Clair obscur

« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant… »

Mon rêve familier,

Paul Verlaine

 

C’était en Asie centrale. Le bar d’un hôtel vétuste, un soir. De cela j’en suis certain. Une clientèle cosmopolite – Ouzbeks, Tadjiks, Russes et ces sombres Kazakhs aux yeux clairs – hante les lieux. Tous affichent une jeunesse insolente, dans une atmosphère qu’alourdit la fumée des cigarettes. Sucré comme un loukoum, le champagne russe et la bière épaisse délient les langues. Installé dans un recoin, un ghetto-blaster assène une musique anglo-saxonne tonitruante, qui colonise la rumeur des conversations. De temps à autre, elle s’atténue puis s’étouffe et alors, seuls les rires et leurs éclats percent l’ambiance sonore des lieux. Les regards se croisent, s’observent, s’attardent, s’alanguissent. Ils s’aiguisent les uns contre les autres. Ils se convoitent. Les yeux scrutent les yeux. C’est le chant du désir.

Apparition ? Il a surgi du fond de la salle. Il s’est assis au bar, adoptant la position de trois quarts ; ce qui me privait de son regard. Il a commandé un jus d’orange. Il s’est tu. Un tabouret vacant nous séparait. Je l’observais. Il tenait son verre à la main. Il était vêtu d’une chemise légère et d’un pantalon de toile écossais. Ses cheveux, bruns et courts, étaient tirés vers l’arrière. Soigneusement coiffés, ils luisaient dans l’éclat de la lumière. Le lobe de son oreille gauche, orné d’une fine pierre, scintillait.

Soudain, comme dans un rêve, il se tourna dans ma direction : il était jeune. Ses yeux plongèrent dans les miens. Je n’oublierai jamais ces yeux-là. Pourtant, je ne sais les décrire ni même dire leur couleur. Raconter un regard. Comment raconter un regard ? Dire qu’il était intense et profond, perçant et étrange serait insuffisant. Mais il l’était. Il accrocha sur son visage un sourire, comme un croissant de lune et dit :

- « Do you understand English?

- « Yes, I do. You’re a dancer, aren’t you? »

En effet, sa démarche l’indiquait.

- «  Je danse, je chante et j’ai étudié le piano. Je joue Tchaïkovski et Rachmaninov. Trouvez-moi un piano et je joue ! Aujourd’hui, je suis chanteur. Je suis Tatar, je viens de Kazan. »

Ce soir-là, dans ce bar, nous avons, me semble-t-il, bavardé. Sans doute avons-nous évoqué nos activités réciproques et mille autres choses encore. Ma mémoire hésite… Soudain, il dit

- «  Et l’amour ? J’ai une amie ou un ami, quelle différence ? Pour moi, il n’y en a pas. D’ailleurs, je n’en ai pas un ou une, j’en ai plusieurs. »

Diable de garçon ! Ai-je rêvé ? Peau mate, nez busqué, lèvres ourlées de désir, la finesse de ses traits dessinent ceux d’un adolescent. Il disait avoir vingt-deux ans. De sa personne émanait une sorte de lumière. Et ses yeux ! Ses yeux à l‘éclat indéfinissable recelaient tantôt autant de cette allégresse tantôt de ce chagrin qu’il disait lire dans les miens.

- «  J’ai parfois eu une vie difficile », murmura-t-il, je crois, en anglais teinté de ce léger accent russe, qui en intensifie le charme. En français, il était plus prononcé, mais tout aussi savoureux. C’est en anglais, dit-il, il me semble, qu’il voulait faire carrière. En fait, juif tatar, ce citoyen russe écrivait et chantait en trois langues : russe, tatar (« my native language », disait-il) et en anglais. Un Américain qui chanterait en tatar ne serait-il pas ridicule ? Qu’importe, lui, ne le serait pas.

