La peau brûlée

In memoriam feu le docteur Milu Staerman, médecin, feu le docteur Jean Crenn, médecin, feu le professeur Paul Tessier, chirurgien.

 

C’était l’hiver. Un hiver rude et rigoureux de l’après-guerre en une Bretagne ensevelie sous la neige.

Le froid résistait dans cette haute et vaste maison, restaurée avec les matériaux disponibles en cette période de restriction. « Une grande baraque », disaient ses occupants, chauffée tant bien que mal au charbon. Dans la cuisine, carrelée d’un damier noir et blanc, ronronnait un fourneau. Alimenté au bois, il assurait la cuisson des repas. À côté, posé sur un meuble bas, un réchaud à gaz offrait ses deux feux. Ce jour-là, ils léchaient de toute leur flamme une grande marmite d’eau. La maîtresse de maison et son employée vaquaient à leurs occupations. L’enfant jouait. C’était un garçon, né dix-huit mois plus tôt.

Qui sait ce qui passe par la tête d’un enfant ? Qui sait comment émerge une idée dans la conscience d’un être dépourvu du secours du langage pour en décrire la genèse ? Qui sait pourquoi il décide d’accomplir tel acte ou d’amorcer tel geste ? À quelle impulsion obéit-il ?

Soudain l’enfant se rua vers le réchaud et avec ses petites mains tira. La marmite d’eau bouillante bascula, chavira et se répandit sur le corps du garçon et sur les pieds de sa mère accourue précipitamment, mais trop tard. Fatalité ! Quelques secondes engagent une vie. Affolée, la mère débarrassa l’enfant qui hurlait de ses vêtements ébouillantés. Avec le gilet de laine, elle arracha des lambeaux de peau du bras gauche… La face externe du genou gauche aussi était atteinte. Épouvanté, l’enfant souffrait. Ses cris atteignaient un paroxysme insupportable. De la pièce voisine surgit son père. Il appela le médecin.

Le bon docteur vint. Originaire d’Europe centrale, c’était un homme jovial et chaleureux. Étudiant en France, il avait été surpris par la guerre et avait, disait-on, gagné la nationalité française dans un maquis de la Résistance. La médecine était pour lui, comme pour beaucoup de praticiens de cette époque, une vocation, voire un sacerdoce. Médecin « de campagne » en cet après-guerre stigmatisé par la pauvreté, il parcourait les chemins, pansant les plaies du corps et, souvent, celles de l’âme. Sa voiture était sa maison.

Le bon docteur vint et émit son diagnostic : brûlure au troisième degré, la plus grave. Il soulagea l’enfant ; ses onguents apaisèrent la douleur. Il s’en fût. Ce fût la première visite d’un long cycle. Le calvaire de l’enfant et de ses parents commençait. Chaque nuit, à plusieurs reprises, il se réveillait : en proie à de violentes démangeaisons, il pleurait. Son père et sa mère se levaient pour le consoler et soigner ce bras meurtri. Calmer sa colère ? Sans doute ressentait-il ce mal confusément comme une injustice. Ainsi, chaque nuit, la peau endolorie se révoltait… Plusieurs fois par nuit, pendant des semaines qui se prolongèrent en mois… Autant dire un enfer. Il consuma l’équilibre des uns et des autres et attisa bien des troubles, rompant la sérénité habitant ces âmes paisibles. Le temps passa, prodigue des affres de la douleur et de leurs néfastes conséquences.

L’un des oncles de l’enfant était médecin. Un autre « bon docteur ». Il apprit l’existence d’un médicament nouveau : un antiseptique. Ce fût le remède miracle. Il atténua la fureur des démangeaisons. Deux fois, chaque jour, le médecin de famille venait appliquer cette potion magique. Cela dura des semaines et même des mois. La blouse blanche était suspendue à un clou fiché dans un mur de la cuisine. Des décennies plus tard, l’enfant s’en souviendrait encore.

Par ailleurs, l’oncle avait eu vent de ces nouvelles techniques de greffe de peau développées « en Angleterre et en Amérique » pendant la guerre, pour réparer l’outrage des armes. Un chirurgien français, frais émoulu d’une série de stages organisés par des universités anglo-saxonnes, officiait à Paris. Rendez-vous fut pris. Le voyage vers la capitale dans la grosse Matford familiale fut long et fastidieux pour l’enfant. À Paris, il s’émerveillait : le métro le fascinait ; il s’amusait du cliquetis des poinçonneurs que ne chantait pas encore Gainsbourg. Aux feux de circulation qu’il découvrait, il guettait le vert libérateur…

L’opération fut longue et lourde pour un si jeune enfant ; préoccupante et onéreuse pour ses parents. La peau, prélevée sur le bas-ventre et le haut de la cuisse gauche, greffée sur le bras meurtri. De la haute couture. Mais cet artisanat d’excellence se développait au fil d’un processus long et complexe, qui seul permet de s’assurer du mariage réussi des tissus et de leur harmonie. L’enfant restera donc prisonnier de longues semaines d’un plâtre enfermant son thorax et son bras gauche tendu vers l’horizon. Une pénitence à jamais gravée dans sa mémoire. Libéré, il conservera ce carcan comme un trophée, l’emblème d’une mutilation dont il ne guérirait jamais, victime à vie d’une injustice. Risque d’infection et démangeaisons écartés, la croissance de ce bras sera modérée. Au fil des années, l’enfant développa, outre une détestation de l’injustice et un sentiment de révolte, une sorte de complexe et une honte de son corps. Il s’ingénierait à imaginer nombre de stratégies pour le soustraire à la vue d’autrui. Y compris aux plus intimes de ses amis.

« Tu viens te baigner ? »

 Non, je n’ai pas envie. »

Refus sans appel à l’invite de la mer. La pudeur commande. Dévoiler ce bras est une torture ; imposer aux autres sa laideur, une faute de goût.

L’adolescence et la jeunesse sont assombries par cette infirmité. Elle fortifie sa timidité et le dissuade d’aller vers l’autre. A fortiori si l’autre est une autre. Cette incapacité s’atténue avec le temps sans jamais s’estomper. Demeure une réticence au commerce avec autrui et une inclination à la solitude, à l’introspection et à l’observation. « Mais l’âme d’autrui est un mystère », si l’on en croit Dostoïevski. Lecture et musique, plaisirs solitaires, confortent son isolement et contribuent à l’exclure du cercle des amitiés de jeunesse. On naît seul, on meurt seul, dit-on. On vit seul aussi.

Jacques ERWAN
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