MAROC BERBERE

NOVEMBRE 2005

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« Richesse des musiques du Maghreb : des plus classiques aux plus populaires, des musiques essentiellement marquées par la conjugaison d’un fonds berbère et des apports d’une tradition arabo-andalouse dont l’origine remonte aux temps de la domination arabe en Espagne. Comparées aux formes musicales du Proche-Orient, celles du Maghreb se caractérisent le plus souvent par la sobriété, le dépouillement, l’économie des moyens employés. Mais c’est justement derrière cette simplicité apparente que se cachent les richesses profondes et multiples d’un art qui reste encore largement à découvrir. »

Daniel Caux / Ali Charlie, « Les mille et un trésors des musiques arabes », Le Grand Souffle, 2013.

 

Agadir, le vendredi 11 novembre

« L’AMOUR SANS LES CARESSES »

Aux alentours de midi, Brahim El Mazned, mon cicérone, et moi, nous nous dirigeons en voiture vers « le quartier des musiciens », à proximité de la pharmacie Tilila, chez Jmia N° 1, « Mademoiselle ». Nous pénétrons dans un salon dépourvu de fenêtres, meublé d’un canapé bas, d’une table centrale et d’un poste de télévision. La plus âgée des six femmes a fait la cuisine : couscous poulet et son lot de légumes, sans sauce piquante (« l’amour sans les caresses », dit-elle) et un délicieux tajine maison, composé également de poulet, accompagné d’olives. Le séjour commence bien ! Au terme du repas, thé à la menthe et mini récital.

L’ensemble comprend six voix et six percussions, à savoir, trois bendir, un autre plus petit, qui émet une sonorité mate, deux tarija et un naqous ainsi qu’un petit tambourin « qrikshat », qui accompagne le répertoire chaâbi. Les six femmes entonnent d’abord deux chants religieux, puis deux chants houari (amour/jalousie), répertoire propre à la région de Taroudant, dont elles sont originaires, enclave arabe en fief berbère. On écoute, ensuite, deux chants chaâbi qu’elles chantent lors des mariages, l’après-midi, pour faire danser les femmes. Les réjouissances, qui divertissent les hommes, se déroulent le soir. Berbères arabophones, elles chantent en arabe. Les voix sont puissantes, les rythmes complexes : inimitables, ils émanent d’une frappe résolue. Ces dames sont joyeuses, accueillantes et drôles !

Au début de l’après-midi, nous nous rendons au mellah de Insgen, un gros bourg proche d’Agadir, un carrefour vers lequel convergent les populations des environs pour vendre les produits de la terre et acheter le nécessaire : chaussures, étoffes, quincaillerie, céramiques (tajines), etc. Le marché (souk) se déroule le mardi et le dimanche. Le souk, traversé en fin d’après-midi, est très étendu : on y trouve tout, ou presque, comme dans ce fameux grand magasin parisien… Une communauté d’une cinquantaine de Juifs demeure ici. Ses membres travaillent dans les domaines de l’orfèvrerie et du tissu. Certains, dit-on, sont revenus d’Israël.

