!

- Quelle région ?

- La Bretagne !

- Connaissez-vous Saint-Briac ? »

Je connais bien entendu ce village, situé à deux pas de la ville où je demeure. Mais lui ?

L’homme s’explique : «  Je suis russe et vis à Madrid. Tous les Russes connaissent Saint-Briac : les Romanov y possèdent une résidence estivale … »

De retour en Bretagne, je vérifie cette information, qui se révèle exacte : l’ancienne dynastie, régnant en Russie avant la révolution de 1917, possède effectivement une demeure dans ce village breton. Au cours de l’été 1968, par l’intermédiaire d’un libraire d’origine russe, monsieur P., une amie et moi décidons de solliciter la famille Romanov, en la personne de la jeune princesse Maria (Marie), alors mineure, pour qu’elle accepte de patronner l’arrivée d’un rallye touristique automobile sur la digue de la plage de l’Ecluse, à Dinard. Rendez-vous est pris. En juillet, au volant d’une Citroën 2 chevaux, nous roulons vers Saint-Briac. A bord, la tension monte. Le libraire expose protocole et recommandations:

- « Lorsque le Grand- duc Vladimir (Vladimir Kirilovitch Romanov, 1917-1992) nous accueillera, vous mettrez un genou à terre et, conformément au protocole, le saluerez « altesse sérénissime de toutes les Russie. »

Deux mois après mai 68, l’exercice promet d’être difficile !

- « Je m’engage à me montrer respectueux, mais si je prononce une telle phrase, je risque d’éclater de rire… »

Dans la cour de la villa sont garées en épi plusieurs Mercedes immatriculées en Espagne, pays de résidence de cette branche de la famille impériale russe.

L’accueil du Grand-duc est simple et chaleureux: le protocole décrit n’est respecté que par notre ami russe.

Invités à entrer dans la demeure, à rencontrer son épouse, la princesse Leonida Romanova (d’origine géorgienne, 1914-2010), puis à choisir un rafraîchissement, le Grand- duc Vladimir fait fi des usages et nous déclare:

-« Ici, les pinces à glace, ce sont les doigts ! »

Nous voilà mis à l’aise ! Soudain, la porte du fond du salon s’ouvre et l’une des personnes présentes clame :

- « La reine d’Ukraine ! »

C’est une femme âgée tout de noir vêtue et coiffée d’une mantille de même couleur. Deux mois après mai 68, l’épreuve est rude ! Apparaît enfin la jeune princesse Maria. L’autorisation sollicitée est obtenue et le jour dit, en août de cette année-là, comme convenu, doté de la confiance des parents (quelle responsabilité !), je viens, toujours en 2 chevaux, chercher la jeune-fille à Saint-Briac. La famille suivra, et du haut d’une terrasse du casino de la ville ne quittera pas des yeux la jeune personne…

A l’époque, la plupart de mes amis se moqueront de moi et se gausseront de cette putative « héritière du trône de Russie ». Aujourd’hui, et depuis plusieurs années, la dame est devenue la Grande duchesse Maria.

En août 1985, j’accompagne le chanteur Renaud à Moscou. Il est invité par les communistes français à chanter au festival mondial de la jeunesse. Au sujet de cette « mésaventure », voir l’article d’Alain Remond, « Coup de couteau dans l’écran », Télérama du 2 octobre 1985, et, sur ce même site, notre relation de l’événement, intitulée « Renaud chez les soviets », Paroles et Musique, octobre 1985.

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Renaud au Festival Mondial de la Jeunesse et des Etudiants, Moscou 27 juillet – 3 août 1985.


 
En 1988, tandis que nous commençons à élaborer la programmation du prochain Printemps de Bourges, un groupe de jeunes Français, russophones et russophiles, me sollicite pour monter un projet, « Rocking Soviet », dont l’originalité me semble d’emblée avérée, quel que fut l’avis, par la suite, de certains journalistes. Malheureusement, alors que l’édition 1989 du festival bat déjà son plein, les Soviétiques me demandent de choisir entre les musiciens et les œuvres des décorateurs de deux des trois ensembles « non-officiels » invités pour composer ce « Rocking Soviet » : Kino, Zvuki Mou et Auktion. Je choisis, bien entendu, les musiciens ; les œuvres, destinées à être exposées à Bourges, resteront en Russie et l’exposition sera annulée. Toute autre version des faits est erronée. L’un des deux artistes « décorateurs », Kyril Miller, m’offrira deux de ses gravures légendées.

Gravure de Kyril Miller : "NOTA BENE ! ATTENTION NOTA BENE ! KYRIL MILLER."
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Gravure de Kyril Miller : "N'EST-CE PAS CE SI CELEBRE KIRYL MILLER QUE DEPUIS SI LONGTEMPS ON REVE DE RENCONTRER."
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Quelques années plus tard, au Printemps de Bourges, je rencontre par hasard un jeune Russe, Alexei Ipatovtsev, que ses amis nomment Aliocha, le diminutif de son prénom. Il deviendra mon assistant, de 1992 à 1995, et grâce à lui, je découvre Saint-Petersbourg et sa famille, ainsi que l’un de ses amis, Boris Grebenchikov… Pour l’inviter au Théâtre de la Ville de Paris, encore fallait-il que je l’écoute ! « L’audition » eut lieu dans un théâtre bondé. (Voir sur ce même site : Ecrits du spectacle, Théâtre de la Ville, saison 1994-1995). La nuit qui suivit, au domicile de Boris, fut riche d’enseignements et fort arrosée, et le retour en taxi contrarié par les ponts qui se levaient pour laisser passer les bateaux…

DE GAUCHE A DROITE, MAXIME LE FORESTIER, ALEXEI IPATOVTSEV ET BORIS GREBENCHIKOV,  NOVEMBRE 1994.

