Jacky Micaelli

Samedi 20 et dimanche 21 décembre 2003 17h
JACKY MICAELLI
Seconda, terza
Corse

Marie Langianni : terza
Jean-Etienne Langianni : bassu
Marie-Ange Geronimi : seconda, terza

Sous le charme de la voix.
« Une œuvre d’art qui ne nous rend pas muets est de peu de valeur : elle est commensurable en paroles. Il en résulte que celui qui écrit sur les arts ne peut se flatter que de restituer ou de préparer ce silence de stupeur charmée, – l’amour sans phrases… »
Paul Valéry, Daumier, Albert Skira, 1947

La réappropriation et la renaissance du chant corse
« Ce silence de stupeur charmée » s’impose à l’écoute des polyphonies corses : il saisit l’auditeur. Magnifiés par la beauté des voix qui les profèrent, ces chants étonnent, émerveillent, enchantent, stupéfient… Le public du Théâtre de la Ville en a souvent éprouvé le charme. Depuis la série de récitals de Canta U Populu Corsu, voilà plus de vingt ans, il s’est familiarisé avec diverses expressions de la musique populaire corse : I Muvrini, Petru Guelfucci et Voce di Corsica, Jean-Paul Poletti et le chœur d’hommes de Sartène, A Filetta et, jeunes pousses qui poursuivent la tradition, U Fiatu Muntese et Alba, tous héritiers d’un patrimoine commun, ont, chacun dans un style original, témoigné de la vitalité de cette musique aujourd’hui. Porteurs de tradition, ceux qui perpétuent ce chant ont su s’ouvrir au monde, se nourrir de rencontres et d’échanges et enrichir ainsi l’héritage pour exalter leur terre.
La Corse est une île. Malgré les invasions, l’insularité et le relief montagneux ont sans doute contribué à la préservation du patrimoine musical. Même si les aléas de l’histoire, conjugués au péril de la modernité, ont bien failli en ruiner l’existence même.
Les années soixante-dix ont sonné l’heure du « Reacquistu », la réappropriation et la renaissance du chant corse. Ce fut l’œuvre d’artistes, pour la plupart, amateurs et militants, renouant, entre autres, avec l’art de la polyphonie, « ce bâton de maréchal de la conscience politique corse », selon les mots de Véronique Mortaigne (Le Monde, 11 février1998).
Le patrimoine musical est riche. Issu de la tradition orale, on le sait ; il est aussi, contrairement aux idées reçues, écrit comme en témoignent d’anciens manuscrits franciscains. Il est, enfin, contemporain, riche d’œuvres nouvelles imaginées et créées par des artistes de ce temps. Une autre voie pour le faire fructifier.

La déchirure de l’âme corse
Le chant corse est une mémoire. Comme le blues. Lui aussi, a-t-on écrit, émane « de l’âme d’un peuple qui clame sa révolte, sa souffrance avec toute l’énergie de son désespoir ». Ceux de la singularité bafouée d’une communauté. On sait les maux, on ignore les remèdes. Restent les mots, la parole, le dialogue… À la voie de la force, Jacky Micaelli oppose la force de sa voix. Mezzo soprano ou seconda et terza, selon la terminologie choisie, les mots se dérobent pour en décrire les vertus. « Forte, incisive, poignante », selon Diapason, et bien d’autres choses encore. Depuis vingt ans, elle chante la déchirure de l’âme corse. D’une fulgurante beauté, son chant n’est pas « commensurable en paroles ». Peut-être parce que chanter, pour elle, est un besoin vital : « J’ai chanté avant de parler », dit-elle. Et puis, un jour, mère de famille, cette agricultrice, lasse des méfaits de la violence qui compromettent la vente de ses produits, décide de se consacrer pleinement au chant. Ce que la terre a perdu, la musique l’a gagné.

La dame a du caractère
Elle fait ses débuts, en 1983, au sein d’une association bastiaise et trois ans plus tard, elle peaufine son art vocal avec Jean-Paul Poletti… Elle vole de ses propres ailes et multiplie rencontres et collaborations. Elle s’acoquine volontiers à des artistes issus de cultures et d’univers musicaux fort divers : le breton Denez Prigent, la catalane Equidad Barrés ou bien le guitariste japonais Kazumi Watanabé… Elle zigzague du jazz à la musique ancienne : de Andy Emler à Marcel Perès, auteur, entre autres, de transcriptions de monodies franciscaines… Sans perdre ni son identité ni sa personnalité : la dame a du caractère.

Sa voix est sollicitée et appréciée
Au cours de ces vingt dernières années, Jacky Micaelli a beaucoup chanté, en Corse et ailleurs, chants sacrés et profanes ainsi que créations. On l’a entendue à la Fenice de Venise, en 1988, au Printemps de Bourges, la même année, au festival de Lille sous la direction de Yannis Xenakis, à la Scala de Milan en 1990, ou bien encore, au Grand Rex, à Paris, invitée par Jacques Higelin… Un beau parcours ! Et, l’énumération n’est pas exhaustive… Complice des groupes polyphoniques corses A Cumpagnia, Tavagna, Donnisulana, elle collabore aussi avec l’ensemble Organum de Marcel Perès. C’est dire combien sa voix est sollicitée et appréciée.

Un sens inné du sacré
Jacky Micaelli a, dit-on, un sens inné du sacré. Pour son récital au Théâtre des Abbesses, elle puisera essentiellement dans le répertoire sacré. « Tous les services liturgiques, précise-t-on, possèdent leurs chants polyphoniques variant d’un village à un autre. De tradition orale, le chant sacré se transmet de génération en génération, des plus vieux aux plus jeunes, sans jamais interrompre la chaîne. Les guerres, causant un grand vide dans les villages, ont rompu les maillons de cette chaîne. La tradition s’est maintenue dans certaines régions qui ont peu subi les influences extérieures. Elle constitue la mémoire du peuple corse ». C’est un vaste répertoire qui emprunte les paroles des textes aux langues latine, toscane et corse. Fidèle reflet de la musique corse, il exprime la spécificité du chant corse. « Où trouver en effet, a-t-on écrit, ailleurs que dans l’île de Corse, cette variété de chants religieux et cette richesse en harmoniques, inouïes dans les autres traditions méditerranéennes ? Bien au-delà du champ liturgique traditionnel, ces chants expriment toute l’originalité de l’âme corse, sa douleur, sa souffrance séculaire, transmuées par l’alchimie du chant ».

Chantant son île, elle chante l’univers
Traditionnels corses, chants franciscains et quatre pièces contemporaines, portés par la voix de Jacky Micaelli et celles qui l’escortent, enchanteront de leur austère beauté l’auditoire du Théâtre des Abbesses. Chantant son île, elle chante l’univers. Enraciné, son chant a vocation universelle. Comme une sculpture de Praxitèle, un tableau de Chagall ou un roman de García Marquez, il dit la beauté du monde et l’aventure de l’Homme. Un chant âpre et sobre issu de l’alliage précieux de trois tessitures, seconda, terza et bassu, celles de Jacky Micaelli et de ses acolytes. Comme les voix qui le portent, il « appartient autant à la terre, qu’aux nuages qui roulent ».
Pour réjouir l’âme et célébrer Noël, un « silence de stupeur charmée, – l’amour sans phrases… ».
Jacques Erwan