FACTEUR

Nous sommes accueillis dans l’atelier-salon-« musée » d’un facteur d’instruments berbères : lotar, ribab, tablas. Sur la table basse une pile de quarante-cinq tours de musique berbère, sans doute des années soixante. Au mur, une série de pochettes, également de quarante-cinq tours recelant cette musique, des portraits des musiciens-poètes, ces bardes d’autrefois ; une variété d’instruments de la tradition y est aussi accrochée : lotar et ribab de tailles différentes, peints de couleurs vives, comme il est d’usage. Sur les banquettes, sont assis trois musiciens en compagnie du rays Lhoucine Amentag. Ancien maçon, il poursuit la tradition des rways et vit, aujourd’hui, de ses activités musicales et poétiques. Il fut andam, récitant dans les ahwach ajmak de la région d’Imentagen. Il s’inspire de ses illustres prédécesseurs, y compris pour ses vêtements, parmi lesquels, feu rays l’Haj Belaïd. Il se consacre maintenant à perpétuer son œuvre et chante en imitant sa voix. Au village, il a appris par imprégnation et imitation. Un groupe de huit musiciens l’accompagne. Un voyage à Paris lui a inspiré un poème (« Les boulons de la tour Eiffel »). Il a été chez Renault l’invité des ouvriers berbères. On l’écoute chanter en berbère, en dégustant un thé à la menthe. Trois jeunes gens, âgé de 22, 23 et 24 ans, qui ont appris la musique d’oreille, et en vivent, escortent son chant : lotar, ribab, derbouka, et le facteur d’instruments invente un naqous, une flûte en métal martelée par deux tournevis ! Le chanteur interprète une chanson à répondre, une imitation de Belaïd, qui évoque un saint et les bienfaits qu’il pourrait accorder, l’histoire d’une femme, ensuite, dont le mari se trouve en France, et sa frustration ; enfin, un traditionnel instrumental, joué par les trois garçons, dont l’épilogue s’anime d’un rythme rapide. Ces troubadours célèbrent l’amour, la nature, voire en adoptant un rythme plus lent, la religion. Le statut de l’artiste anime ensuite la discussion. Le retour s’effectue en « grand » et « petit » taxi, et au cours du trajet, on remarque une affiche de McDo : « Mc Arabia », afin de coloniser le ventre avant de conquérir l’âme.

CONFRERIE

Peu après I9 heures, une voiture file en direction de Taroudant, îlot arabe en territoire berbère, en empruntant « la route Chirac », celle qui conduit à l’hôtel « La Gazelle d’or ». Une bonne heure plus tard, nous arrivons en ville, là où s’élèvent les remparts anciens, et nous arrêtons sur la place centrale. A pied, le mokadem nous précède sur le chemin de la demeure d’un fonctionnaire de la culture, située à deux pas de là. Avant leur long voyage nocturne en bus -dix heures pour atteindre Rachidia- les membres de la confrérie dakka, ouverte aux jeunes, nous y attendent. Ils sont liés à l’artisanat, et en particulier, pour deux d’entre eux, au milieu des tanneurs, le mokadem fabrique de l’huile, d’autres sont des commerçants de la medina, des membres de professions libérales, des jeunes, pour l’heure, sans profession… Ecole de tolérance, le soufisme est sans doute le plus solide rempart contre l’intégrisme. Les confrères se préparent et revêtent une djellaba de couleur jaune et se coiffent d’un petit bonnet de diverses couleurs. Ensuite, ils se disposent en demi-cercle : onze percussions tarija, deux hautbois ghaïta, une paire de crotales karakeb, un gros tambourin que frappe le mokadem, ces deux dernières percussions se placent au centre du demi-cercle. Leur répertoire comprend trois parties distinctes : musiques soufi, melhoun et gnawi de Taroudant. Les chants soufi, tout d’abord, sont proférés en arabe dialectal et en arabe classique, debout, comme à l’extérieur de la zaouya, et accompagnés par les deux ghaïta ; assis, ensuite, comme à l’intérieur, le temps du dikhr, rythmé par le gros tambourin, et assis encore pour la partie chantée, escortée par deux tarija et une derbouka. Un tel chant, le maître chante et les disciples répondent, serait à l’origine du melhoun. La confrérie offre une version courte de chaque pièce. Pour interpréter le melhoun, ensuite, initialement originaire du Tafilalet et chanté également en arabe dialectal, la formation change de configuration : de gauche à droite, un suissen joué avec un plectre, deux kamanche, un ûd, quatre tarija (mais deux suffisent), deux voix dont celle d’un jeune gnawi de vingt ans, crotales et derbouka. Mais six musiciens composent à l’occasion l’ensemble. Le premier chant est interprété par l’une des deux voix, le deuxième par l’autre voix, celle du jeune-homme, sur la même mélodie que celle de la troisième pièce de la partie précédente, censée être à l’origine du melhoun précisément. Assis à mes côtés, attentif, un petit garçon observe : imprégnation et, un jour peut-être, imitation… Le gnawi de Taroudant, enfin, compose la troisième partie : la voix du jeune-homme de vingt ans, coiffé d’un béret rouge à longue traîne noire, trois paires de karakeb, un luth sentir, doté d’une caisse plus grosse que le guembri ainsi que quinze voix et autant de battements de paires de mains célèbrent ce répertoire. Avant de prendre congé, aux alentours de 23 heures, nous dégustons un plat de bœuf, accompagné d’olives, le tout mijoté dans l’huile (un délice), un excellent plat de vermicelles salé-sucré et un thé à la menthe.

