Knar

Samedi 22 janvier 2005 17h
KNAR
Musique arménienne d’Anatolie
Turquie

Sezar Avedikyan tar, baglama
Arto Erdogan percussions
Sirak Sahrikyan duduk, svi, zurna, accordéon
Taniel Koyuncu oud, cümbüs, chant
Murat Sirin, Tatiana Bostan chant

Une musique à caresser l’âme
Au commencement était, au cœur des montagnes de l’Asie occidentale, une terre d’éleveurs et d’agriculteurs sédentaires, l’Arménie. Dans ces temps anciens, certaines des provinces de ce pays, plus vaste que de nos jours, s’étendaient, au-delà de ses frontières actuelles, sur le territoire de la Turquie d’aujourd’hui. Certains chefs-d’œuvre de l’architecture, art emblématique du peuple arménien et de son identité, en témoignent encore : à Ahtamar, sur un ilôt du lac de Van, ou à Ani, près de Kars, capitale de l’Arménie ancienne.
La culture et l’art du peuple arménien se perpétuent depuis trois mille ans, et la musique traditionnelle « porte l’empreinte de son histoire mouvementée et souvent douloureuse », écrit Gérard Kurdjian, directeur artistique du festival de Fès. Ainsi, les cultures, et donc les musiques, perse, assyrienne, byzantine puis turque, à partir du xie siècle, quand les nomades turcs d’Asie centrale arrivent en Anatolie, ont influencé celles de l’ancienne Arménie. La foi chrétienne aussi : ce pays fut en effet le premier à l’adopter comme religion officielle, sans doute au début du ive siècle, et elle fut souvent l’« unique rempart devant les nombreux envahisseurs ». Ceux-ci, arabes ou mongols, ont coloré la musique arménienne d’influences orientales. Mais qu’en est-il des Arméniens d’Anatolie et de leur musique ?

Arméniens d’Anatolie
Au temps de l’empire ottoman, soit pendant sept siècles, la majorité des Arméniens du pays vivait, comme auparavant, en Anatolie. On sait que les peuples voisins s’influencent mutuellement. A fortiori, ceux qui vivent ensemble sur un même territoire. Grâce à cette osmose naturelle, des Arméniens sont ainsi passés maîtres dans la fabrication et l’art de divers instruments turcs : baglama, zurna, kaval, davul… De même des compositeurs arméniens ont enrichi de leurs œuvres le répertoire de la musique classique ottomane. Ainsi tout au long de l’histoire, les musiciens arméniens ont marqué du sceau de leur créativité la musique turque. Des recherches attestent cette porosité : au début du xxe siècle, les Arméniens ont imaginé des chants dans leur langue, bien sûr, mais aussi en turc voire en kurde, selon les régions où l’immigration les avait conduits. Ainsi, la musique arménienne s’acoquine-t-elle à celle de la communauté dans laquelle elle s’inscrit. Et réciproquement.
Une des principales caractéristiques de la musique arménienne d’Anatolie est la tradition des asug, ces bardes, appelés achik en turc, sur laquelle elle se fonde. Musiciens professionnels, les asug, d’abord disciples, recevaient leur formation d’un maître. Allant de village en village, munis de leur instrument – saz ou santur – ils étaient des intermédiaires entre les diverses régions. Grâce à leurs poèmes et à leurs chants, ils jouèrent un rôle important dans le développement de la langue arménienne ainsi que dans celui de la composition musicale. Ainsi ces troubadours diffusaient et transmettaient aussi la tradition musicale : musiques de fête et de réjouissance liées au moment de la vie quotidienne, chants religieux anciens, ces charagan reposant sur des monodies préchrétiennes, chansons épiques narrant les hauts faits des héros, tous ces trésors de la mémoire populaire, miroir d’une « âme arménienne où la mélancolie affleure à chaque instant, au cœur même de la joie ».

Un patrimoine musical unique
À la fin du xixe et au début du xxe siècle, Gomidas, un homme d’Église, considéré comme l’« un des premiers ethnologues du monde », parcourut l’Anatolie pour recueillir les joyaux de la tradition. Ses disciples et d’autres ont ensuite poursuivi la tâche. Au début du xxe siècle, les vicissitudes de l’Histoire ont bouleversé – on le sait – l’ordre des choses, « le déplacement forcé de la population arménienne » – ainsi dit-on – a ensuite conduit la quasi-totalité des Arméniens – ceux qui n’avaient pas gagné l’étranger – à Istanbul. C’est là qu’ils vivront désormais, loin du berceau de leur musique, l’Anatolie.

Ensemble Knar, nom d’une fanfare d’Istanbul au début du xxe siècle
Originale, voire unique, cette musique, chef-d’œuvre en péril, semblait, dès lors, menacée de disparition. En 1997, l’ensemble Knar – c’était le nom d’une fanfare d’Istanbul au début du xxe siècle – fondé cinq ans auparavant, prit conscience de la fragilité de ce patrimoine et du devoir de le sauver.
Ses deux disques recèlent une collection de chansons arméniennes originaires de nombreuses villes d’Anatolie mais aussi d’Istanbul et d’Arménie. Le répertoire offre berceuses et complaintes, chansons d’amour et musiques de danse, chants religieux… Le groupe poursuit son travail d’archivage, continuant ainsi à enrichir son propos.
Six musiciens et chanteurs – dont quatre joailliers, un professeur d’arménien et un musicien professionnel – contribuent au sein de l’ensemble Knar à vivifier cette tradition : Sezar Avedikyan (tar et baglama), Arto Erdogan (percussions), Sirak Sahrikyan (duduk, svi, zurna et accordéon), Taniel Koyuncu (oud, cümbüs et chant), Murat Sirin (chant) et Tatiana Bostan (chant) qui affirme avec une confondante simplicité : « j’écoute une chanson et puis, je la chante ! ». Outre les instruments, ceux-ci ne sont pas proprement arméniens, deux voix masculines et une voix féminine éclatante de pureté. Tantôt mélancolique, tantôt festive, une musique à caresser l’âme.
Jacques Erwan