Apatura

L’altercation avait été vive. Apatura s’en fut. C’était le mitan de la nuit. Achalandées jusqu’à une heure tardive, les rues commençaient à se dépeupler. Il marcha d’un pas rapide. Sans but. Sourd aux rumeurs de la ville. Apparemment impassible… Seule la contraction répétée d’un muscle de la joue trahissait une nervosité certaine. Il s’éloigna du centre de la ville : à ces petites maisons de couleurs vives, zébrées d’escaliers extérieurs zigzaguant sur la façade, succédaient, le long de larges avenues, un enchevêtrement d’édifices de béton témoins de diverses époques… Là-bas, la dentelle de fer du pont Jacques Cartier barrait l’horizon. La nuit était douce. Il s’arrêta. Un parc lui offrait l’hospitalité. Allongé sur l’herbe, au pied de deux érables, il contemplait les étoiles. Une sorte d’ivresse le saisit : il se sentait libre. Hypnotisé par la magie du ciel nocturne, il s’endormit. Un papillon de nuit effleura son front.

Apatura était beau. De proportions harmonieuses, son corps évoquait ceux de ces statues que, dans l’Antiquité, sculptait Praxitèle. Des yeux sombres comme la nuit, sertis dans un visage qui faisait songer à l’Asie. Le nez fin dominait des lèvres sensuelles. Elles s’animaient dans l’éclat d’un sourire. Las du regard des autres dont la convoitise l’agaçait, Apatura vivait sa beauté comme une servitude. Adolescent, il avait affronté trop de sollicitations pour céder au plaisir d’être désiré. Le feu du désir s’allumait seulement au sein de la fidélité conjugale qui le guidait et à laquelle il ne dérogeait guère. Le souffle du plaisir ne caressait pas son corps. La sollicitude des garçons le navrait ou bien lui inspirait la dérision. Pourtant patente, sa féminité, le plus souvent, l’agaçait. Son éducation lui interdisait, semble-t-il, de se livrer aux plaisirs masculins. Solitaire, le plaisir lui répugnait. En quête de « soulagement », il ne s’y livrait qu’exceptionnellement. Pudique et rêveur, Apatura refusait de partager les méandres de son imaginaire. Silencieux et individualiste, il édifiait une citadelle de froideur. Sa douceur apparente cachait une force morale.

Pour échapper à l’étreinte de la nuit, Apatura s’agita. Il frissonna. La promesse du jour éveillait la nature. Des gouttelettes de rosée festonnaient les arbres du parc comme autant de guirlandes. A l’odeur nauséabonde de la ville, commençaient à se mêler les parfums des fleurs ornant les parterres, revigorées par la nuit. L’aube naissait. Apatura s’éveilla. La nuit colporte les désirs jusqu’à l’aube. Ainsi lesté, son esprit vagabondait d’images en images ; son plaisir s’amarrait à son imaginaire. Les nuages du désir « attisent l’incendie des caresses ». Lentement, il dégrafa le haut de son jeans ; sa main plongea à l’abri de son sous-vêtement troué. Un papillon blanc voletait dans le jour naissant. L’épaisse liqueur blanche se répandit sur la peau de son ventre et quelques gouttes, larmes de la lune, ensemencèrent le sol. Cette sève engendra dans la beauté du monde une mandragore, plante qu’effleuraient les papillons.

 

 

 

Jacques ERWAN
COPYRIGHT JACQUES ERWAN