 

Agadir, le samedi 12 novembre

HAUT-ATLAS

Nous quittons l’hôtel Dorint à 11 heures 30, escortés par un accompagnateur qui connaît le chemin et un jeune metteur en scène, Abdelrazak. Nous prenons la direction de Marrakech, au nord, pour atteindre les montagnes du Haut- Atlas, la région du Souss. A 13 heures, cap au nord-est, on attaque « la piste » à Demsira, une route sinueuse et escarpée, construite par les habitants des villages avec de la terre et des cailloux. Cette voie vertigineuse serpente à flanc de montagnes jusqu’aux sommets. Pendant plus de deux heures, on s’émerveille au détour d’un virage de découvrir un paysage grandiose : les pentes sont dépourvues de végétation verdoyante, mais, ici et là, prospèrent des amandiers et des figuiers de barbarie… Au bord du chemin, deux enfants vendent du thym… On contemple ces villages dont les maisons en pisé, coiffées d’un toit plat, s’accrochent par paliers au flanc de la montagne ; certaines sont nanties de panneaux solaires et de paraboles de télévision. Un oued asséché serpente au fond des ravins ; de verdoyantes cultures de légumes s’étagent au fil des terrasses qui descendent au cœur des vallées où cascade l’eau. On croise des camions chargés de sacs de céréales et de ciment, de bouteilles de gaz et de… passagers, quelques voitures et nombre d’ânes, chevauchés par des paysans ou paysannes berbères ; ils ploient sous le fardeau de lourds sacs de céréales et de ciment … Vision bucolique ? Image du dur labeur de la terre ! Dans ces hameaux disséminés dans la montagne, point de téléphone fixe ni mobile ; il n’y a pas de réseaux. L’isolement est donc absolu. Le silence règne, seulement rompu par le souffle du vent, le chant des oiseaux, le cri des animaux…

Nous nous arrêtons au souk Sebt Talmakant : les échoppes sont ouvertes. Le thé à la menthe est amer, mais le pain trempé dans l’huile d’olive, un délice ! Sur le comptoir, des tajines mijotent posés sur des braseros dont on attise les braises de charbon de bois. La fumée se mêle au fumet des viandes. Nous poursuivons, ensuite, notre ascension vers le village sis à quelques kilomètres de Sebt Talmakant, à environ deux mille mètres d’altitude. Nous y arrivons aux alentours de 15 heures au terme d’un long trajet qui a occasionné deux heures de retard ! J’ai honte !

HOSPITALITE

Tout sourire, un beau vieillard nous accueille. Il nous prie d’entrer dans un long salon dont les deux fenêtres grillagées regardent les pentes fertiles du village, les maisons qui s’y accrochent et les sommets environnants, dont l’un culmine à trois mille mètres. Aussitôt, des hommes surgissent, souriants et allègres, pour nous saluer. Il fait frais ; ils sont vêtus de bure. D’emblée, on offre aux visiteurs gâteaux et noix décortiquées et l’on apporte le plateau chargé d’une théière bouillante, de verres à thé, d’un sucrier et des feuilles de menthe. Un ancien procède avec la solennité qui convient au rituel du thé. Une vingtaine d’hommes s’assoie à notre gauche, de l’autre côté de la pièce ; sérieux, ils nous regardent (ils nous observent ?). A travers les fenêtres, le regard vagabonde et contemple ces champs, plantés de primeurs, de blé et de noyers, qui cascadent de terrasses en terrasses… Dans le silence, l’oiseau chante notre visite.

