Seikin Tomiyama

Théâtre des Abbesses, samedi 7 février, à 17 heures
KIYOTAKA TOMIYAMA, dit SEIKIN TOMIYAMA, chant, shamisen (sangen) et koto
SHINZAN YAMAMOTO, shakuhachi
Japon

Jiuta, un Chant Intime

«Le Japon et les Japonais se croient différents. Beaucoup de Japonais pensent même qu’ils sont uniques et qu’un étranger ne pourra jamais les comprendre.»
Robert Guillain *

Un goût de l’austérité, une volonté de simplicité, un sens du mystère des choses
Il existe plusieurs Japon. Certains, connus, d’autres ignorés. Comme pour brouiller les pistes et la compréhension. Japon insulaire replié sur lui-même, Japon ouvert sur le monde, selon les époques. Japon citadin et Japon rural. Façade mégalopole de la côte est et « arrière-Japon » de l’ouest et du nord-ouest. Japon prédateur de l’Occident, comme il le fut autrefois de la Chine, et « Japon japonant »1. Et puis, chaque Japonais n’est-il pas une île ?
Pourtant, ni le pays ni les hommes ne sont impénétrables. Il faut regarder derrière la façade pour découvrir l’envers du décor. À Tokyo, au cœur de Ginza, quartier de verre et d’acier, pousser une petite porte de bois pour retrouver l’atmosphère séculaire d’une vieille auberge. Le Japon a construit sa modernité sur les fondations solides d’une civilisation millénaire qui, au fil des siècles, s’est enrichie d’influences étrangères assimilées et nipponisées. Du passé, les Japonais n’ont pas fait table rase. Il coexiste avec le présent et ainsi, tout en évoluant, la tradition se perpétue. Hier et aujourd’hui cohabitent en chaque Japonais : kimono et robe, pinceau et stylo, art floral et ordinateur…
Malgré les blessures de la modernité, l’âme japonaise demeure éprise de la nature – on contemple la lune, on contemple la neige. Elle est l’un des fondements de l’esthétique japonaise. Celle-ci repose, par ailleurs, sur une économie de moyens : simplicité, sobriété, dépouillement, voire goût du vide si l’on se réfère, par exemple, au théâtre nô. « L’esthétique japonaise, écrit Robert Guillain, allait être pour toujours marquée par un goût de l’austérité, une volonté de simplicité, un sens du mystère des choses.* »
La musique de style jiuta ne déroge pas à ces canons esthétiques. C’est un genre de musique de chambre né au xviie siècle dans le Kansaï, un répertoire de la région de Kyoto et Osaka, pour voix et shamisen, ce luth pourvu d’un long manche et d’une caisse rectangulaire, dont les trois cordes sont « attaquées » au plectre. À l’origine, le terme jiuta désignait la musique de shamisen de Kyoto pour la distinguer de celle d’Edo (Tokyo).

Le jiuta marie le koto et le shamisen
Mais à la fin de ce siècle, un maître, Ikuta Kengyo, développe un nouveau style de musique de koto, cithare tendue de treize cordes, à partir de formes existantes de la musique pour shamisen et, particulièrement, le jiuta. Le terme qualifiera ce style nouveau. Innovation majeure, il marie le koto et le shamisen et privilégie la partie instrumentale. L’ensemble de jiuta se compose alors de trois instruments : koto, shamisen, (dénommé sangen dans cette musique) et kokyû, vièle dotée de trois cordes, seul instrument à archet de la tradition, ou bien shakuhachi, flûte droite à encoche. Vers la fin de la période Edo (deuxième moitié du xixe siècle), le shakuhachi, tend à s’imposer. En fait, le jiuta repose essentiellement sur l’alternance de sections vocales et d’interludes instrumentaux ; ceux-ci n’entretiennent aucune relation thématique. « Aujourd’hui, écrit William P. Malm **, le terme jiuta désigne davantage un type de représentation qu’un ensemble de compositions spécifiques. »
Il était initialement exécuté dans l’intimité d’un salon, celui d’une maison ou d’un restaurant. Jamais dans l’enceinte d’un théâtre ou d’un temple. À l’écart des vastes espaces, l’interprète n’est pas contraint de projeter sa voix et peut s’accompagner au shamisen. « L’absence de contraintes, comme celles qu’imposent conventions théâtrales ou religieuses, a permis des innovations stylistiques ; elles furent plus fréquentes et substantielles en ce genre qu’en tout autre », observe le musicologue Yasihiko Tokumaru.

Fils d’un « Trésor national vivant du Japon »
Né en 1950, Kiyokata Tomiyama est le fils d’un « Trésor national vivant du Japon », dont il a, aujourd’hui, hérité du nom, Seikin Tomiyama. Sous sa férule, il s’initie, dès son plus jeune âge, au répertoire classique. Il étudie ensuite le langage moderne de la musique de koto à l’université nationale des Beaux-Arts et de la Musique de Tokyo. Son identité musicale demeure cependant enracinée dans la tradition léguée par son père.
Chanteur, il est aussi instrumentiste et exprime son talent en jouant de divers instruments à cordes : koto, kokyû et shamisen.
Familier, depuis 1977, des tournées en Asie ainsi qu’en Europe et en Amérique, il est aussi, comme membre du groupe Atarasii Kaze (Vent nouveau), depuis 1989, l’un des artistes que la Fondation du Japon délègue volontiers en Europe.
l un répertoire lyrique et sentimental
Au Théâtre des Abbesses, Seikin Tomiyama, s’accompagnant tantôt au koto tantôt au shamisen, interprétera avec la complicité de Shinzan Yamamoto, né en 1963, un maître de shakuhachi, cette musique jiuta, dont il maîtrise les subtilités. Vêtu d’un kimono de cérémonie, il s’asseoit à la manière orientale, se concentre et, le visage impassible, développe avec grâce et retenue cet art élégant et raffiné. La voix de Seikin Tomiyama, qui se joue des aigus, escortée par les sonorités des instruments, installe l’auditeur dans l’atmosphère musicale d’un salon oriental. Hérité du passé, le répertoire, du xviie au xixe siècle, emprunte à diverses époques. Tristesse et nostalgie, il évoque, souvent dans le décor de la nature, affres de l’amour toujours, amours contrariées ou séparations : la tristesse d’une femme condamnée à dormir dans la solitude, le vœu d’une fillette de trouver mari, la sérénité d’une religieuse, le désarroi d’une courtisane… Un répertoire lyrique et sentimental qui pour autant, ne récuse pas l’humour…

Jacques Erwan

* Aventure Japon, Robert Guillain, Arlea 2003.
** Japanese Music, Charles E. Tuttle company inc. of Rutland, Vermont and Tokyo Japan, 1978.