MAROC, ART DE VIVRE
AU ROYAUME D’ALLAH
31 MARS – 2 AVRIL 2011
Jeudi 31 mars, AGADIR
Le voyage au Maroc, souvent, est riche d’imprévus. En l’occurrence, en guise de prélude, Royal Air Maroc recèle quelques facéties : la place 33C qui m’est attribuée n’existe pas ; la rangée 33 pas davantage : la dernière porte le numéro 31… Par ailleurs, le décollage est retardé de cinquante minutes, des mouchoirs en papier sales garnissent le vide-poche et les stewards manifestent quelque arrogance. A bord, on ne sert ni alcool ni vin : nous voilà donc, déjà, tous convertis…
A l’arrivée à Agadir, on suffoque : 38 degrés à l’ombre ! Une colline affiche en langue arabe les mots « Dieu-patrie-roi » : tout est dit !
L’ami Brahim, personne-ressource, directeur de plusieurs festivals, m’installe au premier étage de sa belle maison qui en compte trois ; son faîte est nanti d’une terrasse qui permet d’admirer la mer voisine. Construits et sculptés par des artisans, les meubles sont ornés de motifs berbères et réjouissent le regard.
Conversation avec Brahim :
Les ensembles de rways* comptent quatorze ou quinze personnes. Il est de ce fait difficile de les inviter à l’étranger, voire au Maroc. Une nouvelle génération s’imprègne de la tradition et crée des formes plus modestes et moins spectaculaires. Ces petites formations offrent de petites formes ; elles reposent sur des textes et des mélodies traditionnelles. Ainsi, Inouraz, en français, les Espoirs. Chaque musicien de ce groupe travaille au sein d’ensembles de rways. Tous les membres de Inouraz sont des maîtres dans l’art de leur instrument. Ils sont quatre, à savoir percussion, lotar (luth tendu de trois cordes), ribab (vièle nantie d’une corde) et autre percussion. Au sein de cet ensemble, le chant est absent ou presque. Selon les circonstances, tel ou tel chanteur se joint à eux.
Il est environ 23 heures. Au bord d’une piscine, Inouraz tourne le clip du prochain cd du groupe. Tapis et objets traditionnels décorent les lieux. Brahim et moi, nous asseyons à l’abri de la frondaison d’un frangipanier. Cachées sous la table, gisent bouteilles de vin et canettes de bière… En ce pays producteur de vin, Allah veille! Ils sont cinq assis au bord de la piscine, l’un des percussionnistes joue aussi du guembri (luth), le lotar d’une sorte de flutiau, le ribab, du lotar et le deuxième percussionniste… d’une percussion. Et, le chanteur, Moulay Ali Chouhad, chante. C’est un barde. L’un des poèmes évoque les révoltes qui soulèvent les peuples de la rive sud de la Méditerranée. L’homme est apiculteur, il élève des abeilles :
-« Alors, vous faîtes du miel ?
- C’est l’abeille qui fait le miel. Moi, j’essaie de mettre du miel dans la poésie. »
Les cinq artistes sont originaires de l’Anti-Atlas et héritiers de ses traditions. Inouraz ou la tradition revisitée et vivante. En France, ils proposent un concert qui réunit les quatre musiciens et le chanteur : une séquence instrumentale, un solo et un duo de percussions…
Vendredi 1 avril, AGADIR-TIZNIT-SIDI IFNI
En début d’après-midi, au café voisin du bureau de Brahim, des hommes sirotent un café ou un verre d’eau ; les yeux rivés sur l’écran de la télévision, ils regardent un match de foot- ball… Point de femmes. Allah toujours veille…
Vers dix-sept heures trente, je regagne le bureau. Il s’ensuit une interminable attente dans le brouhaha et la rumeur des conversations croisées des portables… insupportables ! A l’extérieur, la température atteint les 38 degrés à l’ombre : gamins et adolescents disputent un match de foot- ball. Ce sport n’est-il pas le divertissement favori des démunis ?
