Jorane

Mercredi 31 octobre 2001 20h30
JORANE
Québec

16 mm
création en France
2 voix féminines, 2 violoncelles,
1 contrebasse, 1 batterie-percussions

Jorane, une personnalité, un style
Au Québec, la chanson fut une nécessité : le viatique sur le chemin de la quête de l’identité. Un ferment politique. Mais les perspectives de la souveraineté demeurant lointaines, elle se banalisa. Vint Richard Desjardins ; il contribua à lui rendre ses lettres de noblesse. La dégradation se poursuivit cependant et la chanson devint un simple produit commercial. Ainsi à l’écoute des voix venues du Québec ces derniers temps, on pouvait craindre que promue « industrie culturelle » la chanson ait privilégié l’industrie et négligé la culture. Mais Jorane apparut. Une exception… culturelle ?
Succédant à tous ces prénoms féminins qui colonisent les oreilles francophones, en voici un autre, le sien, qui ne ressemble guère aux autres, à inscrire dans cette litanie des saintes patronnes de la chanson. Anamorphose de Johanne, son prénom de baptême, n’est-il pas comme le symbole de sa propension à bousculer les mots ? En effet ce que chante Jorane nouvelle manière n’a pas de sens. Rayon chanson, ce n’est pas nouveau mais elle, elle le revendique. Et pour dérouter davantage tout ce petit monde convenu et conformiste, elle s’accompagne au violoncelle ! Ce n’est pas ordinaire mais, explique-t-elle, entre autres raisons, « j’aime la chorégraphie de la main gauche sur l’instrument. Je vois ça comme une danse ». Électron libre, Jorane échappe aux étiquettes. Inclassable, on ne sait sur quelle étagère la ranger. Dans un monde où format et cible sont lois, voilà qui est audacieux. « Le but, assure-t-elle, c’est de faire ce qu’on aime, et le faire sans concession ». Jorane c’est une personnalité ; c’est un style.

Des goûts musicaux éclectiques
Zappant de Bach à Zappa, elle avoue des goûts musicaux éclectiques. Comme autant d’influences, sans doute nourrissent-ils ses compositions. Curieuse, elle s’est par ailleurs initiée à plusieurs instruments : piano rime avec enfance et guitare avec adolescence. À dix-neuf ans, c’était il y a six ans, elle choisit le violoncelle. Sa « seconde langue », dit-elle ; la première étant la guitare. C’est désormais cet instrument qui l’accompagne. Son timbre évoque celui de la voix humaine. La sienne est pure. Elle la traite comme un instrument. Un premier disque, Vent fou, et une noria de concerts l’ont révélée. Elle était alors porteuse de paroles ; celles-ci ne recelaient pas l’essentiel. Là-bas et ici, le succès a couronné l’entreprise. Et voilà qu’on la compare à Tori Amos, Loreena McKennit ou Sinead O’Connor… Elle est en bonne compagnie mais comparaison n’est pas raison et ce jeu rassurant est aussi ridicule. Réducteur, voire castrateur. Jorane est Jorane et c’est déjà bien singulier.
Vingt-cinq ans à peine et le Québec pour patrie. Pourtant, hors des sentiers battus, ni complainte ni turlute, elle s’invente d’autres pistes. L’art de Jorane s’apparente à la chanson mais il s’en démarque. Ainsi, dans ce nouveau spectacle 16 mm, créé, en France, au Théâtre des Abbesses, se libère-t-il des entraves qu’impose la structure couplet-refrain-couplet. Il éclipse aussi les mots au profit de l’harmonie des voix et des violoncelles. La formation recèle, en effet, deux voix féminines et deux violoncelles – dont celle et celui de Jorane – ainsi qu’une contrebasse et des percussions. Elle distille des sonorités inouïes.

Un voyage au cœur de paysages sonores et d’atmosphères
Chansons sans paroles, ce récital est un voyage au cœur de paysages sonores et d’atmosphères. Ils traduisent des états d’âme. C’est une écriture cinématographique, « proche d’un certain jazz acoustique », qui distingue cette nouvelle œuvre de Vent fou, la précédente, et des chansons de Céline, Linda, Isabelle et autres Natasha, ses consœurs. « Ce long métrage musical, a-t-on écrit, […] comporte des tableaux qui tissent le vent à grands coups d’archet précis et évoquent autant de contrées lointaines et de mers ondulantes que de plaines désertiques ou de forêts boréales. »
Un chant étrange proféré dans une langue inconnue. On dirait un chant sacré d’une ancienne tradition ; une composition classique ; une pièce contemporaine ; du free-jazz, du rock ; on dirait… On dirait que c’est tout cela à la fois et donc, une œuvre unique. Fruit d’une riche imagination et d’une profonde intériorité, elle est nourrie d’énergie comme de sérénité.

Jorane rompt avec le sens au profit de la musicalité
Jorane invente sa propre langue. Elle rompt avec les mots, elle rompt avec le sens au profit de la musicalité. L’imagination plutôt que la raison. Le langage musical se substitue à la langue maternelle. Un paradoxe au sein d’une communauté dont le fondement même de l’identité est la langue. « La langue de chez nous. » Héritière ingrate, Jorane séduit pourtant, chez elle, public et critique : « Moment de grâce. Pour la première mondiale de 16 mm – son et image l’angélique Jorane a envoûté les Québécois », titre Le Soleil, le quotidien de Québec, le 2 mars 2001.
Rançon du succès, une carrière internationale, déjà amorcée, se poursuit. En France et ailleurs. Adulte, le public peut se détourner de la guimauve de la conformité et choisir l’aventure de la créativité. N’est-ce pas ?

Jacques Erwan

CD à paraître le 2 oct. 2001
16 mm, 589224-2, label Decca, Universal