DEUXIEME VOYAGE (1984),
ATHENES (EXTRAITS)

Mon deuxième voyage en Grèce se déroule du 11 au 20 mai 1984. L’hiver baignait mon précédent séjour. Cette fois, Je découvre le printemps grec.

« La première chose qui vous frappe dans les monuments d’Athènes, c’est la belle couleur de ces monuments. Dans nos climats, sous une atmosphère chargée de fumée et de pluie, la pierre du blanc le plus pur devient bientôt noire ou verdâtre. Le ciel clair et le soleil brillant de la Grèce répandent seulement sur le marbre de Paros et du Pentélique une teinte dorée semblable à celle des épis mûrs, ou des feuilles en automne. La justesse, l’harmonie et la simplicité des proportions attirent ensuite votre admiration. »

Chateaubriand (1768-1848), Itinéraire de Paris à Jérusalem

-Vendredi 11 mai

Je me promène à pied le long de Philopappou, planté d’une profusion d’arbres, et de fleurs… Les oiseaux s’égosillent et zinzibulent… En face, s’élève l’Acropole… Comme toujours, pour découvrir une ville, je me perds : je m’égare dans les rues du centre, et je marche…

Enfin, la faim m’intime l’ordre de m’arrêter. Je dîne au Dyonisos, restaurant prisé des touristes… En face, sur l’Acropole, le Parthénon et l’Erechteion scintillent des lumières multicolores (blanc, jaune, rouge) d’un son et lumières…

-Samedi 12 mai

En fin de matinée, je marche de l’hôtel à l’Acropole inondée de soleil. Impossible d’éviter la foule des touristes ; pourtant, mon beauf est toujours aussi con ! Le Parthénon et l’Erechteion sont corsetés d’échafaudages. Gros travaux en cours ; on repassera l’année prochaine ou la suivante… Le site, cependant, est splendide ; il domine toute la ville, ce qui permet à l’étranger à la cité de prendre ses repères. Je redescends de cette éminence en passant par Plaka ; ce quartier a changé : on constate que nombre de « boîtes de nuit » ont disparu ; en revanche les boutiques-pièges à touristes abondent. Il est évident que les autorités s’ingénient à restaurer son cachet initial et de faire, à nouveau, de ce lieu un quartier de convivialité.

Je vagabonde ensuite au fil des rues du Marché aux Puces… Des chats m’escortent, nombreux comme pour participer à un congrès de la gente féline… La Grèce est un de ces pays où la rue est spectacle ! Il fait beau, pourquoi ne pas déjeuner en plein air ? Ce sera au Poseidon, un restaurant digne qu’on l’oublie… Au terme du repas, je rebrousse chemin en direction de l’hôtel, en passant par Plaka, la place Syntagma, place de l’ancien palais royal de style néo-classique (XIX° siècle), où siège le Parlement, l’arc d’Hadrien et le temple de Zeus olympien, deux des « merveilles » de la ville.

Le soir, je dîne au Strophi, restaurant éponyme de l’une des collines de la cité.

-Dimanche 13 mai

En fin de matinée, un taxi me conduit au terminus « Egypte ». Là, j’emprunte un bus qui vadrouille le long de la côte jusqu’à Cap Sounion. Le trajet se prolonge pendant deux heures et coûte 200 drachmes. On longe les plages dont les noms suscitent le rêve : Glyfada, Vouliagmeni, Lagonissi… En revanche, elles ne donnent guère l’envie de les fréquenter pour s’y prélasser… Limpide, la mer offre un bleu qui semble irréel. Le paysage de montagnes et d’îles semées sur la toile bleue de cette étendue est grandiose. Au Cap Sounion, les anciens Grecs ont érigé un temple dédié à Poseidon, dieu de la mer et des océans, mais aussi des tremblements de terre et des sources. Le site m’émerveille, mais son exploitation touristique me désole !

Le retour en bus, délaissant la côte, s’effectue, cette fois, par l’intérieur.

Le soir, je dîne en compagnie de mon ami P.V. jeune diplomate, deuxième secrétaire de l’ambassade de France, à Plaka, à la taverne Psarra (les pêcheurs). On y préserve l’ambiance des tavernes d’autrefois. On s’y détend en savourant une bonne cuisine, simple et bon marché. A une table voisine, des Grecs chantent, entre eux, pour le plaisir ; ils ont des voix superbes  Nous dégustons un sublime tarama (œufs de poisson), un excellent fromage, des pommes de terre sautées et de délicieuses brochettes d’espadon. Le vin retsina ou résiné, en français (vin et résine de pin) en pichet, qu’en général je n’apprécie guère, est une merveille !

psarra-1984

-Lundi 14 mai

J’ai rendez-vous ce matin à l’ambassade de France, puis à la compagnie discographique Lyra, avec mon ami Panos. Là, grâce à lui, les choses se passent mieux que prévu…