Il est plus de dix-neuf heures quand nous prenons la route de Tiznit, situé à 110 kilomètres au sud d’Agadir : arrivée nocturne et brève visite à la boutique de vente de cd et cosmétiques de l’ensemble Imghrane ; il se compose de quatre membres dont un chanteur, soit trois frères et un autre musicien. Ce soir, le groupe enregistre, lui aussi, le clip de son nouveau cd. Nous n’y assisterons pas. Au cours de la conversation, on apprend que le groupe est complétement autonome : il s’auto -produit et s’auto- distribue.
L’un des frères nous accompagne au restaurant du coin : tajine de bœuf, picoré à l’aide du pain, toujours tenu dans la main droite, la gauche étant considérée comme impure. Chacun puise ainsi dans le plat. L’orange du dessert est savoureuse. Allah est généreux ! Il est 21 heures 30 : le même frère nous escorte vers le village de montagne où nous sommes attendus.
Une heure plus tard, sous un ciel semé d’étoiles, nous arrivons à Aït Abdallah (la famille de en amazigh, la langue des Berbères). Escorté par un villageois et son petit-fils, nous cheminons à pied au fil d’un sentier escarpé, à la lueur d’une torche électrique. La femme de Brahim s’est enveloppée de voiles « par respect », dit-elle… Allah n’exige pas le port du voile ; d’ailleurs, les femmes de ce pays naguère ne l’arboraient guère. Notre amie rejoint les femmes.
Nous gravissons quelques marches pour retrouver les hommes. Nous sommes en retard ; ils nous attendent assis, adossés aux parois crépies de couleurs sans éclat d’une pièce rectangulaire. D’emblée, on offre parfum et thé à la menthe. Le rituel des ablutions précède le tajine poulet- petits pois- carottes et pommes de terre, servi sur de rondes tables basses installées à cet effet. Après le repas, on procède aux ablutions avec un savon liquide cette fois, on déguste un autre thé à la menthe, un parfum est vaporisé sur chacun et, enfin, on rend grâce pour remercier Dieu de ses bienfaits, car Allah est grand, n’est-ce pas, Allah akbar ! C’est tout un art de vivre populaire qui est pratiqué quotidiennement ; il s’accompagne d’une abondance de nourriture, des mets destinés autant à être montrés que consommés. Ici, se perpétue une culture de l’accueil et de l’hospitalité.
Et voilà que retentissent les instruments : deux bendir (tambour sur cadre), trois flutes, un naqous (percussion métallique frappée avec des baguettes)… Deux hommes se lèvent et dansent.
Il y a là, à notre intention, dix-sept hommes, issus de trois générations, presque tous de blanc vêtus. Le cordon rouge, croisé sur le torse, porte un poignard ouvragé. Ensemble, ils dansent l’ahwach, cette danse collective. Alignés, ils croisent les mains, les battent et martèlent le sol de leurs pieds. Ensuite, ils dansent deux par deux. Tout le corps vibre, des pieds aux épaules. Deux hommes se font face debout et, enfin, à genoux. Un garçonnet, âgé de dix ans, perpétue lui aussi avec finesse cette tradition.
A 23 heures 30, nous prenons congé à regret. La route est obscure et parsemée d’embûches… Quarante-cinq minutes plus tard, on découvre les lumières de Sidi Ifni, terre espagnole jusqu’en1976. Sur un terrain de basket, au pied d’immeubles sans cachet, des jeunes disputent un match en cette heure tardive, au mépris de la chaleur qui persiste. Au modeste hôtel Bellevue, la nuit sera courte et bruyante au terme d’une chasse au cafard et à l’araignée…
A 6 heures, le vacarme du personnel qui, déjà, s’active tue l’apaisante rumeur des flots.
