Reflets

J’ai enfin réussi à voir l’artisan qui a façonné le bois, celui qui m’a inventé dans le clair-obscur de son atelier. J’ai vu, ensuite, le couple de commerçants qui m’a choisi et acheté. L’homme est plutôt svelte, son épouse quelque peu enveloppée. J’ai vu également les deux individus costauds qui m’ont enlevé et déposé dans l’entrée de la maison où je demeure. La lumière du jour y pénètre par la porte principale, qui est vitrée, et l’imposte qui la surplombe. Le jeune propriétaire de la maison a bientôt disparu. Il s’est absenté longtemps, quatre années environ. Il revint. Amaigri, il portait un uniforme d’officier de l’armée française, frappé du chiffre de son régiment. Je le vis à contre-jour. Son épouse, pourtant heureuse de ces retrouvailles, était vêtue de couleurs sombres.

Couleurs d’hiver, couleurs d’été; ombres hivernales, lumière estivale, le temps passa…

Deux ans plus tard, un bébé m’apparut dans les bras de sa mère, la maîtresse de maison. Un rayon de soleil éclaira son sourire. Deux années encore s’écoulèrent et un nouvel enfant apparut. C’était à nouveau une petite-fille, comme sa sœur aînée, l’une brune, l’autre blonde. Leur fine chevelure chatoyait dans la lumière du jour. Je les voyais chaque jour à plusieurs reprises. Elles grandirent et souvent me regardaient. Je constatais que l’aînée veillait sur la cadette, comportement attendrissant ! Un jour, l’une d’elles disparut, et deux ans plus tard, l’autre également : l’une et l’autre quittèrent successivement le domicile familial. Les périodes de vacances les ramenaient à la maison : coquettes, comme souvent le sont les filles, elles jouaient avec la lumière pour se mirer.

Les jours, les semaines, les mois et les années suivirent leur cours…

Survint un intrus, sanglé dans un uniforme vert-de-gris. Chaque matin de cet automne ensoleillé, il vérifiait l’agencement de sa tenue militaire puis, il disparaissait de ma vue. Le soir, de retour, il se livrait dans la pénombre de l’entrée au même rituel quotidien : il saluait en claquant les talons le maître de maison, ôtait sa casquette, l’accrochait à l’une des patères en cuivre, se défaisait de son ceinturon et de son pistolet qu’il abandonnait à l’un des porte-manteaux fait du même métal. Il disparaissait ensuite en direction de l’escalier et s’effaçait.

Quelque temps plus tard, un autre uniforme de même couleur apparut dans un rai de lumière. Négligé et maculé, il enveloppait le corps d’un autre homme. Sombre, il dévoilait un visage sévère et ignorait tout rituel, toute cérémonie. Je le voyais passer chaque jour, matin et soir. Souvent, il titubait… Le visage et le regard des deux jeunes-filles, quand elles le croisaient, exprimaient frayeur et effroi.

Peu après, le père de famille passa, armé d’un fusil dont le canon de métal luisait. Quelques minutes plus tard, des salves nourries retentirent à l’extérieur… Le silence advint ! Les fracas de la guerre et ses drames s’évanouirent.

Visiteurs réguliers, deux jeunes- gens ne m’observaient guère… L’un, diplômé notaire, épousa la jeune-fille brune, l’autre, frais émoulu de la faculté de médecine, la cadette, blonde… Ainsi s’allongea la cohorte des visages connus éclairés par les feux du soleil ou de l’électricité : gendres, cousin du voisinage, meunier enfariné ou paysan coiffé d’un béret, femmes parées de la haute coiffe blanche du pays, livreurs ceints d’un tablier bleu, prêtres portant soutane noire, clients divers sans apprêt, tout un monde modeste et industrieux.

La servante, cette servante sans cœur, dont vous n’étiez point jalouse, ne me regardait guère ; sauf, à l’occasion, pour toiletter ma face… Ses maîtres, complets gris et robes ternes, vieillissaient. Leur fille aînée mit au monde un garçon. En ces temps de privation, il demeura quelques mois chez ses grands-parents. Bébé rieur, i l réjouissait la maisonnée. Je le vis grandir : enfant, il me tirait la langue et me dédiait ses grimaces ; adolescent, il vérifiait sa mise et l’ordonnancement de sa coiffure.

Prématurément, sa grand-mère disparut, et dix ans plus tard, son grand-père. La maison familiale fut louée à un couple de cousins. Parfois, l’homme, grand et svelte, se plantait face à moi. Un jour, il s’en fut, décidant qu’il ne se réveillerait plus. La demeure fut vendue et vidée de ses meubles.

On m’emporta chez la fille aînée, loin de là, au bord de la mer : là, bien d’autres visages me devinrent familiers ; certains beaux ou sympathiques, d’autres laids ou moqueurs. Dépourvu de tain, regards insistants et grimaces vulgaires, je subis nombre d’outrages. Le masque du tain m’aurait épargné bien des avanies! Mais le miroir ne choisit pas ceux dont il offre le reflet.

Jacques ERWAN

 

Jacques ERWAN
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