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LETTRE DE RIO DE JANEIRO

Rio, le 27 mai 1991

Chers amis

« Avec le temps, tout s’en va… » Mieux vaut ne jamais retourner sur les pas de sa jeunesse : jadis, les palmiers, le sable et la mer de Copacabana symbolisaient la beauté, invitaient à l’insouciance et prodiguaient le plaisir. J’avais vingt ans… Aujourd’hui, les palmiers abritent, le soir, des familles sans domicile, sur le sable sale traînent des légions d’enfants abandonnés, et la mer reçoit chaque jour « 500 tonnes d’égouts domestiques et industriels… »

Que faire ?

La misère est encore plus misérable : le salaire minimum mensuel est fixé à 47 381 cruzeiros quand le loyer, lui aussi mensuel, de la moindre bicoque perdue au milieu de la Rocinha, la plus vaste favela d’Amérique latine (300 000 habitants déclarés), s’élève à 30 000 cruzeiros ! A quelques centaines de mètres de ces taudis, s’étendent les greens du golf de Rio…

Que faire ?

A Salvador (Bahia), au pied du phare de la Barra, à la nuit tombante, des joggers décontractés courent sur la plage, tandis que le sable et les rochers grouillent de rats…

Que faire ?

L’autre jour, sur l’île de Paqueta, sertie dans la baie de Rio, un dictateur au rencart, un certain Pinochet, a dansé la lambada avec une carioca, une habitante de Rio ; la lambada est donc désormais une danse macabre.

Que faire ?

Dans ce pays, rien ne fonctionne normalement, ni les gouvernements (incompétents et/ou corrompus), ni… le téléphone !

Que faire ?

S’épuiser à enregistrer quelques émissions de radio quand la plupart s’épuise pour survivre… Dans un pays immense, doté de considérables ressources naturelles, et qui plus est, d’une sublime beauté…

Et puis, reste cette musique si riche, si variée, si folle qui rassemble, chaque soir, à Rio, lors du Rio Show Festival, des foules enthousiastes et qui chantent à en perdre haleine… Quel public ! Quels artistes ! Hier, vingt-huit ans après leur première rencontre, les familles Caymmi et Jobim se retrouvaient sur scène… Gilberto Gil, seul avec sa guitare, détaillait quelques- unes de ses dernières chansons…

Et demain, dans un théâtre, un joyau, le divin Caetano, qui à lui seul incarne le Brésil.

Sans oublier ces rockers, dorénavant plus populaires que n’importe lequel des chanteurs jadis adulés : une enquête récente révèle que la majorité des jeunes de moins de vingt ans ne connaissent pas Chico Buarque. Des rockers qui, si je me réfère à ceux que j’ai rencontrés, brillent par leur talent, mais aussi par leur intelligence et leur lucidité.

Là-bas, de jeunes dieux surfent sur la crête des vagues et me renvoient l’image de ma jeunesse. Mais aujourd’hui je n’excite plus leur convoitise et leurs regards demeurent indifférents : sans doute ai-je, comme les trottoirs de Copacabana, jadis immaculés, qu’ils arpentent planche sous le bras, subi des ans « l’irréparable outrage ».

Il y a des jours où l’on a envie de mourir : il ne faut jamais retourner sur les pas de sa jeunesse car, « avec le temps, tout s’en va »…

Beijinhos !