-« Voulez-vous déjeuner ou écouter la musique ? Décidez ! »

On mangera d’abord ; que le festin commence ! Méchoui d’agneau et son foie, cuits au beurre rance par les hommes (un peu ferme), tajine bœuf et olives, couscous berbère sans sauce (les Berbères ont inventé ce mets) escorté d’une fine semoule de blé ou de maïs, carottes et navets en abondance ! Et pour conclure, des noix. Manger au Maroc est un devoir qui confine au sacerdoce ! Ces paysans, aussi pauvres soient-ils, respectent les lois de l’hospitalité et honorent le visiteur.

AHWACH

Nous nous rendons ensuite sur le terre-plein voisin, au pied des murets de pierre qui courent à flanc de montagne, face aux sommets vertigineux. Il surplombe l’étroite vallée fertile nichée en contrebas. Les hommes arrivent parés de leurs habits de fête : djellaba immaculée et turban blanc, poignard, fourragère et corne à poudre en métal accrochée dans le dos. Les gens du village, hommes et femmes ainsi qu’une nuée d’enfants –respectueux- se rassemblent pour assister à la danse. Nombre d’entre eux s’alignent le long des deux murets qui dominent l’esplanade. Leurs vêtements, ceux des femmes en particulier, rouge, jaune, vert, bleu, offrent une palette de couleurs vives. Face aux montagnes, dix-neuf hommes s’alignent en un demi-cercle à peine tracé ; nanti chacun d’une tarija, ils regardent le mokadem, le maître, muni d’un petit tambourin en bois de noyer tendu d’une peau de chèvre, le talount. Derrière lui, se tiennent deux flûtistes, une flûte en bois, l’autre en métal. Au signal du mokadem, le rythme et la danse s’ébranlent. Celui-ci évolue, parle, commande et d’un simple signe indique le changement de rythme. C’est une danse collective, l’ahwach, dont les rythmes sont complexes, marqués par une frappe puissante. Les hommes dansent en ligne, sur place à pas comptés, ou bien, ils évoluent latéralement, de gauche à droite ou de droite à gauche. L’alignement des hommes obéit à une hiérarchie sociale ancienne, que le maître connaît et dont il sait l’histoire au fil des cinq siècles passés ! Cette danse affirme la cohésion du groupe et la solidarité de ses membres. Elle témoigne d’une noblesse humaine et de la fierté des hommes. Peut-être exprime-t-elle également un caractère guerrier. Point de chant dans ces extraits offerts de l’ahwach ; en langue berbère, il évoque généralement la vie, l’amour, la nature… Cet ensemble porte le nom de l’un des rythmes dansés, taskiwin : l’Ensemble Taskiwin, donc. Mais il existe aussi dans ce village, un ensemble de garçons de 13 à 16 ans. Nous ne le verrons point. Souriants et joyeux, tous ces hommes ont offert avec fierté leurs musiques et leurs danses : ils sont de modestes paysans, propriétaires d’un lopin de terre. Le mokadem lui-même cultive légumes et blé. Il est âgé de 59 ans, dit-il, mais en paraît dix de plus. Les vieux, même édentés, offrent de beaux visages burinés : chacun raconte l’histoire d’une vie de labeur. La lumière du soleil, limpide à cette altitude, modèle le relief du paysage et éclaire les couleurs vives des habits. Mais le soleil baisse sensiblement, plonge derrière les montagnes et disparait. Il est temps de quitter ces villageois aimables et généreux. Tandis que nous prenons congé, le mokadem relate le voyage à… Bobigny, pour participer à une cérémonie alaouite, au sein d’une caserne ! A 17 heures 30, nous nous séparons dans l’ombre naissante ; le maître nous accompagne quelques kilomètres plus bas. Là, il nous désigne un vieux noyer au fond d’une vallée et dit : « nous nous retrouverons au mois de juillet au pied de cet arbre. » Lui, il regagnera le village à pied. Ici, la mesure du temps est autre.

