LETTRE DE BAR AM, été 1969
REMINISCENCES

Chers amis,

Sous les cendres du temps, la mémoire conserve certaines pépites du passé. Ainsi quelques décennies plus tard, la découverte de la vie au kibboutz, immergé dans ce microcosme, une enclave au sein de la société environnante, demeure une révélation. L’impression de pénétrer un monde idéal !

Dès l’arrivée, accompagné d’un ami, une vingtaine d’années chacun, à «Merom Hagalil », sur les hauteurs de Galilée -cette adresse sonne comme une musique- je suis étonné. A l’accueil de ce kibboutz de taille moyenne, le responsable, évaluant notre virilité approximative, dit : « vous deux, les garçons, vous dormez ensemble et je vais vous attribuer une chambre indépendante ; vous y serez tranquilles ! » Nous restons sans voix à l’écoute de cette méprise, reflet d’une tolérance rare à l’époque en nos contrées. La surprise passée, nous répondons :

«- non, nous sommes compagnons de route. Sans plus. 

-Ah bon ! Alors c’est différent ! »

En effet ! Je regrette déjà ! Il me faut partager une chambrée avec… trois filles ! Une promiscuité dommageable pour la pudeur ! Seulement trois lits meublent la pièce : ces demoiselles, galanterie oblige, en bénéficieront. Quant à moi, le sol carrelé sera ma couche pendant ce long séjour… Excellent pour la santé, paraît-il.

Premier matin, réveil à… cinq heures ! Le travail est matinal afin de ruser avec la chaleur, comme un juriste avec la Loi. A partir de midi, règne une température dissuasive, qui proscrit le travail aux champs. Pendant des heures, on procède à la cueillette des fruits, avec précaution, car chacun est un trésor, ou au nettoyage du poulailler, ou bien, pire, des viviers à carpes en « territoire occupé », « libéré », dans la version israélienne, celui de la Syrie. Ces bassins, soumis à la chaleur, empestent : l’horreur !

On ne conteste point la tâche, telle est la règle : travail d’abord, discussion ensuite, si nécessaire. Fondé par des Juifs austères et industrieux, venus d’Europe de l’est, le kibboutz s’étend initialement sur une colline aride, semée de pierres et d’herbe rare : on n’y tolère ni la paresse ni les palabres. Son existence est le fruit du courage et du travail –mot qui émaille comme un leitmotiv les conversations- de ces pionniers venus d’Europe. Lors de mon séjour, de confortables appartements abritent les familles de cette communauté, immeubles qui s’élèvent au milieu des parterres de fleurs et des pelouses verdoyantes… Au sommet de la colline, une piscine domine le paysage vallonné de Galilée.

Le domicile de chacun ou presque de ces colons-agriculteurs recèle une bibliothèque polyglotte : elle est riche d’ouvrages en hébreu, allemand, polonais, russe, anglais, voire français… En France, en ce temps-là, nombre de paysans sont encore illettrés, et ne savent ni lire ni écrire. Colons-agriculteurs, paysans lettrés, ils sont devenus maîtres de l’irrigation sur cette terre ingrate, abreuvée de sang, quand elle a soif d’eau. Chez les voisins, les ânes, les pauvres ânes, tournent encore sous le soleil en d’antiques norias. Le combat est inégal : connaissance et technologie opposées à analphabétisme et tradition ! C’est le fruit d’une Histoire différente (immigration pour les uns, colonialisme pour les autres) et, par voie de conséquence de niveaux de développement inégaux.

Ce premier jour, de retour du travail à l’heure du déjeuner, je me rends au magasin de fournitures du kibboutz. La responsable est une femme ; elle pourrait être ma grand-mère. Un fort accent italien colore son expression française. Elle dit :

«- Non, ici, on ne dit pas « vous ». On dit « tu » et « haver », camarade, compagnon.

-Bien, madame.

-Non, pas « madame », « havera », camarade au féminin. »

Voilà donc pour le protocole ! C’est une leçon, la première, mais pas la dernière… Et ensuite ?

« -Demande ce dont tu as besoin et tu l’obtiendras. »

Autrement dit, « à chacun selon ses besoins ». Et c’était en 1969, un an après mai 68. Au cours de l’été.

