Un homme à Rio

Rio de Janeiro (Brésil). Chaque jour, l’homme arrivait seul, toujours à la même heure, la treizième. Corpulent, il avançait d’une démarche lourde et mal assurée.

Deux gros yeux hagards perçaient le visage inondé de sueur. Méprisant la chaleur et l’humidité, il portait, sans distinction aucune, costume, chemise de couleur claire et cravate assortie. Son âge, semblait-il, n’excédait guère la trentaine.

À son arrivée, maîtres d’hôtel et serveurs s’inclinaient pour le saluer avec déférence, voire avec une certaine obséquiosité avant de l’escorter jusqu’à sa table. C’était toujours la même, territoire réservé et familier, à l’écart des larges fenêtres ouvertes sur la mer et le vacarme de l’avenue. Immense, la baie offrait comme un sourire l’ourlet nacré de ses plages. Alors à son zénith, le soleil accablait quelques rares promeneurs. Seule l’ombre des édifices les plus élevés prodiguait la relative fraîcheur de sa protection. Nain au milieu des géants, cet immeuble de quatre étages abritait un hôtel  et l’un des meilleurs restaurants de la ville, havre quotidien de l’homme.

À peine était-il assis, l’un des garçons lui apportait une pleine bouteille de whisky et un seau de glaçons. D’une main tremblante, il portait alors le verre à ses lèvres et buvait avec avidité. Il reproduisait fréquemment ce geste mécanique, regardant droit devant lui sans observer ni même voir quiconque, le regard perdu vers un ailleurs incertain. Il touchait à peine aux mets, pourtant raffinés, qui lui étaient servis. Entre deux  verres, il picorait en silence. À l’exception de quelques mots aimables adressés au personnel, l’homme ne parlait pas. Il semblait confiné dans une solitude absolue, seul au monde malgré la foule des convives. Chaque jour, son repas s’achevait avec la dernière goutte extraite de la bouteille de whisky. Chaque jour, à la même heure, comme si sa vie était réglée par un métronome, il se levait et gagnait la sortie en titubant. Chaque jour, il était ivre. Hier, aujourd’hui, demain…

L’homme intriguait. Qui était-il ? Un nanti sans doute pour s’autoriser de telles dépenses. Des origines patriciennes se lisaient également dans sa mise vestimentaire. Quel grain de sable introduit dans l’engrenage de sa vie avait-il modifié son comportement et peut être son destin ? Marié et père de famille, disait-on, ou du moins l’avait-il été un temps, l’homme était héritier de l’une des plus riches familles du pays, propriétaire, entre autres, d’un palace voisin fréquenté par les célébrités du monde entier. Quelle fêlure avait brisée son âme ? Personne n’en avait la moindre idée. En revanche, chacun était conscient que les mêmes excès accentuaient au fil des jours la détérioration de sa personne. L’homme s’avançait vers une mort certaine. Elle adviendrait au terme de ce lent suicide programmé sans mobile apparent.

Les jours, les semaines, les mois passaient. Comme un automate, chaque jour, à la même heure, l’homme se présentait. Poursuivant sa mortelle entreprise, il buvait beaucoup et mangeait peu. Ainsi modelait-il son funeste destin avec méthode et opiniâtreté. Un jour, l’homme ne vint pas. Incrédule, chacun s’interrogea. Les raisons les plus folles furent invoquées ; chacun avançait sa propre hypothèse. Au fil des heures, elle se métamorphosait en l’une des nombreuses certitudes, issues d’un imaginaire fertile, qu’aucun fait n’étayait. Les rumeurs allaient bon train, gonflant au gré d’une imagination féconde selon le processus classique de distillation. Un soir, tel assurait qu’un de ses amis, le tenant lui-même d’un proche ayant rencontré l’une de ses lointaines relations, lui avait confié que l’homme avait été vu au cours de l’après-midi. Certes, mais où ? La question demeura sans réponse. L’opinion était partagée, l’incertitude, la seule vérité.

Un matin, les quotidiens publièrent un communiqué laconique émanant de l’illustre famille : l’héritier avait mis fin à ses jours. Aucune explication n’était proposée. L’homme gardait donc son mystère, le secret intime de ce mal de vivre qui n’appartenait qu’à lui.

Jacques ERWAN
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