HAUT-ATLAS, VILLAGE AU-DELA DE SEBT TALMAKANT.
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VILLAGEOIS AU COURS DU DEJEUNER.
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EN BAS L'ENSEMBLE TASKIWIN ; AU DESSUS LES VILLAGEOIS ASSISTENT AU SPECTACLE.
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L'ENSEMBLE TASKIWIN, SOUS LA DIRECTION DU MOKADEM.
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L'ENSEMBLE TASKIWIN, OUVRE L'AHWACH.
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L'ENSEMBLE TASKIWIN : LE MOKADEM.
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TROIS DES DIX-NEUF MUSICIENS DE L'ENSEMBLE ET LEUR TARIJA.
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L'ENSEMBLE TASKIWIN, DJELLABA IMMACULÉE, TURBAN BLANC, ET FOURRAGERE...
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LA GENTE FÉMININE PENDANT L'AHWACH.
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LES VILLAGEOIS PENDANT L'AHWACH.
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Nous descendons plus rapidement qu’à l’aller tandis que la nuit enveloppe la majesté du paysage. Sans croiser ces sangliers, qui en ces parages font la joie des chasseurs. A 21 heures, nous arrivons à Agadir.

 

Agadir, le dimanche 13 novembre

ANTI-ATLAS

En fin de matinée, nous quittons l’Institut français pour prendre la direction de l’Anti- Atlas, via la plaine du Souss. Cap à l’est donc. Le soleil nous accompagne. Juchées sur les branches des arganiers, les chèvres gourmandes se gavent sans vergogne. On traverse, ensuite, la jolie ville d’Ouled-Teima : une rue centrale bordée d’arbres et de petits immeubles crépis… Champs d’orangers, serres sous lesquelles prospèrent les agrumes ; plus loin, oliveraies qui produisent, dit-on, les meilleures olives du pays. Souss plaine fertile ! On retrouve les remparts anciens de Taroudant. Le temps se gâte : le ciel est en deuil et quelques gouttes de pluie arrosent le paysage. A Aoulouz, nous retrouvons nos deux contacts, artistes berbères. C’est l’heure du déjeuner. Un café branché, sur la rue Al Jazira, nous accueille : tajine de bœuf, arrosé d’un thé mêlant menthe et absinthe, qui paraît-il réchauffe ; elle suscite une amertume que je trouve déplaisante. Pour une fois, je parviens à payer l’addition. Nous prenons la route du village où nous attend, dans un beau ryad ancien, le premier ensemble de la journée, une formation mixte. La porte d’entrée du lieu est magnifique ; une famille y demeure, mais il appartient à un Suisse.

AHWACH BIS

Après avoir chauffé les peaux à la flamme vive d’un feu de bois, les musiciens s’installent à l’ombre d’un poinsettia ; quatre excellents musiciens : gros tambour ganga, deux illouna (talount) et un naqous (une jante). Des femmes, dont certaines très jeunes, bébé dans les bras, et des enfants dépenaillés observent à distance. Cet ensemble mixte d’ahwach d’Aoulouz, le Tamount (ensemble) Aoulouz, offre le répertoire d’Aoulouz. « Youyous, youyous !» Les femmes sortent de la maison en chantant : elles escortent la jeune mariée, dont le visage est dissimulé, et rejoignent les hommes, parmi lesquels le fiancé, la tête ceinte d’un bandeau blanc, sur le terre- plein. Sous l’étoffe blanche, que tendent certains participants, la mariée dévoile son visage.

Neuf femmes et six hommes chantent et se répondent. Ceux-ci se tiennent par la main et sautillent sur place. Djellaba et turban, ils sont vêtus de blanc et portent en bandoulière le traditionnel poignard dont le fourreau est ouvragé. Les femmes sont coiffées d’un foulard jaune, rouge ou bleu, frangé de pendentifs en forme de médailles. Elles portent une robe de couleur bordeaux sur laquelle est fixée à la taille une jupe de dentelle blanche ajourée, bordée d’un volant de couleur à hauteur du genou. Des voix d’hommes entonnent le deuxième chant, puis voix féminines et masculines se répondent. Des battements de mains marquent le rythme ; et les hommes se balancent d’avant en arrière, tout en imprimant à leurs épaules une sorte de sautillement de bas en haut et un mouvement de leurs bras vers l’avant. Enfin, retentit un chant interprété par les femmes, auxquelles succèdent les voix des hommes, avant que hommes et femmes se répondent. Toutes ces voix sont belles ; elles célèbrent l’amour et la nature. Cependant, l’ensemble paraît quelque peu confit dans la naphtaline du folklore.

