Ensemble Chulawatit

ENSEMBLE CHULAWATIT
de l’Université Chulalongkorn
Thaïlande

Trois ensembles, trois styles
Wong Pi Phat, Wong Khryang Sai, Wong Mahori

Savante, la musique classique traditionnelle est raffinée
Au royaume de Siam, la musique est reine. Dans les provinces éloignées, voix et bambous charrient légendes populaires et valeurs fondatrices de la culture thaïe. En ville comme à la campagne, l’orchestre piklong accompagne, « pour faire du bruit », s’amuse un connaisseur, les combats de muay thaï, la boxe thaïe. Jadis, la musique rythmait la marche du roi, celle des quatre porteurs de son palanquin, la cadence des rameurs de son bateau… Aujourd’hui, le roi est mélomane ; il est musicien et compositeur de… jazz ! Savante, la musique classique traditionnelle est raffinée. Elle enchante les palais citadins. Elle rayonne au cours des cinq longs siècles de son apogée, du xive au xviiie siècle. Elle perpétue ensuite son cours et, en ce royaume vierge de toute colonisation européenne, divertit les nobles à la Cour. Et ainsi jusqu’à l’avènement de l’influence occidentale et l’abolition de la monarchie absolue au début du xxe siècle. Elle s’évade alors de l’enceinte des palais et cesse d’être l’apanage d’une seule élite. Sa pratique, dit-on, commence à régresser. Cependant, elle participe encore aujourd’hui à l’expression de diverses formes théâtrales et au déroulement de cérémonies et festivités diverses. La famille royale est aussi familière de cet art ; l’une des princesses, fille du souverain, S. A. R. Maha Chakri Sirindhorn, le pratique avec talent. Directeur artistique de l’Ensemble Chulawatit, le docteur Sirichaicharn Falchamroon est, « depuis plus de vingt ans », son professeur de musique.

Université de Chulalongkorn
À Bangkok, l’université de Chulalongkorn s’étend sur un vaste campus à l’américaine. Au milieu d’une pièce d’eau, à l’ombre des frondaisons, s’élève un pavillon traditionnel en bois peint de couleurs vives. Sous son toit, se déroule une répétition de l’Ensemble Chulawatit, dirigée par son directeur artistique dont l’oreille exigeante est sans pitié.
Les musiciens, titulaires du diplôme correspondant au baccalauréat, sont ensuite choisis par concours pour être admis comme étudiants de ce maître. Suivent quatre ans d’études et des années de pratique – parfois une dizaine – pour accéder au rang de professionnel. « Un entraînement quotidien s’impose comme pour les footballeurs », plaisante le professeur. L’art est quête de perfection. Son apprentissage, qui conjugue théorie et pratique, est une longue patience. Depuis une dizaine d’années, l’usage des partitions a fait son apparition : il autorise une initiation plus rapide. En revanche, il demeure en principe banni des répétitions et des concerts. Celle que poursuit l’Ensemble Chulawatit l’atteste. Comme l’eau tranquille des khlongs, ces canaux de la ville, la musique s’écoule…

Flux
C’est un long fleuve. Au fil de l’eau, un courant puissant, d’autres moins violents dessinent des méandres au cœur du flux et alentour. Ici ou là, petits tourbillons et remous affleurent soudain à la surface de l’onde. Ainsi s’écoule, hypnotique, la musique classique traditionnelle thaïe, selon David Morton, un expert. Comme une bande sonore continue. Un système linéaire dépourvu d’harmonie. Tels instruments jouent la mélodie principale, d’autres brodent l’ornementation, d’autres enfin s’attardent sur certains motifs. Tous ne voguent pas au même vent. Les divers fils des mélodies, apparemment indépendantes de chacun des instruments, composent une longue et interminable guirlande.
Influencée par des traditions héritées de la Chine, de l’Inde et du sud-est de l’Asie fondues en un mélange unique et singulier, c’est une musique savante. Elle s’épanouit à l’ombre des palais royaux jusqu’à l’abandon de la monarchie absolue, en 1932. Elle rythmait jusqu’alors les jours de la famille royale et célébrait les événements marquants : naissance, baptême, mariage, funérailles et crémation voire, pour les garçons, la prise de robe monastique. Aujourd’hui, occidentalisation et modernité, sa pratique s’essouffle ; on la préserve. Sa fonction sociale s’est élargie ; elle ponctue désormais, à l’extérieur de l’enceinte des palais, les diverses étapes de la vie des Thaïlandais, à l’exception de la naissance. Elle accompagne aussi cérémonies et fêtes religieuses : bénédiction d’une maison neuve par exemple. Enfin, elle est associée à certains genres théâtraux.

Trois types d’ensemble
Trois types d’ensemble, de nature et fonction différentes, en perpétuent le cours. Le Wong Pi Phat, tout d’abord, réunit percussions mélodiques (gongs circulaires métallophones et xylophones…) et rythmiques (cymbales, castagnettes et tambours) ainsi qu’un hautbois et la voix. Il produit des sonorités dynamiques. C’est, entre autres, l’orchestre du khon et du lakhon, deux formes de théâtre traditionnel.
Le Wong Khryang Sai, ensuite, suave ensemble de cordes (vièles, cithare en forme de crocodile stylisé), vents (flûte et hautbois Pi-Java), percussions rythmiques et voix. Le Wong Mahori, enfin, grande formation, confinée jadis à la cour, est aujourd’hui plus populaire : on l’entend dans les mariages. Le volume des sonorités de cet orchestre est plus faible que celui du Pi phat. Il rassemble, grosso modo, les deux premières formations auxquelles s’ajoutent généralement une vièle à pique à trois cordes, une paire de tambours en céramique et une sorte de tambourin. Les voix, nues ou accompagnées par cymbales et tambours, et parfois par un instrument à cordes, alternent avec les parties instrumentales.

L’Ensemble Chulawatit, fort de dix-huit musiciens, présente successivement ces trois formations pour tisser ce « simple fil de soie diapré qui se déroule et ondule imperceptiblement mais dont chaque millimètre s’imprègne d’un monde de sentiments et de sensations » (Emile Vuillermoz). Suivre ce fil d’Ariane, c’est une occasion rare de découvrir cette tradition riche et raffinée.

Jacques Erwan

Occident-Orient
« Tandis que l’occident découvrait la saisissante formule de la superposition de plusieurs sons entendus simultanément, l’orient, fidèle à la technique de la monodie, demandait à ses chanteurs et à ses instrumentistes de chercher le raffinement de l’expression dans l’infinie subdivision de l’intervalle. (…)
A l’Est, on ne songea pas à équarrir le son : on le tréfila. On s’appliqua minutieusement à l’étirer, à l’amenuiser avec une délicatesse extrême pour que le passage d’une des sept notes à sa voisine soit aussi insensible que les dégradés reliant entre elles les sept couleurs de l’arc-en-ciel. Au lieu de se solidifier, la musique devint une irisation et un chatoiement aux frontières de l’impalpable et de l’impondérable (…). Un simple fil de soie diapré qui se déroule et ondule imperceptiblement mais dont chaque millimètre s’imprègne d’un monde de sentiments et de sensations ».

Emile VUILLERMOZ, Histoire de la musique, Fayard 1973