Garde à vue

« À six ans, se déshabiller n’est rien. À vingt-six ans, se déshabiller est déjà une vieille habitude. À seize ans, se déshabiller est un acte d’une violence insensée »

Antechrista

Amélie Nothomb 

 

Les deux gardes civils firent le tour du véhicule. La vitre avant droite était baissée ; le plus âgé, et le plus corpulent des deux, scruta l’homme et la femme qui occupaient l’avant, puis le passager assis à l’arrière. C’était un jeune homme dont les longs cheveux bruns encadraient un visage aux traits délicats. Au moment où le policier avisait le conducteur qu’il pouvait poursuivre sa route, son regard inquisiteur fut attiré par deux ou trois fascicules éparpillés sur la banquette arrière. Curieux comme le sont les pandores, il se pencha et observa de plus près. Sur une page de garde, il lut l’estampille « Faculté de Droit de R. » et, en dessous, s’étalant en caractères gras, le titre « Le Franquisme ». Le plus stupide et inculte des policiers catalans ou espagnols, même ignorant les langues étrangères, pouvait comprendre. Et il comprit. D’abord interloqué, il demeura sans voix quelques secondes. Puis, s’adressant au jeune homme, il demanda :

- « Qu’est-ce ? »

Prenant conscience de son inconscience, le garçon répondit :

- « Un cours de Droit de la Faculté de R. C’est écrit.

- Vous avez le goût de la provocation jeune homme. Puisque c’est ainsi, suivez-moi ! »

Le jeune garde civil gardait le silence.

Assis à l’avant de la voiture, les parents tentèrent un dialogue. En vain. On les pria de rester à l’intérieur du véhicule et d’attendre. Le jeune homme obtempéra et suivit les deux gardes civils.

En ce lieu de la frontière franco – espagnole, le poste de police est exigu et sombre. Ardent en cette saison estivale, le soleil n’y pénètre point. À l’intérieur, l’ombre ne dissout guère la chaleur ambiante. Les murs suintent ; on dirait qu’ils transpirent. Leur surface décrépite, enduite jadis d’un terne badigeon blanc cassé, est vierge de toute décoration, à l’exception d’un portrait. Celui d’un homme au crâne dégarni, le buste engoncé dans une veste d’uniforme militaire, dont l’effigie frappe plusieurs séries de timbres de l’Espagne de l’époque. On le reconnaît donc aisément, c’est le général Franco. Au pied de ce cadre, « à ses pieds », devrait-on écrire, un simple bureau en bois derrière lequel prend place le policier le plus âgé, sans doute le chef. Le second, jeune et élancé, pourrait être son fils.

- « Assoyez-vous ! »

Le chef entame alors un interrogatoire aussi ridicule qu’inutile : nationalité, nom, prénom, date de naissance, adresse… demande-t-il, tenant ouvert dans la main droite le passeport de l’intéressé dont les pages recèlent toutes ces informations. La procédure vise probablement à vérifier que le document n’est pas volé. Suit une série de questions relatives à l’histoire personnelle de l’individu déjà métamorphosé en suspect : études, fréquentations, voyages… L’interrogatoire se poursuit, devient plus précis et commence l’enquête :

- « Vous avez des activités politiques ? 

- Non. Je suis trop jeune, à peine dix-neuf ans.

- Vous êtes étudiant, vous militez ?

- Non.

- Prouvez-le !

- Mais comment prouver ce qui n’est pas ?

- Je veux des preuves de ce que vous dites. Ce document, « Le Franquisme », témoigne de votre hostilité à l’encontre de notre pays et donc, de votre engagement politique.

- Mais c’est un cours ! Pas un manifeste !

- Quel but poursuiviez-vous en le posant ostensiblement auprès de vous pour franchir la frontière ?

- Aucun ! Je l’ai oublié là par mégarde sans penser qu’un cours risquait de provoquer des ennuis. Je profite de ce long voyage en voiture pour réviser en prévision de l’oral qui se déroule à mon retour.

- Faute d’explications plus convaincantes, on vous garde le temps de vérifier vos dires. Cela vous permettra de réfléchir.

- Maintenant, quelques formalités d’usage : videz vos poches ! Ensuite, fouille du véhicule et fouille au corps. »

Le jeune garde civil continuait à observer un mutisme résolu. Impassible et immobile comme une statue, il semblait contempler le silence.

Incrédule et consterné, le jeune homme, inondé de sueur, se leva et entreprit de vider ses poches : mouchoirs, pièces de monnaie, bout de papier froissé…

- « Dépliez ce papier et montrez-le moi ! »

Le jeune homme s’exécuta.

- « Que signifient ces chiffres ?

- L’addition des courses faîtes avant le départ.

- C’est ce que vous prétendez. Nous verrons ! »

La fouille méticuleuse du véhicule, sous le regard stupéfait des parents, « n’apporte aucun élément nouveau à l’enquête », constatent les policiers dans leur jargon.

Le chef ordonna ensuite au jeune homme de les suivre, et les deux gardes civils l’escortèrent jusqu’à une sorte de réduit attenant au poste frontière, encore plus obscur que celui-ci. Le cadet reçut l’ordre d’allumer un gros projecteur dont le chef braqua le puissant faisceau de lumière blanche sur le visage du « suspect ». Aveuglé, celui-ci se tenait debout, immobile, les bras le long du corps, pétrifié, face aux deux uniformes qu’il ne voyait plus, mais qu’il devinait à proximité du projecteur. À la surprise qui se lisait sur son visage s’étaient substituées les marques de la crainte et de l’effroi.

