Éclats

J’avais vingt ans. Franco tyrannisait l’Espagne. En partance pour les îles, je découvrais Barcelone. Plongé dans le clair-obscur de ce début d’après-midi, le Barrio Gotico offrait un havre de fraîcheur. Sous le ciel tapissé d’azur, déambulaient d’inépuisables touristes. Sur les Ramblas paradaient les uniformes. Des chalands, s’abritant du soleil, se désaltéraient à l’ombre des terrasses. Au bas de la promenade, les frondaisons masquaient l’enseigne de l’hôtel Colon. Le crépi défraîchi qui colorait sa façade conférait à cet antique édifice un charme suranné. Malgré le vacarme ambiant, je me réjouissais d’y passer la nuit.
Premier convive à l’heure espagnole du dîner, j’eus le droit à un traitement de faveur : un service d’une inhabituelle célérité ! Savoureux, le gaspacho recelait son lot d’épices pour en corser le goût. Des gouttes de sueur perlaient sur mon visage. Le ventilateur du plafond n’était d’aucun secours.

Précédées par un maître d’hôtel solennel, trois personnes s’avançaient. Un homme de haute taille ouvrait la marche. Sa mine était austère : costume sombre, chemise blanche, cravate terne. Ses cheveux bruns, plaqués, étaient coiffés en arrière. Son regard hautain inspectait les lieux. Il était escorté par deux garçons jeunes ; ils étaient vêtus sobrement mais avec distinction. Ils s’assirent autour d’une table proche de la mienne. Je découvris alors le visage des jeunes gens : l’éclat du regard, la sensualité des lèvres, la finesse des traits et ces cheveux de jais dont la couleur sombre s’harmonisait avec celle de la peau dorée par le soleil. Saisissante, la ressemblance dénonçait-elle une gémellité ? Je contemplais longuement les deux garçons sans prêter attention aux mets colorés que me servait un commis empressé. Perçurent-ils l’insistance de mon regard ? Le trouble qui s’emparait de moi ? Complices, leurs yeux s’attardaient sur ma personne. La grâce de leur sourire éclairait-elle l’aube d’une promesse ?

Guindés et silencieux à l’ombre du père, ils semblaient profiter de l’aubaine de ma présence pour s’évader. S’encanailler ? Comment décrypter leur pensée ? Traquer leur désir ? J’espérais une absence, même éphémère, du père. Je traînais à table…

Bientôt le trio se leva et quitta la pièce. Je suivis. Arrivé dans le hall de l’hôtel, je vis les deux éphèbes, escortant leur mentor, s’engouffrer dans une Mercedes immatriculée à Madrid.

Dépité, je gagnais ma chambre. La nuit laquait d’un bleu sombre les vitres de la fenêtre. La pièce était exiguë, la chaleur moite. J’ouvris la fenêtre. La rumeur de la ville pénétra. Assourdissante !

J’entrepris de me déshabiller. Avec une excessive application. Nu, je m’allongeais sur le lit étroit aux montants de cuivre. Sans drap. Résolu à dormir. Une gageure dans cette ville insomniaque, qui vit et bruit et le jour et la nuit.

Je m’assoupis. Le bruit souverain me réveilla sans tarder. J’étais inondé de sueur. Mon imagination céda aux vagabondages et l’image des deux garçons s’imposa à mon esprit. Je n’eus guère de répit.

La nuit fût longue, peuplée de désir.

Au petit matin, un calme éphémère s’instaura. Le sommeil me gagna. Je sombrai. Soudain une violente explosion ébranla l’hôtel. Je me levai.

L’après-midi, la Presse du soir m’informa : une explosion avait détruit une Mercedes sur les Ramblas. Trois victimes : un adulte et deux jeunes gens.

Jacques ERWAN
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