Alba

Samedi 19 octobre 2002 20h30
ALBA
Corse

Paghjella, patrimoine musical de la Méditerranée
« Ce sont là voix de montagne, étranglées dans la gorge… »
Tels sont les premiers mots d’une paghjella (Santu Casanova)*, ce fleuron de la polyphonie corse. On ne saurait mieux décrire la spécificité vocale de ce chant issu du croisement de traditions composites. Original et singulier, il appartient cependant à une famille et s’inscrit au sein d’un ensemble plus vaste, celui du patrimoine musical de la Méditerranée. Son origine est incertaine. Elle se perd dans les limbes d’un lointain passé. Au temps des commencements qu’évoquait, voici quelques décennies, une aristocrate britannique, Dorothy Carrington, découvrant le chant corse : « J’avais l’impression d’entendre la voix des entrailles de la terre. Un chant venu de l’origine du monde ». Ces chants immémoriaux sont les probables vestiges d’un langage musical archaïque mais, au fil du temps, ils étaient tombés en désuétude. Transmis de bouche à oreille et donc privés, le plus souvent, de la pérennité que confère l’écrit, on les avait un peu oubliés. Pourtant sous la lave du temps, enfouis dans les consciences, ils s’étaient maintenus. Quelques mémoires rebelles à la corruption des ans en conservaient encore le souvenir. Montagne posée entre ciel et mer comme perle en un écrin d’azur, la Corse est dotée d’un relief protecteur : il isole et protège villages, hommes et traditions.

« Le miracle des années 70″
Au cours des années 70, a sonné l’heure de la prise de conscience politique et culturelle : « le miracle des années 70″, temps de la réappropriation, le riacquistu. À partir de 1976, « Canta u populu corsu » chante la mémoire retrouvée. Il sera un ferment pour l’avenir. En 1981, le Théâtre de la Ville salue ce réveil. Il accueille à Paris ce groupe phare, aujourd’hui devenu mythique. Héritiers de cette tradition, d’autres suivront qui en perpétuent le cours sous des formes diverses et l’enrichissent de leurs créations originales : I Muvrini, Petru Guelfucci et Voce di Corsica, Jean-Paul Poletti et le chœur d’hommes de Sartène, A Filetta, U Fiatu Muntese… chacun riche d’un style propre.
Avec le déclin de la société rurale, le processus de transmission a, lui aussi, changé. La tradition orale s’accompagne le plus souvent, maintenant, de l’écoute d’enregistrements anciens, et parfois du recours aux partitions.

Le groupe a survécu aux amitiés lycéennes
Le chant corse vit. Il évolue et se métamorphose. Il s’enrichit d’influences et de créations nouvelles. Figer une tradition, c’est la fossiliser en un folklore, voire la condamner à disparaître.
Alba s’est donné un nom riche des promesses de l’aube. Fondé en 1992 par des adolescents de Balagne, le groupe a survécu aux amitiés lycéennes. Bercés dès leur enfance par ces chants dont les confréries religieuses, à Calvi comme ailleurs en Corse, perpétuent la tradition, ils s’initient ensuite à l’art de la polyphonie. D’ateliers en stages, ils bénéficient de l’expérience de leurs aînés, membres des ensembles A Filetta et A Cumpagnia ou de Nando Acquaviva à la Casa Musicale, la dynamique institution du village de Pigna. Ils participent à la vie liturgique locale et à celle des confréries religieuses qui, depuis des siècles en Corse, sont les ferments de la vie spirituelle et de la solidarité sociale. Ils animent aussi des veillées.
On entend Alba au Printemps de Bourges et à Calvi, invité de ce surprenant Festival du Vent, ou bien encore, à la fin de l’été, lors des Rencontres polyphoniques : ils chantent pendant les soupers nocturnes qu’abrite la Poudrière, ils chantent dans ce petit café proche de la Citadelle, ils chantent à la cathédrale… Ils chantent soir et matin. Ils chantent « pour le plaisir », disent-ils, comme on pouvait s’en douter, et leurs voix, quand elles s’élèvent et se mêlent, pour tisser la polyphonie, forcent l’écoute. En fait, depuis dix ans déjà, ces jeunes gens se livrent au plaisir de la rencontre et de l’échange.

La valeur du temps et de la patience
Enseignant, étudiant, artisan, musicien ou intermittents du spectacle, ces huit garçons connaissent la valeur du temps et de la patience. Ils ont su attendre sept ans pour mûrir leurs recherches, peaufiner leur art, et enregistrer, en 1999, leur premier CD, I soli ciutati. Depuis, tradition vivante oblige, ils ont encore évolué. Puisant aux sources, ils élaborent, au fil du temps, « une musique méditerranéenne en langue corse, ouverte, précisent-ils, sur les expériences musicales du xxe siècle ». C’est dire que leur répertoire recèle polyphonies profanes et sacrées issues de la tradition orale, musique instrumentale, distillée par flûte, percussions, cetera et autre guitare, ainsi que quelques créations originales.

compositions originales pour que vive et se perpétue la tradition
Alba évoque les réalités de la vie, plaisirs et pesanteurs, en des sonnets, prolégomènes de son prochain album. Il interprète la paghjella, chœur à trois voix masculines, mais l’accompagne des sonorités d’instruments hérités de la tradition. Il chante ces terzetti, chants plus élaborés que la paghjella… Sur ces modèles anciens, Alba exerce sa verve et crée de nouvelles polyphonies ainsi que des chansons qui nourrissent le répertoire. Il harmonise en polyphonie furtunatu, chant monodique familier à tous les Corses. Il célèbre aussi le sacré : Requiem de la messe des défunts, Sanctus et Agnus Dei de la messe des vivants.
Les pièces instrumentales sont empruntées à Michele Raffaelli, maître de la cetera, l’instrument à cordes insulaire, ou bien fruit de compositions originales, riches, à l’occasion, de sonorités traditionnelles. Pour que vive et se perpétue la tradition.

Jacques Erwan

* Cité par Jean-Philippe Catinchi, « Polyphonies corses », Cité de la Musique/Actes Sud, 1999