Samedi 2 avril, SIDI IFNI
Le doux murmure de la mer berce la matinée… On prend, ensuite, le chemin de la maison de la belle- famille de Brahim. L’accueil est assorti d’un café et, à nouveau, d’abondance de nourriture… Aux alentours de 11 heures, on s’achemine vers le lieu du mariage, celui de la cousine de l’épouse de Brahim, et l’on emprunte en partie la même route que la veille. Elle sillonne un paysage de montagnes, celui de l’Anti-Atlas, semé d’une maigre végétation: fleurs des champs, cactus, arganiers… Et, dans ce décor bucolique paissent, sous l’œil vigilant de leur gardien, troupeaux de chèvres et de moutons … A l’occasion, il arrive que l’on croise des nomades sahraouis…
Arrivés au village de Tirsit, par un chemin que l’on discerne à peine, on accède à la maison des grands-parents de l’épouse de Brahim. C’est une maison carrée, au toit plat, construite en pierre et en terre autour d’un patio. Dépourvue d’étage, elle est nantie d’une entrée conçue pour abriter du vent. Inoccupée, elle est désormais une résidence secondaire dont profite toute la famille. Pour l’heure, elle accueille ici, les femmes, là, les hommes. Allah, dans sa mansuétude, pare à toute tentation. Dans la pièce où se tiennent ceux-ci règne une certaine fraîcheur ; on y sert un plat composé de vermicelles et arachides salé-sucré et froid. C’est original et savoureux. On attend, comme souvent sur cette terre, puis, on part pour la maison des parents de la mariée.
Là, une quarantaine d’hommes, la plupart enturbannés et vêtus d’une djellaba, dont deux religieux, est assise, adossée aux murs, sur une collection de tapis, peaux de mouton et coussins. Le protocole exige que l’on serre la main de chacun en adressant les rituelles formules de politesse…
L’homme qui reçoit, petit et pauvrement vêtu, coiffé d’un turban dont le blanc n’est plus immaculé, est affable et prévenant, soucieux de satisfaire ses invités. On procède aux ablutions d’usage et à la mise en place de ces rondes petites tables basses, chacune pour six convives. On déguste ensuite tajine d’agneau -élevé maison- et couscous et, enfin, des fruits. Le tout arrosé d’eau et/ou de sodas. Voilà déjà deux jours que je suis musulman, sevré d’alcool ! C’est le moment du thé à la menthe et des nouvelles ablutions agrémentées de savon ; en sus, rinçage de bouche et crachats… Et pour conclure, action de grâce. Alors, chacun se lève et déambule… Mais où est donc le fiancé ? Il est, me dit-on, originaire d’Ifni : un gars de la côte prend femme dans la montagne. On ne le verra pas.
En compagnie de Brahim, nous retournons en face, dans l’autre maison, à travers champs de blé et coquelicots. Au milieu de l’un de ces champs, un vieux tronc d’arbre allongé sur le sol est une sculpture qui sollicite l’imagination. Attaché à un arbre, un âne braie…
Dans le patio de « l’autre maison » s’agite une nuée d’enfants, beaux comme de jeunes dieux. Trois d’entre eux jouent aux cartes…
Deux femmes s’avancent en costume traditionnel berbère, celui que l’on porte dans l’Anti-Atlas : grande et longue jupe blanche, chemisier écarlate, boléro et long voile noirs, collier composé de magnifiques pièces en argent… Enveloppées de fins voiles de couleurs, les autres femmes, nous dit-on, s’amusent… entre elles. Sans les hommes. Allah… On entend les rythmes battus sur les bendir et les bouteilles d’eau, ainsi que le chant et les youyous. On ne verra point la mariée ; ni la mariée ni le marié, censé quérir sa belle en compagnie de sa famille. Mais là-bas, sur la côte, il fait chaud et, sans doute tarde-t-il dans l’attente d’une température plus clémente. Ici, au cœur de la montagne, l’air est plus frais.
En guise de promenade, on gravit le flanc d’une colline jusqu’à un ancien fort français. Veillés par leur gardien, troupeaux de chèvres et de moutons paissent. Revenus sur nos pas, à notre point de départ, on attend. Le temps s’écoule lentement. Rien n’advient. A quoi bon se complaire en cette attente ? Peu avant 20 heures, nous saluons et prenons congé. On emprunte un chemin parallèle à celui de la matinée, plus direct et moins dangereux. Ainsi, bouclons-nous la boucle de ce périple au sein de l’Anti-Atlas occidental. Il est aux environs de 22 heures et on traverse Agadir : les odeurs pestilentielles des conserveries nous accompagnent…
* Rways, singulier rais, féminin raïssa, féminin pluriel rayssates. Les rways, ensembles autrefois itinérants de bardes, « pratiquent l’amarg, une forme poétique et musicale collective traditionnelle de la culture amazigh (berbère), sorte de poésie populaire où la mélancolie, l’amour et la foi se trouvent confrontés au quotidien ».