De gauche a droite, Maxime Le Forestier, Alexei Ipatovtsev et Boris Grebenchikov, novembre 1994.


 
Aliocha m’accompagna également à Munich, ville des retrouvailles avec Boulat Okoudjava, dont j’avais fait la connaissance quelques années auparavant à Paris. Je sus convaincre mon directeur, Gérard Violette, d’inviter l’un et l’autre, au début de la saison 1994-1995. Boulat chanta le premier, le 5 novembre 1994 ; une semaine plus tard, le 12 novembre, ce fut le tour de Boris, escorté par l’ensemble Aquarium. Peu avant le début du premier récital, l’épouse de Boulat m’interroge :

- « Princesse Romanova, cela vous dit quelque chose ? 

- Bien sûr, madame, c’est une princesse qui appartient à la dynastie des Romanov ; je sais, en effet, qu’en russe, les noms propres se déclinent.

- Son Altesse vient de téléphoner pour prévenir qu’elle arriverait en retard ; pourriez-vous veiller à son accueil ?

- Bien entendu ! »

Je m’en fus aussitôt demander aux responsables de l’accueil de venir me chercher dès l’arrivée de l’illustre visiteuse. Celle-ci apparut quelques minutes après le début du concert, accompagnée par deux jeunes gens, sans doute ses petits- fils. En gravissant les marches, je lui expliquai qu’elle serait assise à côté de l’ambassadeur de Russie et lui demandai si elle souhaitait saluer l’artiste au terme du récital. Elle répondit affirmativement et dit :

- « Nous nous connaissons n’est-ce pas ? A Saint-Briac, voici une trentaine d’années. D’ailleurs pourquoi n’êtes-vous pas revenu nous rendre visite depuis ?

- Altesse, je ne me suis pas permis de vous importuner ! »

J’étais stupéfait !

A la fin du concert, j’accompagnais la Princesse Leonida Romanova dans les coulisses du Théâtre de la Ville ; je vis Boulat mettre genou à terre pour baiser la main de la princesse ; son épouse fit de même et Boris, présent en coulisses, l’un des inventeurs du rock russe, itou ! Hélas ! Aucune photographie ne témoigne de ce moment…

Le temps passa… Un jour de 2013, Aliocha me fit savoir que Boris Grebenchikov était à Paris et souhaitait me rencontrer. Rendez-vous fut pris et nous nous retrouvâmes, le temps de quelques libations dans les salons d’une brasserie, place du Châtelet. Boris, encore plus célèbre aujourd’hui qu’hier, souhaitait à nouveau chanter au Théâtre de la Ville et qu’un disque soit publié, sous la responsabilité artistique d’Aliocha, par Buda musique, comme vingt ans auparavant. Je lui rappelai que le Théâtre de la Ville, théâtre public, ne disposait guère du budget auquel il pouvait légitimement prétendre… Rien n’y fit et une rencontre fut organisée avec l’administrateur du dit théâtre, qui à son tour, lui exposa le montant limité du budget afférent à un tel récital. La conversation se déroulait en anglais, langue commune aux divers interlocuteurs. La réplique de Boris fut aimable, souriante, mais cinglante :

« Vous savez, tant de gens veulent m’aider en Russie que, si je veux trois orchestres symphoniques sur scène, nous trouverons les moyens de les rémunérer. »

Le concert se déroula le 13 février 2014, avec une formation d’une dimension plus raisonnable.

Voilà ce que j’écrivis à ce sujet dans la brochure présentant la saison 2013-1014 du Théâtre de la Ville de Paris, sous le titre,

BORIS GREBENCHIKOV (RUSSIE), LE RETOUR !

« Vingt ans déjà ! Et voilà qu’il nous revient ! Précurseur, il a, à l’époque soviétique, le génie d’adapter l’esthétique rock à la langue russe. Poète-chanteur, il est, pour ses épigones, une référence obligée, à la fois les Beatles, Dylan, Bowie, et bien d’autres encore. Considéré, aujourd’hui, comme une icône, il est à l’écoute du monde et aime partager ses concerts avec des musiciens venus d’autres horizons. Il imagine une soirée initiée en solo, puis escortée de formations de style et d’ampleur divers : un concert truffé de surprises ! »

Et ce fut, vingt ans après, un nouveau succès !

Par la suite, je mis Boris en rapport avec mon amie Françoise Miran, à Nice qui l’invita à y chanter. Puis, à la demande d’Aliocha, avec le bandonéoniste argentin Juan José Mosalini senior et le guitariste virtuose, argentin lui aussi, Tomas Gubitsch…

Nous en sommes là ! Je n’ai guère fait de progrès en russe, langue que je baragouinais jadis, et ma culture littéraire est semblable à celle de tout un chacun : Pouchkine, Dostoïevski, Tchekhov, Soljenitsyne, Evtouchenko…