Agent trouble

J’avais un message, m’informait le journal. Il émanait d’un homme parlant français avec un accent. Un latino-américain ? Les sonorités latines de son patronyme pouvaient le laisser penser. Avec d’autres confrères, jeunes eux aussi, je couvrais alors l’actualité de cette aire géographique, Amérique latine et péninsule ibérique. J’appelai aussitôt le numéro indiqué. Une voix féminine répondit :

- « Ambassade de… »

Suivait le nom d’un « pays de l’est », auquel je n’avais jamais eu affaire, où je n’avais jamais mis les pieds et dont je ne connaissais aucun ressortissant. Sans doute m’étais-je trompé de numéro. Je récidivai. La même voix me répondit avec les mêmes mots. Interdit je ne comprenais pas. Après un silence, je bredouillai le nom de l’homme et donnai le mien.

- « Surtout ne quittez pas ! »

Des instructions avaient été données au standard. Voilà qui confortait mon incompréhension.

L’homme avait une voix agréable, s’exprimait à la fois avec courtoisie et une certaine fermeté. Il était le conseiller de Presse de l’ambassade et voulait me rencontrer rapidement.

- « Rapidement ? 

- Oui, aujourd’hui.

- Impossible !

- Demain matin ?

- Impossible !

- Demain soir ?

- D’accord. Où ?

- À l’ambassade.

- Non, ailleurs, dis-je méfiant.

- Bien, à la brasserie L., avec « L’Humanité » devant vous, à 18 heures.

- Motif de la rencontre ?

- Nous en parlerons demain. »

Il raccrocha. L’énigme demeurait. Que me voulait-il ? Cette ambassade avait à l’époque mauvaise réputation. Il arrivait, disait-on, que des cadavres d’opposants défenestrés jonchent le trottoir. Accidents, assurait toujours la version officielle…

Je prévins un ami avocat de ce rendez- vous. Faute d’appel de ma part à une heure convenue, il devrait alerter la police.

Située au cœur de l’un des quartiers cossus de la capitale, la brasserie était animée en ce début de soirée hivernale. J’étais en avance. J’attendis. Il arriva. L’homme portait une quarantaine élégante ; soigneusement mis, il affichait un sourire rayonnant. De sa personne émanait quelque chose de sympathique. Il appela le garçon et commanda deux whiskies. J’étais surpris. Il m’offrit une cigarette de marque… anglaise! Je fus de nouveau étonné et le lui dit. Il  m’avoua qu’en poste à Paris depuis quelques années, il avait appris à aimer les bonnes choses et à apprécier le luxe. Il parla. Il s’exprimait dans un français parfait, comme beaucoup de ses compatriotes. Un léger accent épiçait son propos. Pendant une heure, il parla de tout et de rien : des beautés naturelles de son pays, de la richesse de ses musiques, de la vie à Paris… Où voulait-il en venir ?

Un whisky plus tard, il m’informa qu’il venait d’apprendre sa nomination en Amérique latine. Il avait lu certains de mes articles sur ce sujet et me consultait pour se préparer à ses nouvelles fonctions. Intuition ? Je ne le crus pas.

Il aborda des sujets divers, puis revint à la charge, évoquant tel de mes « papiers » relatifs au Brésil, tel autre à une organisation séparatiste d’outre- Pyrénées. Cet homme mentait : je n’avais jamais écrit au sujet du Brésil, une collègue, originaire de ce pays, s’en chargeait. En revanche, j’avais effectivement publié une longue interview d’un porte-parole officiel, mais clandestin, de cette organisation. Que voulait donc mon étrange interlocuteur. Il continua à deviser aimablement de choses et d’autres, m’invitant au passage dans son pays, aux frais de son gouvernement, précisait-il. Je déclinais l’invitation. Il insista. J’étais de plus en plus perplexe. J’éprouvais aussi une curiosité grandissante pour ce personnage énigmatique et ses mystères. Je ne pouvais me résoudre à prendre congé sans connaître la suite de l’histoire …

Après un bref silence peuplé de la rumeur des conversations, il reprit la parole. Il évoqua à nouveau l’article consacré à l’organisation séparatiste. Cette fois, j’avais compris : son intérêt pour l’Amérique latine n’était qu’un leurre, choisi pour endormir mon attention. Le véritable motif de cet entretien était donc l’organisation. C’était une première lueur dans ce brouillard tissé d’incertitudes. Mais pourquoi un diplomate d’un régime « de l’est » s’intéressait-il à cette question « européenne » ? Et pourquoi me consultait-il ? Je n’eus guère le loisir de réfléchir davantage :

- « ayant interviewé un officiel clandestin, vous avez des contacts avec cette organisation. Faites lui savoir que mon gouvernement souhaite vivement entrer en relation avec elle. Je compte sur vous. En échange, je vous communiquerai des informations inédites concernant « les pays de l’est » dont aucun de vos confrères ne dispose. Nous devrions nous entendre. »

J’étais stupéfait ! J’eus cependant le réflexe de faire savoir à ce diplomate recruteur que j’étais journaliste et entendais le rester. Je ne souhaitais guère devenir entremetteur, encore moins honorable correspondant de ses services. D’autant que je n’avais plus de contacts, lui dis-je, avec les membres de cette organisation. Donc je ne transmettrai rien. Que cela soit clair.

- « Réfléchissez bien », dit-il simplement en me tendant sa carte et, il disparut.

Résolu à ne pas céder aux sollicitations de cet interlocuteur, je quittai les lieux, rassurai mon ami avocat quant à l’issue du rendez-vous et informai le journal de cette aventure. Bien entendu, je fis de même le lendemain, auprès de mon contact clandestin au sein de l’organisation, qui m’en remercia. Ma conscience était satisfaite.