ANTI-ATLAS, VILLAGE D'AOULOUZ, FEU POUR CHAUFFER LA PEAU DES TAMBOURS.
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ANTI-ATLAS, VILLAGE D'AOULOUZ, DES MUSICIENS DU TAMOUNT AOULOUZ (ENSEMBLE AOULOUZ).
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ANTI-ATLAS, VILLAGE D'AOULOUZ, SOUS L'ETOFFE BLANCHE LA MARIEE...
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ANTI-ATLAS, VILLAGE D'AOULOUZ, TAMOUNT AOULOUZ, GROS TAMBOUR GANGA.
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PISE

A 15 heures 30, nous poursuivons notre chemin en direction de Taliwin, village situé à douze kilomètres en amont, au sud d’Aoulouz. Nous marquons une courte pause chez le mokadem, le maître, qui sera notre accompagnateur : sa maison comporte un étage et un patio ; il élève un couple de moutons et quelques agneaux et cultive un champ où poussent carottes et citronniers. A proximité, on découvre un village en pisé qui se blottit de plain- pied. La maison d’un ancien caïd, représenté par son fils, nous y accueille. C’est une vaste demeure en pisé, vieille de plus d’un siècle, composée de plusieurs pièces et cours. Dans une remise s’entassent les piments rouges. Il fait froid ; le ciel est gris. Dans la belle cour principale, un homme allume un feu de broussailles et de résidus d’olives après le pressage qui extrait l’huile. Ainsi chauffe-t-on les peaux des percussions.

TRADITION DE TALIWIN

Les hommes arrivent les uns après les autres des alentours, qui en mobylette, qui en camion… Paysans, ils possèdent leur parcelle de terre, mais ce n’est pas la Beauce… Ils se préparent en attendant le maître spirituel, l’andam, poète récitant et chanteur, également agriculteur. Nous sommes dans la région de l’arganier et de la fleur de safran. Les hommes sont prêts, tout de blanc vêtus. Pour conjurer le froid, on commencera sans l’andam. L’Ensemble Aglagal perpétue la tradition de Taliwin de percussions et danses. Il se compose exclusivement d’hommes : dix danseurs- chanteurs, qui battent des mains et tapent des pieds (neuf sur certains thèmes, le dixième frappe le grand tambour ganga), trois tambours ronds en bois et peau ilouna, le talount et la voix de l’andam et un mokadem, soit quinze personnes ! Le mot ganga est d’origine africaine, comme certains membres de l’ensemble, descendants d’esclaves africains, et certains rythmes.

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Dans la cour principale, sous l’autorité du mokadem, les hommes commencent à danser et chanter, exclusivement en langue berbère (tamazight). La plupart ne parle guère l’arabe. Au Maroc, les Berbères (Imazighen) représentent 45 à 50% de la population, soit environ 12 millions d’individus. Dans les écoles, situées en terre berbère, on apprend désormais l’alphabet berbère aux enfants berbères. Le spectacle offert par cet ensemble est d’emblée saisissant ! Maîtrise du corps et de la voix. Perfection de l’ensemble qui forme comme un seul corps. Métaphore de l’unité et de la solidarité des êtres ?

