La malle de Saïgon

La peau du coton

« N’écrire que les faits »

Les carnets de l’Idiot

Dostoievski

L’enfant regardait la malle. Pourquoi était-elle là, chez lui ? Il l’ignorait. Bien sûr il savait, car on le lui avait dit, qu’« un long voyage sur les mers l’avait acheminée depuis l’Indochine jusqu’à Marseille ». Et après ? Après, quelque camion l’avait emportée à travers la France, de ce grand port  du sud jusqu’en Bretagne. Et, elle était là. Fermée et mystérieuse, elle excitait la curiosité de l’enfant. « Interdit d’y toucher », bien sûr. À leur retour de la lointaine colonie, les amis auxquels elle appartenait viendraient la chercher.

Que renfermait-elle ? se demandait l’enfant, incapable d’imaginer. L’Indochine, c’était loin. Bien trop loin pour imaginer. En cette première moitié des années 50, que pouvait connaître un enfant de huit ans de l’Indochine et des Indochinois ? De la vie des Indochinois en Indochine. Des trésors de l’Indochine et des Indochinois. Aucun indice propre à y accrocher un rêve. D’autant que l’enfant savait que là-bas, il y avait la guerre. La radio, le soir, à l’heure du dîner, en rapportait les échos. Et la guerre l’effrayait. Le vacarme des armes surtout. De temps à autre, arrivait un cercueil dans ce bourg où il demeurait. Il venait d’Indochine, lui disait-on. Cueilli au fil des conversations, un bout de phrase précisait que c’était « un gars du pays » qui revenait « entre deux planches ». C’était le fils de l’épicière ou bien celui du quincaillier. Celui-là, il ne le connaissait guère, celui-ci, oui, et il le  trouvait gentil. Alors, il avait du chagrin. Et, il y avait ces cortèges d’enterrement qui réunissaient la plupart des habitants de la cité. C’était triste.

Souvent, à la radio, il entendait un drôle de nom, un nom de là-bas, qu’il s’amusa à répéter : ce « Bien Bien Fou » qui, à chaque fois qu’il le prononçait, faisait sourire ses parents. Ceux-ci s’appliquaient à le corriger : « Dien Bien Phu ». C’est vrai, c’était plus joli ainsi, mais ce n’était plus drôle. Tant pis.

À l’école, c’était d’autres mots qu’il entendait en cet hiver 54, « charité », « abbé Pierre », un curé barbu qui aimait les pauvres. C’était triste aussi. Comme l’Indochine.

Un jour, en rentrant de l’école, il la vit. La dame était là. Dans l’angle d’une chambre de l’étage. Elle se tenait debout auprès de la malle, à peine éclairée par la pâle lumière hivernale. Il ne l’aima pas. Vêtue de noir, elle était petite et maigre, juchée sur des talons aiguilles. Ses cheveux étaient noirs aussi. On dirait un oiseau, pensa-t-il, un échassier. De ses joues outrageusement maquillées, émanait l’odeur d’un lourd parfum. L’enfant n’aima pas ces effluves inhabituels. Il s’apprêtait à quitter les lieux quand la dame s’aperçut de sa présence. Elle le regarda de ses petits yeux de corbeau, esquissa un sourire et, s’adressant à lui, elle dit :

« Je vais te donner un zoli cadeau. »

Ces mots firent rire l’enfant et sourire sa mère, présente elle aussi.

« Mais Madame, dit l’enfant, on ne dit pas « zoli » mais joli. »

Elle rit à son tour. Il ne comprit pas pourquoi. Sa mère intervint :

« Madame, Madame commissaire, c’est ainsi, n’est-ce pas, qu’on vous appelle là-bas, c’est un enfant, excusez son impertinence. »

« Madame commissaire », l’enfant ne comprenait pas. Mais il comprenait que ce n’était point le moment de ne pas comprendre et de poser des questions. Il se tut.

La malle était ouverte. L’enfant regardait. Elle offrait au regard une profusion d’étoffes colorées et de pièces de tissus brodées…

« C’est quoi ? » demanda-t-il ?

« Des étoles, des nappes, des serviettes et des porte-serviettes, des draps et des taies d’oreiller… », lui répondit la dame oiseau. Après un bref silence, elle précisa, à l’adresse de sa mère :

« Ce sont les prisonnières de mon mari, à Saigon, qui les brodent au cours de leur détention. »

Cette phrase résonnait étrangement dans l’esprit de l’enfant, mais il n’aurait su dire pourquoi. Elle retentit, se prolongea comme un écho, et s’imprima en sa mémoire.

Saigon, pensa l’enfant, était donc en Indochine. Et là-bas, il y avait des prisons, des prisonniers et même des prisonnières. Ce n’était décidément pas un pays amusant.

Madame commissaire regarda l’enfant et lui tendit un porte-serviette en coton, brodé de fils or, rouge, bleu et vert. Le motif représentait un combat de coqs. C’était très beau mais pourquoi les coqs se battaient-ils, s’interrogeait l’enfant. Y avait-t-il aussi une guerre des coqs ? Auprès de chez lui, dans les cours des fermes alentour, les coqs ne se battaient pas, ils pourchassaient les poules. L’Indochine était un pays où les coqs indochinois se battaient. Un étrange pays.

Longtemps, l’enfant assista, au début de chaque repas, au combat de coqs de ce pays lointain et inconnu. Enigmatique. Pensionnaire, il retrouvait ce porte-serviette, le temps des vacances. Étudiant, tandis que l’Indochine, devenue Vietnam et que nord et sud du pays s’opposaient, il lui arrivait de penser que ce conflit n’était qu’un combat de coqs, métaphore qui suscitait l’opprobre de ses amis militants.

Le temps s’en fût, l’oubli s’en vint effaçant porte-serviette, combat de coqs, Indochine… Tel Frédéric, ce personnage de Flaubert dans « L’Education sentimentale » : «il voyagea

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.

Il revint. »

L’épisode indochinois, gravé dans sa mémoire, émergea de son inconscient et alors retentit cette petite phrase : « ce sont les prisonnières de mon mari, à Saigon, qui les brodent pendant leur détention ». Il réfléchit et comprit. Elle avait suscité l’éveil, certes précoce et irraisonné, de sa conscience. Elle était le visage hideux et sordide du colonialisme.

 

 

Jacques ERWAN
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