Le bourreau sans cortège

Après mai 1968, les méthodes éducatives  ont radicalement changé : de la rigueur extrême elles ont évolué vers le laisser-aller. L’autorité s’est estompée au sein de la famille comme à l’école. Aujourd’hui, les professeurs ont toujours tort. On songe à ces enfants qui ne baissent jamais les yeux, tutoient les adultes, insultent leurs maîtres, voire les violentent… On peut souhaiter un retour à une certaine fermeté. Sans sombrer dans les excès du passé.

En ce temps-là, l’éducation était sévère. Parents et éducateurs avaient toujours raison, même quand ils avaient tort. Enfants ou élèves n’avaient guère voix au chapitre.

C’était un collège, situé à deux pas de la mer, dont la bonne réputation était bien établie : professeurs dévoués et récréations à la plage y contribuaient.

Le sous-directeur, responsable de la discipline, y faisait régner un ordre rigoureux. Sa main de fer ne se dissimulait guère à l’abri d’un gant de velours. Chaque jour, matin et soir, avant et après les cours, les élèves défilaient, bras croisés, devant lui dans le hall de l’établissement. Les mains derrière le dos, il inspectait chacun de ce regard aigu qui perçait derrière ses grosses lunettes d’écaille. Le moindre laisser-aller vestimentaire, les cheveux trop longs, la rupture la plus vénielle du silence imposé valaient punition : apprendre par cœur plusieurs règles de grammaire anglaise ou des dizaines de vers latins, voire recevoir une violente paire de claques. L’homme avait ainsi érigé la violence, et à l’occasion la brutalité, en mode de gouvernement. Le processus répressif pouvait se poursuivre par la mise au pain sec dans l’obscurité d’un cagibi, situé dans le vestibule de son bureau, pendant vingt-quatre heures… Renouvelables. Ainsi régnait-il sur un peuple d’un bon millier d’élèves âgés de dix à dix-huit ans. Son autorité était incontestée et incontestable. Autre temps, autres mœurs.

Mais l’homme, tel Janus, avait deux visages. Convoqué à son bureau, on découvrait en y pénétrant une série d’œuvres, dessinées par ses soins à l’encre de Chine, d’une assez belle facture. Souvent, on le trouvait, assis derrière son bureau, à l’écoute de la musique de Bach. Ne dit-on pas que l’un des commandants de camps de concentration nazis se délectait, lui aussi, des créations du génial compositeur ? Comme lui, ce bourreau d’enfants, tortionnaire à ses heures, était doté d’une âme d’esthète.

Maître vigilant, il surveillait les lectures des élèves : tout livre introduit au collège lui était soumis et, pour être autorisé, devait porter sa griffe.

Cet homme a « éduqué », terrorisé faudrait-il écrire, plusieurs générations de garçons. On dit que lorsqu’il mourut, personne n’assistait à ses obsèques. Pas même un chien qui, si l’on en croit la légende, suivait le corbillard de Mozart.

Jacques ERWAN
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