ANTI-ATLAS, VILLAGE DE TALIWIN, L'ESNEMBLE AGLAGAL SOUS LA DIRECTION DU MOKADEM.
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ANTI-ATLAS, VILLAGE DE TALIWIN, L'ENSEMBLE AGLAGAL, DANSE DE TALIWIN.
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ANTI-ATLAS, VILLAGE DE TALIWIN, L'ENSEMBLE AGLAGAL, DANSE DE TALIWIN, QUATRE PERCUSSIONNISTES.
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ANTI-ATLAS, VILLAGE DE TALIWIN, L'ENSEMBLE AGLAGAL.
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ANTI-ATLAS, VILLAGE DE TALIWIN, L'ENSEMBLE AGLAGAL, DANSE DE TALIWIN.
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ANTI-ATLAS, VILLAGE DE TALIWIN, L'ENSEMBLE AGLAGAL.
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ANTI-ATLAS, VILLAGE DE TALIWIN, MUSICIENS L'ENSEMBLE AGLAGAL.
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L’andam est arrivé ! Il se joint aux musiciens, et s’accompagnant au talount, il commence à chanter ses poèmes et à improviser sur divers thèmes : ainsi, chante-t-il, dans la vie, ce que l’on considère comme important ne l’est pas toujours, et les voix des hommes lui répondent. Il évoque ensuite les moissons… Les hommes danseront en se tenant les coudes : ils affirment ainsi la cohésion du groupe et la solidarité de ses membres. Chants et danses s’enchaînent sur place ou bien en évoluant de droite à gauche pour dessiner un cercle ou encore, en épousant une ligne perpendiculaire dos aux musiciens, puis face à eux. Emporté par le rythme et le chant de l’andam, fondé sur l’improvisation, le groupe effectue des mouvements de flux et de reflux en une symbiose parfaite sous l’égide du maître de cérémonie.

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GAVE !

L’andam montre un beau visage qu’éclaire un sourire. Pour prendre congé, il me gratifie d’une accolade. Les hommes se changent et s’en vont ; les quelques curieux également. Et nous aussi. Nous nous arrêtons ensuite chez le mokadem : édenté, l’homme est avenant. Il nous accueille selon l’usage et nous comble de nourriture : thé au safran, amandes et gâteaux secs, galettes, miel de l’Atlas, beurre rance, huile d’olive et amlou (huile d’argan, miel de l’Atlas, amandes) et… tajine de bœuf ! Il est 17 heures ! La, la, la (non, non, non) : gavé, on refuse d’avaler le tajine, on crie grâce et on requiert l’indulgence de l’hôte ! Le temps de digérer, on regarde une vidéo de l’ensemble filmé par la deuxième chaîne marocaine, à Bobigny, en 2003 : vingt danseurs-chanteurs évoluent pendant une trentaine de minutes au cours d’une soirée qui se prolonge deux heures trente… A 18 heures, la nuit envahit le ciel. Deux heures plus tard, nous arrivons à Agadir.

Les deux jours suivants, le lundi 14 et le mardi 15 novembre sont exempts de rendez-vous : on demeure à l’hôtel Dorint, et on profite de ce temps disponible pour mettre à jour les notes de ce journal, écouter des musiques berbères et lire. Seul un apéritif chez Brahim et un dîner chez une amie interrompent ces activités.

 

Agadir, le mercredi 16 novembre

Le ciel étend son voile bleu sur le paysage. La matinée à l’hôtel est studieuse.

FUSION

En début d’après-midi, nous nous dirigeons vers le local de répétition d’ Amarg Fusion (amarg signifie chant). Dans une vaste pièce est aménagé un espace exigu isolé par deux murs en… carton d’emballage ! A l’intérieur, se serrent huit musiciens : un clavier, une percussion, une batterie, une guitare, une basse, un lotar, tendu de quatre cordes (ou une deuxième guitare), un ribab, doté d’une grosse corde en crin, et enfin, une bonne voix qui chante en berbère. Le répertoire se partage entre chants puisés aux sources du patrimoine et compositions originales. Ainsi, le premier chant appartient-il au répertoire de l’Hadj Belaïd, le deuxième à celui du rays Mohamed Boudra, le troisième, « Agadir », est une composition originale, et le quatrième et dernier est également emprunté à un rays. Ce phénomène de fusion date des années 70 ; il s’inscrit dans la mouvance de l’ensemble Nass El Ghiwane, qui entreprit une telle démarche. Pour ma part, je considère que guitares électriques et batterie dominent les autres instruments : le nord écrase le sud. La fusion s’opère au détriment de la tradition.

