Regards croisés

« Des regards regardants mais aussi regardés. »

Jose Luis BORGES

Il regardait par la fenêtre. La distance diluait ce regard. Ses yeux paraissaient aussi vides que ceux de certains de ces personnages peints par Modigliani. Que contemplaient-ils ? Peut-être admiraient-ils les arbres : le vert de leurs frondaisons éclatait sous le ciel bleu au pied de la masse sombre de cet immeuble, un haut rectangle de béton, où il séjournait. Il demeurait figé, comme immergé dans la profondeur d’une méditation. Entendait-il la rumeur de la ville ? Etait-il sourd à tout écho de la vie ?

Par la baie largement ouverte de ma chambre, je le regardais, ou plutôt, curieux, je l’observais. Aucun mouvement particulier, aucun signe perceptible ne trahissaient la moindre attention portée à mon regard ; encore moins une quelconque surprise. Immobile, il regardait, fixant un énigmatique panorama.

Debout, le torse nu et apparemment musclé, il était jeune. Ses cheveux bruns, coupés courts, contrastaient avec un visage d’une évidente pâleur. A cette distance, il semblait beau, de cette beauté que l’on prête aux statues dès le premier regard, avant que la contemplation en dévoile les détails.

Soudain, un léger mouvement de la tête accompagna un changement de direction du regard de ce jeune-homme. Il vit qu’on l’observait ; il ferma la fenêtre et disparut.

Le lendemain, je traînais au lit, absorbé par la lecture des journaux, volet levé et baie ouverte. Mon regard un moment distrait s’égara vers l’extérieur. Je le vis : il regardait et cette fois, il m’observait. Je poursuivis ma lecture, tout en surveillant, à l’occasion, cet étrange voisin : il persistait. Immobile, torse nu, comme hier, il me regardait. Je délaissais les journaux, et les yeux mi-clos, indifférent à la fuite du temps, m’abandonnais à une douce rêverie. Je laissais mon esprit vagabonder au gré de sa fantaisie… Comme pour m’extraire de cette douce léthargie, le téléphone sonna. Saisissant le combiné, je jetais un regard furtif en direction de l’immeuble voisin et constatais que le garçon poursuivait  son observation. Imperturbable, il me regardait. Que surveillait-il ? Sous les feux de ce regard, mon imagination s’enflammait, mon esprit s’inquiétait et mes sens étaient en émoi… A la tempête de mon âme succéda le calme de la raison. Je me levais ; il s’effaça.

Quelques jours après, de retour d’un bref voyage, je me réveillais tard. J’ouvris à peine le volet roulant, assez cependant pour laisser pénétrer les rais de lumière dispensés par les rayons du soleil. A travers l’une des fentes ainsi ménagées, j’eus tout juste le temps de l’apercevoir : le bruit suscité par le roulement du volet le chassa aussitôt de son observatoire ; le bruit l’escamota.

Mais qui donc regardait-il ? Epiait-il ? Etait-ce moi ? Etait-ce un individu de l’étage inférieur ? Etait-ce un voisin de l’étage supérieur ? Comment savoir ? On ne sut. Les jours suivants, le même phénomène se reproduisit quotidiennement. Et ainsi fut-il au fil des jours, pendant des jours et des jours… Je finis par m’accoutumer à ce fait : le jeune-homme à sa fenêtre observait et le bruit du volet roulant l’escamotait. Voilà qui dorénavant m’amusait !

Mais j’eus bientôt la sensation d’exercer une sorte de pouvoir sur ce curieux garçon curieux. La mécanique était bien huilée ; elle ne connaissait jamais d’accroc. J’étais le maître du jeu. Le maître ? Aurais-je supporté que ce pantin, chassé tel Gnafron par Guignol, échappe à ma volonté ? Poser la question, c’est déjà suggérer la réponse. Il fallut désormais chaque matin vérifier le bon fonctionnement de la machine à escamoter. Le jeu tourna à l’obsession.

Le  plus étrange était que le jeune-homme était, chaque jour, fidèle au rendez-vous. Pour quelle raison ? Comment faisait-il ? Le temps passait et l’obsession s’accompagnait d’une excitation grandissante. On frisait le trouble pathologique. La voie était sans issue et la conscience, aussi lucide fut-elle, n’ouvrait aucune perspective raisonnable. La déraison, n’est-ce pas, a ses raisons que la raison ignore. Il m’était maintenant impossible d’entamer la journée sans sacrifier au rituel du voyeur : le cérémonial du regard qui chassait un autre regard et le frappait d’interdit. Ce pouvoir de dominer l’autre agissait comme une drogue nécessaire.

Pourtant un grain de sable risquait d’enrayer cette mécanique : je conservais, en effet, le souvenir de cette matinée au cours de laquelle le garçon avait prolongé son observation, laissant longuement traîné son regard sur le rêveur et s’attardant sans pudeur au mépris du regard qui le regardait. La mémoire de cet épisode entachait l’absolu de mon pouvoir, qui, comme « tout pouvoir abuse ou abusera », ainsi que l’écrivait le philosophe Alain, et qui, comme tout pouvoir absolu abuse absolument. Si cela était advenu une fois, la récidive était donc possible, qui briserait le rythme parfait de ce cycle et entamerait ainsi mon pouvoir. Mais pourquoi cette fois- la et, ensuite, plus jamais ? Et pourquoi pas à nouveau ? Cette incertitude confinait dans mon esprit à la confusion, mes interrogations à l’inquiétude. Et l’inquiétude était souffrance ! Le souvenir de cette matinée qui avait dérogé à la règle occupait mon esprit, accablait ma conscience et troublait le cours de mes jours. Le temps passa sans soulager mon esprit.

Un jour, bien longtemps après les premiers épisodes de cette histoire et le manège régulier  du regard escamoté par un autre regard, je crus voir deux garçons à la fenêtre de l’immeuble d’en face. Deux garçons semblables qui disparurent simultanément. Hallucination causée par mon mal être ou diplopie ?

Ce jour-là, un ami m’annonça que son épouse venait de mettre au monde, à la clinique de la rue du Regard, deux jumeaux. J’éclatais de rire ! Il ne comprit pas cette soudaine hilarité. Il venait de me livrer la clé de l’énigme qui m’agitait : dans l’immeuble d’en face, vivaient deux êtres identiques, sans doute jumeaux homozygotes, l’un moins timide que son frère, s’était livré un jour à une expérience de voyeurisme, ignorant que son jumeau, lui, aimait voir sans être vu. Mon pouvoir était donc sauf !

Jacques ERWAN
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