Ghada Shbeir

Samedi 15 décembre 2007
Les Abbesses
GHADA SHBEIR
Chants syriaques
Liban

Le sourire de l’ange

« Dans la brute assoupie, un ange se réveille. »
Charles Baudelaire

« Dieu existe-t-il ? » interroge Lébédev dans « Les Carnets de l’Idiot » de Dostoïevski. On serait tenter de l’affirmer à l’écoute de la voix séraphique de Ghada Shbeir. Emportés par les sortilèges de cette enchanteresse venue du Liban, celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas glissent l’un comme l’autre dans une sorte d’extase hiératique. On se souvient encore de ce silence, un silence profond, un merveilleux silence, « un silence de stupeur charmée » qui accueillit son chant au Théâtre des Abbesses, le 19 novembre 2005. Un chant qui crée un « univers de beauté nue et austère », selon les mots du quotidien « Le Monde ».
« Soyons modernes, revenons à l’ancien », aimait à dire Verdi. Ghada Shbeir n’a pas quarante ans et se situe, reconnaît-elle, « à contre-courant des chanteurs de sa génération ». Elle s’inscrit dans la tradition et, archéologue de la mémoire, retrouve, au détour de la mémoire orale ou dans le secret des archives, ces chants oubliés de la liturgie enfouis sous les cendres déposées par le temps. « Certains manuscrits, assure-t-elle, ont plus de deux mille ans. Même les moines ne connaissent pas toujours l’existence de ces pièces ». Echos du passé, ces cantiques constituent un riche patrimoine musical chrétien de chants syriaques. Ils ont éclos dans cet Orient aux traditions plurielles et aux rites multiples : catholique, byzantin, orthodoxe, maronite, chaldéen… La tradition ne s’est pas asséchée. Nourrie de la mémoire des hommes, elle se perpétue. C’est un héritage précieux et, parfois, fort ancien. Ainsi cite-t-on cette berceuse, intitulée « A Bethléem », que la Vierge chantait, croit-on, à son fils nouveau-né… On songe encore à cet autre chant, plus « récent » : il évoque un oiseau pleurant la disparition de l’église Sainte-Sophie de Constantinople, édifiée au VI˚ siècle, qui fut islamisée après la conquête ottomane, au XV˚ siècle. « Certains de ces chants, plaisante la chanteuse, datent de quatre cent ans seulement ! » Parmi les joyaux les plus anciens de ce patrimoine, beaucoup sont nés, au IV˚ siècle, de l’âme inspirée de Saint-Ephrem, fondateur d’une Ecole théologique et docteur de l’Eglise. Il aurait inauguré la pratique du chant liturgique et composé près de quatre mille hymnes !
Antique, le chant syriaque précède, pense-t-on, l’avènement du christianisme. Singulier, il n’appartient ni à la tradition musicale arabe ni à celle du chant grégorien. Profondément enraciné dans les civilisations du Proche-Orient, il s’est transmis oralement de génération en génération car il n’existait aucune notation. Ainsi les mêmes mots s’accommodent de diverses mélodies et une même mélodie s’acoquine à différents textes. Le chant syriaque est minimaliste : il repose sur trois, quatre ou cinq notes. C’est généralement une forme brève, un chant simple et austère. On l’interprète a cappella.
Cependant, il arrivait parfois qu’il soit accompagné d’instruments de percussions : clochette, hochet ou cymbales. Son rythme est libre et varié, il repose sur une structure simple.
Pour l’essentiel, le répertoire est chanté dans la langue littéraire chrétienne en usage du III˚ au XIII˚ siècle, le syriaque, une langue sémitique apparentée à l’araméen, l’idiome que parlait le Christ. Comme la musique, les textes sont généralement brefs. La simplicité des paroles s’impose mais elle ne récuse pas la poésie. Une sorte de « haïku » sacré. Concision et sobriété étaient requises pour faciliter la mémorisation des enseignements de la foi par les fidèles. C’est un chant clair et pur comme l’eau qui jaillit d’une source. Les sonorités étranges et douces de cette langue inouïe charment l’oreille. A nul autre pareil, et donc incomparable, ce chant hiératique, dépouillé et exempt d’artifices obéit à des canons de la beauté originaux. Peu de notes, peu de mots. Sa durée est parfois inférieure à une minute. Sa densité est telle qu’il parvient à se glisser dans les plis de l’âme et envoûte l’auditeur. Il l’entraîne vers un ailleurs intemporel et indéfini. Il résonne dans les consciences. Il invite au recueillement et distille la paix intérieure. Il réjouit l’âme voire, l’enivre et l’emporte dans une sorte d’extase sacrée. « Patiente avec ton âme, écrit le poète arabe, et tout deviendra lumineux ».
Vivante icône, la dame qui porte ce chant en maîtrise parfaitement l’art. Elle l’enseigne à l’Université et parcourt le monde pour en partager les trésors. Elle chante a cappella comme il se doit. Sa voix est donc nue. Sublime, elle éclate dans toute sa beauté. Son infinie pureté séduit d’emblée. Magie de la voix humaine, instrument capable de fomenter tous les prodiges et de manigancer toutes les émotions : « tout dépend des sons qui montent du coeur aux lèvres », dit encore le poète. Mais cette voix-là jaillit de on ne sait quelle forge secrète. Au fil de la quarantaine de pièces qui tissent le récital, elle attise le feu de la foi, entretient la flamme de la piété et nourrit ce flamboiement de la ferveur qu’éprouvent ceux qui vont « dans son temple adorer l’Eternel ». Les autres, zélateurs du « crépuscule des dieux », voire convaincus de leur mort, sauront que la divinité n’est point ici parée par ce chant d’une « vaine splendeur » mais plutôt, d’une alarmante beauté. Et, si l’on en croit Dostoïevski, « la beauté sauvera le monde ». Afin que, « dans la brute assoupie, un ange se réveille » ?

Jacques Erwan