On lui intima l’ordre de se mettre torse nu. Il hésita, mais saisi par la fermeté de la voix sortie des ténèbres, il comprit qu’il n’avait guère le choix et se dévêtit de son tee-shirt de couleur rouge qu’il laissa choir à ses pieds.

- « Ramasse-le et donne-le moi ! » dit le vieux. Ainsi advint le tutoiement. Conscient de cette évolution du protocole, le jeune homme obéit. Le policier inspecta méticuleusement le vêtement, le tournant et le retournant, examinant même les coutures. Et, il dit :

- « Cette couleur, c’est un symbole pour toi ? Rouge.

- Mais non, c’est juste une couleur gaie que j’aime bien. » Et il pensa : les cardinaux aussi, mais garda pour lui cette réflexion.

- « Tu as dit «  gaie » ou « gay » ? Tu n’as pas l’air très viril ! »

Il ne répondit pas et le plus jeune des deux gardes civils baissa la tête.

- « Enlève ton pantalon ! » poursuivit le chef.

Gêné, le jeune homme commença à relâcher d’un geste lent la ceinture de cuir noir qui ceignait sa taille, puis les boutons qui fermaient son pantalon de toile blanche. Hésitant, il s’arrêta quelques secondes. La voix tonna :

- « Continue avant que je me fâche ! »

Vaincu et rouge de honte, il se défit prestement de son pantalon. Précédant l’ordre, il le tendit au chef. Celui-ci l’examina, retourna les poches et, comme déçu, dit :

- « Rien ! »

Son jeune collègue esquissa un sourire : approbation ? Satisfaction ?

Désormais, le jeune homme était presque nu : seul un slip, rouge également, protégeait sa pudeur. Il était seul, face à deux policiers étrangers inconnus, dans la lumière crue d’un projecteur. Suffocant de chaleur, il frissonna, non de froid mais de peur. Il imagina le pire au terme de ce lent supplice dont pourtant, il espérait la fin sans l’entrevoir. Timidement, il osa demander de l’eau et s’appliqua à formuler sa requête dans la langue de ceux qui le tyrannisaient :

- «  Un vaso de agua, por favor ».

La demande fut vaine. Il comprit que le chef avait trouvé sa proie, une proie idéale, vulnérable, et qu’il ne la lâcherait pas. Il songea à l’inquiétude de ses parents. Il refréna un soupir. Il retint ses larmes.

Il entendit alors le chef, gardien de l’ordre et de la sécurité, représentant de la loi, crier

- « Enlève ce bout de chiffon rouge propre à exciter les taureaux ! »

Quels taureaux ? se dit intérieurement le garçon. Il ne fit pas un geste. Résistance passive, pensa-t-il. Mais le chef hurla la même phrase. Il comprit qu’il devait se dénuder complètement, dans l’agression de la lumière, en présence de ces deux hommes. Voulaient-ils qu’il s’exhibe ? Il décida qu’il était sans arme face à l’ignominie. Effrayé, il enleva le dernier rempart protégeant sa pudeur et su que le pire serait son futur. Le chef s’approcha, l’observa, pile et face, en tournant autour de lui, posa ses grosses mains sur son corps, le palpa de haut en bas, examina lentement et minutieusement les parties les plus intimes de son corps, guettant la moindre réaction, tandis que son collègue détournait le regard. Ainsi le chef  s‘amusa-t-il de longues minutes avec ce jouet inoffensif.

- « Rien ! » dit-il à nouveau, visiblement déçu.

Qu’espérait-il ? Une réaction verbale qui aggraverait le cas du suspect ? Ou pire, une réaction physique, mais de quelle nature ?

Déçu donc, le chef lui fit remettre ses vêtements et l’autorisa à s’habiller. En proie à un  profond sentiment d’humiliation, le jeune homme s’en empara et les enfila précipitamment pour mettre fin à cette situation scabreuse et indigne, provoquée impunément par l’autorité. Etait-ce ce que les juristes nomment « la violence légitime » ? Confus, il était à la fois soulagé et écoeuré par sa lâcheté. Qu’aurait-il dû faire ? Qu’aurait-il dû dire ? Il ne savait que penser.

On le pria d’attendre. Il attendit donc. L’attente fût longue. Le chef revint, seul. Il l’avisa que « vérification faite, aucune charge ne pouvait être retenue contre lui ». Il était donc autorisé à rejoindre ses parents et poursuivre sa route. Mais, il fallait que « cela lui serve de leçon et qu’à l’avenir, il se garde de toute provocation ».

Le garçon s’abstint de répondre et regagna le véhicule de ses parents. À leurs interrogations, il répondit laconiquement : questions, interrogatoire, procédure, vérifications d’usage… De sa dignité offensée, il ne dit mot. Il rumina longtemps cette violation de sa personne : ni ses cours ni ses lectures n’apaisaient son esprit. Cette scène initiatique nourrit ses réflexions. Elle lui servit effectivement de « leçon ». Ses convictions évoluèrent : il croyait en la fraternité des hommes et en la paix universelle ; instruit par ces turpitudes policières, il su qu’il fallait œuvrer pour d’autres valeurs : respect de la dignité de la personne humaine et justice équitable, refus de l’abus de pouvoir et de l’arbitraire. Il n’oublia pas.

En 1975, quand Franco, enfin, expira, il n’écouta pas de « Requiem ».

 

Jacques ERWAN
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