Sur les ailes de la mémoire, Don Ata

« Don Ata », ainsi appelait-on feu le musicien et chanteur argentin, Atahualpa Yupanqui.

Sur les ailes de la mémoire, au fil des méandres du souvenir…

Don Ata, je vous entends chanter, au mitan de ces années soixante, en ce théâtre en rond de la Maison de la culture de Rennes, ville où je poursuis alors mes études. Environ une heure après le concert, vous voilà, en compagnie de votre épouse, à l’entrée de la brasserie voisine, Le Galopin. D’emblée, les convives, en grand nombre à l’issue de votre concert, vous applaudissent. Surpris par ce tonnerre d’applaudissements, vous saluez et remerciez, avant de vous asseoir à une table…

Quelques années plus tard, je collabore avec Chérif Khaznadar, directeur de cette Maison de la culture et vous invite à Rennes pour chanter sur la scène de la grande salle. Je vous vois assis à l’une des tables de cette même brasserie, en compagnie de votre collègue uruguayen, Daniel Viglietti. Ce soir-là, aphone, vous me faîtes annoncer au public, qui emplit la salle, que vous ne chanterez pas ; mais que la guitare pour compagne, vous jouerez de cet instrument, « ce qui est mieux », dites- vous…

Je vous vois Don Ata, invité à l’émission télévisée Le Grand Echiquier : ce soir-là, Jacques Chancel moque votre « accent ». Vous le rabrouez aimablement : « je parle toutes les langues ; mais mon cœur est argentin… » Je quitte le plateau et me réfugie en régie…

Un soir, vous chantez au Forum, une salle du Forum des halles, à Paris : un bébé pleure, puis hurle. Sa mère ne sort pas ; vous dites : « et dire que depuis des années, je chante « duerme, duerme negrito », une berceuse traditionnelle !

A l’occasion d’une longue interview, destinée à figurer au cœur d’un « dossier » de la revue Paroles et musique, vous évoquez Che Guevara, que vous avez connu quand il était étudiant en médecine. Et vous dites en espagnol : « il jouait bien de la guitare, il chantait bien ; j’ai des cassettes. » L’impatience du journaliste que je suis est à son comble ! La patience de l’Indien à son paroxysme ! Inutile de trépigner, Don Ata est intraitable ; « c’était au cours d’une soirée privée et ces enregistrements demeureront privés. » Déçu, je reste bouche bée devant cet argument irréfutable. Vous expliquerez aussi, au cours de cet entretien, que vous distinguez trois musiques en Argentine : celle de la pampa, celle de la forêt et celle de la sierra (montagne). (cf. Paroles et musique, numéro 10, mai 1981)

Au Printemps de Bourges, un régisseur de la Maison de la culture vous manque de respect : irrité, voire vexé, vous empoignez la guitare, quittez les lieux et vous enfermez dans votre chambre d’hôtel. Il me faudra déployer des trésors de diplomatie et entreprendre de longues négociations téléphoniques pour vous convaincre de descendre ; vous promettre aussi de dîner ensemble dans l’un des meilleurs restaurants de la ville. Un repas, il m’en souvient, émaillé de la relation de votre séjour en Hongrie et de votre collaboration avec celle que vous nommiez «  madame Piaf »…

A quelques mois d’intervalle, je partage un café avec le chanteur uruguayen Daniel Viglietti, puis avec votre compatriote musicien Juan Cedron : l’un et l’autre me persuadent de vous inviter de nouveau au Théâtre de la Ville où j’officie alors. Je les en remercie encore : ce fut votre dernier concert à Paris. Sortant de scène en caressant les flancs de votre guitare, vous confiez à Jean Sayouz, le directeur technique du théâtre, et moi-même, en coulisses : « j’ai chanté pour elle. » « Elle », en fait c’était votre épouse, décédée quelque temps auparavant.