Il est l’heure de se restaurer au restaurant-cantine… De l’eau, de l’eau, de l’eau ! Au terme du travail aux champs, la gorge est aussi sèche que les sables du désert ! A table, nous dégustons, carpe farcie, viande -jamais de porc- légumes, fruits ou pâtisseries… La table est convenable ; le service assuré par chacun des membres, à tour de rôle, sans distinction. En son kibboutz, le Premier ministre en exercice n’échappe pas à la règle. Les « volontaires » en sont-ils dispensés ? Peut-être, je ne m’en souviens plus. Ce jour-là, un homme d’âge moyen s’acquitte de cette tâche. Discret et souriant, il respire la sérénité. Il ne parle guère. Son regard est attentif ; sans doute observe-t-il. Enigmatique, l’individu intrigue. Qui est-il ? La curiosité n’étant guère de mise, on s’abstiendra de lui poser la question. Cependant, un autre compagnon, sollicité, dira en arborant un fier sourire :

« Il est l’un des plus illustres psychologues du pays. »

A-t-il contribué à l’élaboration du système éducatif original qui prévaut au kibboutz. Il ne répond pas, mais engage la conversation pour en exposer les principales caractéristiques : vie collective des enfants dans un monde à leur mesure, scolarité dans son ensemble sous la férule des mêmes professeurs, redoublement banni, enseignement prodigué par thème et non par discipline. Ainsi, l’étude du blé développe les aspects scientifiques, géographiques, historiques, économiques, etc. de cette plante. Cette communauté d’enfants n’est pas pour autant soustraite à l’affection des parents : les uns et les autres se retrouvent aussi souvent qu’ils le souhaitent. Adultes, les enfants du kibboutz sont fort sollicités par le monde extérieur : travail collectif, esprit d’initiative, solidarité… sont quelques-unes des valeurs dont ils sont pétris. Celles-ci sont prisées au sein de la collectivité du kibboutz comme dans la société environnante.

Bel après-midi de détente au bord de la piscine, placée sous l’autorité d’Hugo, caricature d’un play-boy judéo- italien. Un film !

C’est lors du retour d’un week-end de shabbat, que s’est déroulé « l’incident », au terme d’une nuit mouvementée : les jeunes prédateurs israéliens, alléchés par les éventuelles proies féminines, n’ont de cesse de troubler le repos de ces corps allongés sur la plage… Courte nuit donc ! Pour le retour au kibboutz, le rendez-vous est fixé à Safed, en fin d’après-midi. Un véhicule, qui comporte une quinzaine de sièges, est conduit par l’un des jeunes membres du kibboutz. Il assure le transfert des «  volontaires ». La route, escarpée et sinueuse, enlace les collines de haute Galilée. Le paysage défile à vive allure. A très vive allure. Trop sans doute ; le virage, courbe comme une épingle à cheveux, déporte le véhicule : il quitte la chaussée, verse sur le côté et entame une série de tonneaux. Il dévale la pente. Le temps s’écoule, mais cette course vers le fond du ravin, semble-t-il, s’apparente à l’éternité. Malgré les cris et les hurlements des filles, chacun revit l’une des premières scènes de « Les  Choses de la vie », le film de Claude Sautet. En quelques fractions de secondes, la conscience voit défiler toute une vie, sa vie. Il est vraisemblable que, parvenu au terme de sa chute, lors du choc final, le véhicule explose. Celui qui croit au ciel recommande son âme aux dieux, celui qui n’y croit pas pense à ses proches. Enfin, la course infernale s’interrompt. Un silence pesant s’établit ; aucune explosion ne le brise. Au bout de quelques secondes, dont l’écoulement semble durer des heures, des cris retentissent comme pour saluer le miracle.. Le chauffeur et moi sommes indemnes. Tous les autres, plus ou moins grièvement blessés, gémissent : il est urgent d’agir.

Le chauffeur décide immédiatement de partir à pied quérir les secours auprès d’un moshav voisin, autrement dit un village communautaire. Pour ma part, je dois rester tenir compagnie aux blessés. Il part, je reste. La situation est dangereuse : l’accident s’est produit sur la route frontière qui sépare le pays du Liban, et dans peu de temps, à la tombée de la nuit, surviendra le couperet du couvre-feu, laissant le champ libre aux patrouilles de Tsahal, l’armée d’Israël. J’ai peur et je dois faire face aux exigences des uns et des autres. Chacun réclame soins et consolation, que seul, je suis incapable de prodiguer. L’une des jeunes-filles souffre de fractures, un jeune-homme d’une plaie qui meurtrit son ventre et inonde de sang ses sous-vêtements, à la hauteur de son sexe. J’éponge encore et encore, le garçon est gêné : je persiste et tente de l’apaiser en lui assurant que ses réactions sont naturelles… Malgré la tâche, le temps s’écoule lentement. La nuit commence à triompher du jour… Vais-je céder à la panique ? Soudain, j’entends le hurlement des sirènes ; peu après, une longue théorie d’ambulances et de véhicules fonce en notre direction. L’heure fatidique du couvre-feu approche. A grande vitesse de nouveau, nous regagnons le kibboutz. Dès notre arrivée, à la lisière de ce lieu, sirènes hurlantes et phares allumés, nombre de compagnons, stupéfaits, se rassemblent.