L’ENSEMBLE DU RAYS LHOUCEIN AMENTAG

Nous prenons le chemin de la maison de Brahim au bord de la mer. Les membres du groupe du rays Lhoucein Amentag nous y attendent. Ils sont neuf : deux ribab, quatre lotar (quatre, cinq et six cordes), un tambourin ou tabla, un naqous et le rays et son lotar. Vêtus d’une djellaba blanche, finement ceinturée de vert et parée du cordon, également de couleur verte, du traditionnel poignard, ils sont coiffés d’un turban blanc. Ils sont des troubadours urbains dont les confrères ruraux écoutent avec gourmandise les cassettes. Les trois chants sont dansés avec dynamisme par ces hommes dont les pieds frappent le sol et marquent ainsi le rythme. Les deux premières pièces appartiennent au répertoire de L’Hadj Belaïd, la dernière, de nature religieuse, à celui du rays Aboubakr Anchad.

A PROXIMITE D'AGADIR, L'ENSEMBLE DU RAYS LHOUCEIN AMENTAG, DE GAUCHE A DROITE, LOTARS ET RIBABS.
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A PROXIMITE D'AGADIR, L'ENSEMBLE DU RAYS LHOUCEIN AMENTAG, DE GAUCHE A DROITE, UN LOTAR ET UN RIBAB.
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A PROXIMITE D'AGADIR, L'ENSEMBLE DU RAYS LHOUCEIN AMENTAG, UN LOTAR.
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Ainsi s’achève cette incursion au cœur de la culture berbère du Maroc, à la découverte de l’autre, cet, inconnu, riche de ses différences.

 

LEXIQUE

-amazigh : berbère. Le Maroc compte 12 millions de Berbères

-andam : poète récitant et chanteur dans un ensemble d’ahwach

-ahwach : danse collective (hommes et femmes) binaire amazigh de l’Atlas mariant mouvement, rythme et voix, accompagnée par les flûtes et les tambourins

-ahwach ajmak : danse masculine et joutes poétiques entre deux rangées d’hommes, sur la place du village

-dikhr : au cours du rituel des confréries soufi, répétition rythmique du nom d’Allah ou de celui du Prophète

-djellaba : long et ample vêtement

-ghaïta : hautbois

-gnawa (pluriel de gnawi) : population originaire d’Afrique noire pratiquant des rituels de possession

-guembri : luth à cordes pincées des Gnawa

-houari : musique de Taroudant

-kamanche : vièle à pique à cordes frottées

-karakeb : cymbales

-lotar : luth piriforme

-maalem : maître artisan ou maître d’une confrérie

-mellah : quartier où résident les Juifs de la ville

-melhoun : genre musical populaire et citadin, qui puise ses textes dans le répertoire de la poésie populaire écrite en arabe dialectal

-mokadem : chef d’un village ou chef d’une confrérie

-naqous : percussion en métal, frappée avec deux baguettes métalliques

-« qrikshat » : petit tambourin de la musique chaâbi

-rays (pluriel : rways) : poète-chanteur, barde qui s’accompagne à la vièle ribab

-ribab : vièle monocorde

-sentir : luth de plus grosse taille que le guembri

-soufi : adepte du soufisme, courant mystique, ésotérique et initiatique, qui prône la recherche d’un état spirituel permettant l’accès à une connaissance cachée

-suissen :

-tabla : caisse conique en bois sculpté, tendue d’une peau de gazelle à l’aide d’une corde

-tajine ou tagine : ustensile de cuisine traditionnel en terre cuite, coiffé d’un couvercle conique, et sorte de ragoût (viande, poisson, légumes) cuit à l’étouffée : contenant et contenu

-tarija : percussion traditionnelle, dont la caisse, qui adopte la forme d’un sablier, est une poterie vernissée recouverte d’une peau en intestin de chèvre, ou d’une peau de mouton et d’un résonateur. On en joue avec les doigts

-tariqa : la voie, le chemin ; il permet au soufi d’accéder à la connaissance