Quelques semaines plus tard, peu avant Noël, on sonna à la porte de mon domicile. Un homme vêtu de sombre me présentait un paquet « de la part de l’ambassade ». Je refusai. « Simple chauffeur », dit-il, il ne pouvait se permettre de rentrer avec ce colis. Son anxiété eut raison de ma résistance. Il remercia et s’en fut.

Je décrochai le téléphone : l’homme que j’avais rencontré à sa demande était d’une confondante amabilité. À mes propos définitifs :

- « vous ne m’achèterez pas avec des cadeaux ; j’entends écrire librement y compris au sujet de votre pays. »

Il répondit sereinement :

- « les petits cadeaux entretiennent l’amitié ».

- Je ne suis pas votre ami.

- Nous nous reverrons bientôt. »

Son assurance confinait à l’arrogance. J’étais furieux, mais que faire ? Si ce n’est déballer le colis : whisky carte noire, vin et alcool du pays !

Quelques mois passèrent. L’actualité rappela ma conscience à l’ordre. À l’issue du congrès du parti, le Secrétaire général était nommé… à vie ! J’intitulai mon papier : « restauration de la monarchie ». Le jour de sa parution, l’ami qui me voulait du bien appela pour m’assurer qu’il récusait mon article, mais respectait ma liberté. Suivit une invitation à l’ambassade à l’occasion d’une visite ministérielle. Il y en aurait beaucoup d’autres… La curiosité me poussa  à explorer ce milieu inconnu. Hôtel particulier somptueux au cœur de Paris, aboiement de l’huissier, buffet plantureux, faste ! L’accueil de mon « ami » était toujours chaleureux. Il m’escortait, me présentait à tel ambassadeur, à tel ministre… Je rêvais. Le réveil sonnait à l’heure des propositions :

- « aidez- moi et vous serez royalement récompensé ; le jeune journaliste que vous êtes, disposera d’informations inédites, vous serez reçu dans mon pays et votre banquier sera heureux… »

Quelle tentation pour le débutant impécunieux !

La morale et l’esprit de rébellion ne m’autorisèrent point ces écarts : révolté par ces tentatives de me métamorphoser en collaborateur d’un régime honni, hostile à cet esprit de lucre que l’on cherchait à m’insuffler, scandalisé par le luxe de ces réceptions offertes par un gouvernement qui affamait ses administrés, je décidai de résister. Je déclinai systématiquement invitations et cadeaux, finissant même par ne plus obtempérer aux sonneries du téléphone. Le temps me fut secourable et, j’appris un jour par un carton que mon « ami » était muté. Où ? En Amérique latine ? Je ne le sus pas. Mais qu’importe, j’étais soulagé.

Les années s’écoulèrent. Je travaillais, j’aimais, je voyageais. J’étais heureux.

Une vingtaine d’années plus tard, ce pays chassa le dictateur. On découvrit alors avec horreur, compromissions et abominations qu’il avait perpétrées. Au terme d’un procès bâclé, on le fusilla, ainsi que son épouse. Une ère nouvelle s’ouvrait. J’avais échappé à toute compromission. Dans le cas contraire, ma conscience torturée m’aurait sans doute conduit au pire. Il fallut peu de temps pour constater que le régime défunt renaissait peu ou prou avec d’autres têtes. D’anciens opposants cédèrent aux sirènes du nouveau pouvoir, à l’attrait des honneurs et à l’appât du gain. Les hommes sont vénaux. L’amnésie fait le reste. Nouvel Ambassadeur, nouveau Conseiller culturel, tous deux anciens dissidents, l’ambassade se mettait au diapason. On m’invita. Je n’évitai pas le défi et découvris avec stupeur un splendide petit théâtre au sein des locaux de la légation, construit à l’époque où régnait la misère sous la férule du tyran. Dès le début de la soirée, j’avais observé les gardiens des lieux : mine patibulaire et costume gris anthracite, ils appartenaient de toute évidence à la même corporation que ceux de jadis, une police politique officiellement dissoute. Les hommes sont crédules et sans doute le suis-je : réflexion faite, c’était impossible. Et pourtant !

Avisé par mes soins que j’avais égaré mes lunettes dans un taxi, un membre de la sécurité s’était montré fort courtois. À l’issue du spectacle – folklore pour touriste en mal d’exotisme – je cherchais l’homme. Ses collègues ignoraient, disaient-ils, de qui il s’agissait avant que leur chef ne m’affirme péremptoirement qu’il n’existait pas ! Je devenais fou ! Nier l’évidence, sans doute est-ce ainsi qu’« à l’est », on condamnait des citoyens à sombrer dans la folie… Sûr de mon fait, j’insistai. Le chef fit un signe discret et la sécurité m’entoura. Elle s’apprêtait à se saisir de moi quand apparut le nouveau conseiller culturel, un ancien dissident. Il était mon hôte. Je l’apostrophai. Il évita le pire, mais  montra une gêne trahissant son impuissance. Enfin, il bredouilla un semblant d’excuses. Je lui fis part de mon vif mécontentement et le priai de m’oublier.

Ignorant semble-t-il les changements intervenus dans sa capitale, cette sécurité honnie me surveillait de près. En plein Paris, mais dans un lieu bénéficiant, comme toute ambassade, du privilège de l’extra-territorialité et à ce titre, appartenant au territoire du pays qu’elle représente. Je quittai précipitamment ce lieu étranger et étrange, convaincu que rien n’avait changé, pas même les méthodes les plus brutales d’intimidation. J’étais désormais instruit de cette réalité et soucieux d’y échapper définitivement.

Jacques ERWAN
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