Certains blessés sont dirigés vers l’hôpital de première urgence du kibboutz et bien soignés, d’autres, les plus atteints, vers celui de Safed, le centre urbain le plus proche.

La soirée s’avère éprouvante pour le seul être valide du groupe qui s’occupe de chacune et de chacun. Mais la solidarité et la fraternité des membres de cette communauté en cette douloureuse occurrence me laissent le souvenir d’une appartenance à une famille prévenante et affectueuse.

Le lendemain, dès l’aube, le réveil est pénible : fourbu et courbatu, il faut répondre à l’appel au secours et porter le petit-déjeuner aux « invalides »… Plus tard, surgit une voiture de police ; on me fait appeler : je suis le seul valide, la police requiert mon témoignage. J’accepte. Le chauffeur du véhicule accidenté et moi partons pour Safed en compagnie des policiers. Tout le monde est tendu. Le silence règne. La route semble longue à travers ces paysages sauvages de Haute- Galilée. Je réfléchis. Le chauffeur risque gros : excès de vitesse, étrangers blessés, deux grièvement… C’est une faute préjudiciable à la réputation du pays. Il serait facile de témoigner à charge ; la police serait probablement ravie d’infliger une leçon à ce jeune paysan irresponsable. Mais quel intérêt pour les victimes ? Tous les frais et les éventuelles séquelles sont pris en charge par le kibboutz ou par ses assureurs. Je réfléchis encore…

Assis face aux policiers dans ce commissariat de Safed, qui jouxte une prison, je n’hésite plus !

« -Quelles sont vos relations avec le chauffeur, vos liens ?

-normaux

-c’est-à-dire ?

-de travail

-roulait-il trop vite ?

-non (je mens !)

Vous en êtes sûr ?

-oui, j’étais assis à sa droite, la place, en l’occurrence mal nommée, dite « du mort », et je pouvais voir le compteur,

-et quelle vitesse indiquait ce compteur ? » Etc.

L’interrogatoire se déroule en hébreu et en, français par le truchement d’un interprète et en présence du chauffeur. Il se prolonge.

« -Quelqu’un vous a-t-il demandé d’épargner le chauffeur ?

-non » (et c’est vrai ; c’est moi qui ai décidé de l’épargner).

Moi, en revanche, on ne m’épargne guère. On présente ma déposition à ma signature. En hébreu ! Je refuse et exige que l’interprète la traduise en français à mon intention.

« -Il est déjà parti.

-allez le chercher ! »

Ma détermination surprend sans doute et l’on dépêche un policier à ses trousses. En attendant le retour de l’un et l’autre, l’apprenti juriste que je suis alors engage la conversation, en anglais, avec l’officier qui lui tient compagnie. Les sources du Droit en Israël sont à l’image du pays, un miroir de son Histoire : du medjele ottoman aux lois de l’Etat d’Israël, en passant par le code Napoléon (notre code civil), les lois du mandat britannique, le corpus religieux des tribunaux rabbiniques, compétents en matière de statut de la personne… Et sans doute, j’en oublie…

L’interprète fait son office, et ma déposition étant conforme à mes déclarations, je la signe. Je regagne le kibboutz en compagnie du chauffeur – pour l’heure, privé de permis- dans le véhicule des policiers. Soulagé ! Je n’imagine pas qu’il me reste à subir le mécontentement, la colère, voire les menaces de la plupart de mes camarades : j’ai trahi leur cause ; le chauffeur devait être châtié. C’est dans ce climat de suspicion et de haine que je suis « accueilli ». J’affronte nombre de difficultés, mais j’assure le rapatriement sanitaire en France du jeune-homme blessé au ventre… Depuis longtemps, je n’attends plus la manifestation de sa reconnaissance. Sans doute ne me pardonne-t-il pas d’avoir été le témoin involontaire de son érection (réaction naturelle) tandis que je lui prodiguais les premiers soins… Qu’importe, j’ai fait ce que me dictait ma conscience.

En revanche, cette épreuve a contribué à rapprocher le seul être valide après l’accident du reste de la communauté. Les semaines qui suivent sont irriguées par l’amitié et l’affection des uns et des autres. Sans doute par ce que j’ai récusé l’esprit de vengeance, « la loi du talion » (œil pour œil, dent pour dent), loi qui, à l’époque, était un progrès ; elle fut codifiée par Hammurabi, souverain de Babylone, dix-huit siècles avant l’ère chrétienne…