La peau du chagrin

 « Les gens se sont abandonnés à leurs pires démons. Les survivants ont été condamnés à rester aussi muets que les morts sur ce qui s’est passé. Cela est resté gravé dans leur mémoire… 

Mais même si on croit avoir oublié un peu, cela reste là ; enfoui au fond de votre cœur. »

(…)

« Cette lumière qui vibrait au fond de nos yeux s’était éteinte. Et pas seulement la lumière ! L’humanité aussi. La vie ne valait plus rien à nos yeux. Il suffisait qu’on soit un peu agacé, un peu énervé, on lançait un juron puis on tuait. »

 

« L’invité »

Hwang Sok–Yong

Ecrivain sud-coréen, né en 1943

 

Être au monde, apprendre à penser, prendre conscience… Vingtième anniversaire de la libération des camps de concentration nazis. À cette occasion, le professeur de philosophie sollicite une initiative de ses élèves. Il leur prodigue un conseil : « Voyez Pierre, il vous aidera ».

Pierre, l’un de ses meilleurs amis. Déporté à seize ans, ce jeune héros est revenu des camps invalide. Pensionné par l’Etat et passionné d’art et de culture : cinéma, littérature, peinture, poésie… Aucune des choses de l’esprit ne lui est étrangère. Le corps porte les stigmates des souffrances infligées jadis ; l’homme va, voûté mais l’âme épanouie. Il sourit souvent, ne se plaint jamais. Et pourtant ! Chaque nuit, il « entend », dit-il, les aboiements des chiens du camp. La nuit est cauchemar. Le jour est vie. Une femme, des enfants… – ils sont nos amis – Joie, dialogue…

- « Et si l’un de tes enfants invitait un ami allemand à la maison ? 

- Eh bien ? Il serait accueilli comme un ami »

Cet homme ne connaît pas la haine. En revanche, il cultive la mémoire. Avec sa complicité, l’organisation d’une exposition est envisagée. Les recherches commencent. Des lectures livrent leur moisson : Aragon, « La rose et le réséda » … Des textes s’élaborent… Mais quels objets ? Une visite chez Pierre s’impose.

Nous sommes deux condisciples ; il nous reçoit dans le salon. Il est là, debout, penché vers le sol, le corps meurtri, le regard nimbé de douceur. Le pyjama rayé d’abord. Le sien. Emotion. Tant d’images vues au cinéma et à la télévision surgissent… Les photos ensuite : saisis lors de la délivrance chez le commandant du camp, ces documents témoignent, en noir et blanc, du quotidien des prisonniers. Images de la barbarie ordinaire. Banalisées ? Et Pierre dit :

- « Et là-bas, sur le bureau, c’est aussi pour vous. » 

Je me dirige vers le bureau et interroge en le regardant :

- « ça ? 

- oui, prends-le. »

Je m’exécute.

- « Tu sais ce que c’est ? 

- ben oui ! Un sous-main. »

Un silence et :

- « oui. Un sous-main en peau humaine. »

Et moi je le tiens dans mes mains. J’ai envie de pleurer, j’ai envie de hurler. Mais aucune larme ne coule, aucun cri ne s’échappe. Bloqué, je reste figé. Mon camarade me regarde, pétrifié. Pas un geste, pas un mot. Personne n’ose, personne ne peut. C’est la mort qui passe. Horreur ! J’ai entre mes mains la peau d’un être humain qui a vécu, pensé, rêvé, aimé, souffert… Souffert ! Au toucher, je sens le grain de cette peau, le relief… Je dois me laver les mains. Idée stupide : l’eau ne lavera jamais cette souillure ; elle n’effacera jamais l’empreinte de cette peau. Je ne sais que faire, je ne sais que dire. A ce moment-là, je hais Pierre. Pourquoi m’inflige-t-il cela ?

 

 

C’est lui qui, de sa voix douce, rompt le silence :

« C’est un sous-main en peau humaine, répète-t-il, fabriqué par Ilse Koch, surnommée « la chienne de Buchenwald ». Elle était l’épouse du commandant du camp. Chaque soir, lors de l’appel, elle passait en revue les prisonniers nus. Si une peau lui plaisait, elle désignait l’homme. Il était abattu et avec sa peau, elle confectionnait un sous-main ou un abat-jour ».

Une femme ! Nous restons interdits.

Une femme, dit-on, acquittée par le tribunal de Nuremberg, qui convole ensuite avec un officier américain et coule de longs jours – dont on ne sait s’ils furent tranquilles – aux Etats-Unis.

Etre au monde, apprendre à penser, prendre conscience… Perdre confiance ? Ainsi sont donc les hommes ? Barbares !

Pierre me regarde et dit :

- « Tu n’oublieras pas, n’est-ce pas ? »

Je n’ai pas oublié. En écrivant ces lignes, je revois le sous-main, je sens son grain et je regarde mes mains… Relais de la mémoire, je n’ai pas oublié. Jamais !

Jacques ERWAN
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