A midi, je déjeune, avec mon ami P.V., ce jeune diplomate de l’ambassade de France, dans un restaurant qu’il a choisi, après m’avoir interrogé au sujet de mes goûts : oui, je veux manger grec ! Je vais être gâté ! Le restaurant le « Souterrain », le bien nommé, est une cave proche du marché. De gros tonneaux en bois cernent les convives que de petites tables accueillent. Le sol, que l’on gagne en descendant quelques marches, est maculé de mégots et de reliefs de repas. La clientèle est composée d’individus modestes, voire pauvres. Il est des hommes qui chantent, comme souvent dans ce pays : tous les Grecs chantent ! Parfois des poèmes dont ils ignorent les auteurs ! Chacun de leur visage, buriné et creusé parfois de rides, raconte une histoire, celle de leur vie, voire de leurs tourments…

Le patron est accueillant et chaleureux, sans doute parce que aucun touriste ne l’importune. Sur la table, il dépose et dispose divers plats, sans assiette individuelle ni couteau. Ici aussi, le retsina (résiné) en pichet, vin issu de l’un des tonneaux qui nous environnent, est savoureux. On se régale de morue grillée, d’excellentes boulettes, de haricots et de salade. En guise de dessert, un délice : des pommes coupées en quartiers, fichés d’un bâtonnet de bois, arrosées d’un filet de citron et saupoudrées de sucre et de cannelle !

L’un des jours suivants, j’ai rendez-vous avec la ministre de la Culture, Mélina Mercouri( 1920-1994) au ministère.

(Voir sur ce même site, la relation de ma rencontre, à Paris, avec Jules Dassin, son compagnon, cinéaste renommé : En coulisses > Le téléphone sonne ).

A l’heure dite, la ministre est occupée : je fais antichambre… longuement ! Surgit alors un jeune homme, directeur des affaires étrangères du ministère de la Culture, chargé aussi des Arts plastiques. Il va me faire vivre la pire interview de ma vie. Il se rend en voiture avec chauffeur à la résidence du Premier ministre, Andreas Papandréou : l’entretien se déroule à l’arrière du véhicule qui, la chaleur l’impose, roule toutes vitres ouvertes dans le tohu-bohu de la circulation… Ceux qui connaissent Athènes me comprendront. Malgré tout, je parviens à prendre des notes…

J’avais préparé un questionnaire pour la ministre que je ne peux administrer à son jeune représentant, fort bavard…

Ci-après, le questionnaire imaginé pour l’entretien avec Melina Mercouri, Ministre de la Culture de la Grèce, parfaite francophone :

-Madame le ministre, nous vivons encore aujourd’hui en France, plus ou moins, selon un système de valeurs fondé sur la pensée de Platon et Aristote. A quelques exceptions près, pour les Français, la Grèce, riche d’un passé semble dépourvue d’un présent. Comment expliquez-vous que l’on connaisse si mal en France la poésie grecque contemporaine ou même la musique populaire, qu’elle soit laïque ou démotique ?

-Que peut apporter la culture grecque aujourd’hui à l’Europe ?

-On sait que votre homologue français, le Ministre de la Culture Jacques Lang, à l’instar du Président Mitterand, souhaite vivement que les cultures du sud rivalisent davantage avec celles du nord. Que pensez-vous de l’absence de votre pays sur la scène culturelle française ? Il est prévu d’organiser une année Inde (1985), une année Brésil (1986)… A quand une année consacrée à la culture grecque ?

-Ministre de la Culture de la Grèce, quel patrimoine culturel de ce pays entendez-vous promouvoir (passé ou contemporain) ?

-Ministre de la Culture d’un pays socialiste, quelle politique culturelle, cet objectif « socialiste » implique-t-il à votre avis ?

-Comme souvent sous la férule d’une dictature, la chanson fut un recours de l’expression sous le régime des «  colonels ». Qu’en est-il aujourd’hui, dans un régime démocratique, de la chanson populaire grecque ?

-Son renouveau ?

-L’artiste que vous êtes serait-elle satisfaite du ministre de la Culture ?

-L’artiste et l’exercice du pouvoir ?

-Aujourd’hui, vous ne chantez plus, vous ne jouez plus, n’en éprouvez-vous pas de la nostalgie, des regrets ?

-Si vous chantiez, quelle Grèce chanteriez-vous ?

-En exil en France, votre voix a incarné, avec celle de Mikis Theodorakis, pour ceux de ma génération et beaucoup d’autres, la résistance aux «  colonels ». Vous avez démontré le pouvoir de la chanson. Aujourd’hui, quelle voix grecque incarne la Grèce ?

-Libérée de vos fonctions officielles, pensez-vous, madame le ministre, à nouveau chanter ?

Hélas ! Ces questions ne seront jamais posées.

Le jeune émissaire de la ministre n’écoute rien et monologue à mes côtés, à l’arrière de la voiture qui roule en direction de la résidence du Premier ministre… Arrivés à destination, il aura la bonne idée de prier le chauffeur de me raccompagner au centre d’Athènes. Je suis à la fois déçu et furieux…

Par honnêteté, ci-après, le verbatim des propos du jeune représentant de la ministre, directeur des affaires étrangères du ministère de la Culture et des Arts plastiques, francophone lui aussi :

Le patrimoine ancien immobilier représente 50% de l’activité du ministère de la culture. Quel est le rapport entre le ministère de la Culture, la culture vivante, le patrimoine vivant ? Il ne s’agit pas de conserver, mais de faire avancer, recréer des chaînes culturelles qui se sont effondrées ; la société grecque montre d’importants aspects d’acculturation. Le patrimoine vivant importe pour recréer la confiance en ce que l’on produit.

Nous ne sommes pas des théoriciens : nous n’avons pas une vision sophistiquée de ce qui devrait se faire, mais nous savions ce qui ne se faisait pas. Athènes pompe l’air à la province, qui est un désert culturel. Les produits athéniens deviennent hégémoniques dans la culture populaire. Il faut, bien entendu, décentraliser la culture, ne pas se préoccuper toujours d’Athènes, mais donner confiance aux créateurs de province. Nous avons créé six théâtres périphériques. En ce qui concerne les programmes municipaux, les spectacles sont obligatoirement retransmis à la télévision et accueillis à Athènes. La volonté est clairement de décentraliser : « Que 100 fleurs s’épanouissent » , dirait Mao. Et, on assiste à une véritable explosion culturelle : il n’est pas un petit village qui en 1983, n’ait connu sa fête, danse, musique et fête. Petites soirées ou grands festivals, le ministère de la Culture et celui de la Jeunesse et des Sports ont subventionné ces manifestations. On nous a critiqués, en prétendant que nous faisions trop et que tout cela manquait de qualité. Là où nous intervenions, il se trouve que maintenant les grands classiques peuvent être joués en province : « Madame C., que vas-tu voir ce soir, Pirandello ou Becket ? »

La plupart des critiques nous accusait de populisme et d’esthétisme : c’était vrai, mais voulu !

Depuis des années, en Grèce, on avait oublié la fête, entre autres à cause de la télévision. Il faut lutter contre l’immobilisme de la télévision ! En s’amusant, les citoyens comprennent que la fête est chose importante pour la vie sociale, politique et culturelle, pour la vie tout court du village. Ils ne reçoivent plus les signes issus de la capitale. Ils comprennent que ce qu’ils font a une valeur intrinsèque, non seulement pour eux mais pour tout le monde.

Depuis deux ans, des groupes de danse et de chanson, composés de manière spontanée, se sont retrouvés un peu partout dans le monde ; ils sont revenus avec la certitude qu’ils accomplissaient quelque chose de fort important. Auparavant, ils s’en cachaient, car ils étaient suspects pour les « colonels » comme pour la Droite : la « grécité » leur semblait un obstacle à l’intégration européenne… Il existe 300 fêtes populaires et carnavals, chaque année, dans toute la Grèce : cette tradition est restée. Les traditions demeurent vivantes et ce sont les anciens qui les transmettent aux femmes. L’Ecole y contribue également.

Par ailleurs, grâce à la radio, on peut constater que la musique grecque est vivante. Les Grecs sont respectueux et amoureux de leurs traditions. Nous avons ainsi la musique « démotique » de la Grèce rurale, le rebetiko (qui a été folklorisé) en ville et la nouvelle chanson grecque, portée par Manos Hadzidakis et Mikis Theodorakis.

La Grèce est l’un des rares pays au monde où les grands poètes-y compris surréalistes- sont repris par les chanteurs et sont dans toutes les bouches. Je pense à Séféris et Elytis…

Les sous-produits, créés souvent par des industries hors la loi, connaîtront des problèmes quand la loi relative aux cassettes, au droit d’auteur et à la piraterie sera votée…

L’hiver prochain, le ministère de la Culture organisera une exposition consacrée au kitsch grec : on achètera les sous-produits pour les brûler, une sorte de happening !

- (J.E.) : Les Grecs ont de drôles d’idées !

-Peut-être, mais nous avons des idées !

-Salut !

Ainsi s’achève le monologue de ce paltoquet prétentieux, dont les idées clés en matière de politique culturelle se résument ainsi : décentraliser, organiser des fêtes et un happening !

Je quitte l’hôtel où je réside pour gagner l’aéroport. J’indique toutefois au chauffeur de consentir un détour par le « Premier cimetière ». Surpris, il me dévisage dans le rétroviseur. Il entend à ma pratique de sa langue que je ne suis pas Grec. Je dis seulement « Vassilis Tsitsanis ». Décédé le 18 janvier précédent, jour de ses 69 ans, je l’ai connu et, je ne peux quitter Athènes sans aller m’incliner sur sa tombe. Attentif à sa conduite, l’homme ne dit rien. Arrivé à la porte du cimetière, sans un mot, il descend de son véhicule et m’accompagne jusqu’à la tombe du défunt, et avec respect, comme moi, il s’incline.