Ambitieux et vif, ce jeune homme pressé parlait vite. Depuis un moment, son « entourage professionnel » (selon ses mots), demeuré au fond de la salle, semblait nous observer. Le surveiller ? Mieux valait nous séparer. Il refusa de me livrer son prénom : « c’est un secret », dit-il en souriant. En revanche, il me donna le numéro de sa chambre. Je lui révélai le mien. Deux chiffres. Les numéros d’une loterie ?

Réalité ou fiction, comme un rêve récurrent, cette rencontre hantait mon esprit. Elle m’obsédait. Son regard me poursuivait. Et je songeais à du Bellay :

« Et mon cœur qui voulait être maître de soi

Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuient. »

Dehors, l’orage grondait et des éclairs déchiraient l’étoffe noire du ciel. Mon repos était agité. Dans mon demi-sommeil, il me sembla qu’on frappait à la porte. Etait-ce le fruit de mon imagination ? Il entra : il venait chercher mes coordonnées, « comme prévu », disait-il. Je lui tendis ma carte et lui réclamai la sienne. Il s’éclipsa et revint avec celle de son manager. Au dos, il écrivit son adresse personnelle à Kazan. Arrivant de son village, dit-il, il venait tout juste d’y emménager. Il inscrivit d’abord son prénom, N. puis son patronyme, B. De jolis noms, truffés de voyelles, qui sonnent comme l’amorce d’une mélodie. Un nom de personnage de nouvelle, N.B. Il ne pourrait pas s’attarder, prévint-il. Il se leva. L’étreinte fût brève et intense. Ce soir-là, je ne vis pas ses yeux : il les avait clos. Il chanterait, annonça-t-il, le lendemain, en scène, une chanson en tatar. Il espérait ma présence. Je promis. Il partit. Cette nuit-là, je ne dormis guère.

C’était l’été. Pentes verdoyantes et sommets enneigés, les montagnes dessinaient un amphithéâtre naturel. La scène reposait dans cet écrin sous un soleil encore haut dans le ciel. Il faisait chaud. Tout de vert vêtu, N. s’avança jusqu’au micro. J’étais au premier rang. Il chanta. Il chanta pour moi. Je le savais. Ou bien était-ce mon imagination ? Et ma mémoire vagabonde qui, aujourd’hui, sublime ces instants ? C’était un chant velouté, qui sonnait dans une langue aux douces sonorités. Gestes mesurés, sourire éclatant et regard ardent contribuaient à la grâce et à la sensualité de cet interprète.

J’espérais le retrouver à l’issue de sa prestation. Il n’en fût rien. Avait-il déjà oublié ? Pratiquait-il un art consommé de l’esquive ? Ou bien n’était-ce qu’un rêve ?

La soirée me parut terne et interminable. Il était fort tard, mais je ne pouvais me résoudre à quitter ce bar, là où, fiction ou réalité, tout avait commencé. Enfin, il apparut. Etait-ce un leurre ? Il était affublé de lunettes noires et d’un bandeau enserrant ses cheveux ! « Pour l’image », précisa-t-il sans rire. Malgré ce déguisement en caricaturale pop star provinciale, je parvins à garder mon sérieux. Je lui dis mon intérêt pour son chant. Il paraissait préoccupé. Non, il ne m’avait pas vu au premier rang. Y étais-je donc ? Pour l’heure, il devait assister à une « party ». Peut-être passerait-il me voir. Mais il serait fort tard. Cauchemar ! Pourquoi étais-je subjugué par ce garçon insoucieux de l’autre, ou pire, par son image ?

« Ô noires nuits vainement attendues », écrivait Louise Labé.

J’étais triste et m’en fus cacher mes tracas dans cette chambre sinistre imaginée par un adepte du réalisme socialiste. Je ne dormis pas. Il ne vint pas. Omniprésente, pourtant, son image m’assaillait, m’envahissait. N’existait-il que dans mon imagination ?

Le lendemain, pour tenter d’apaiser mes tourments, je résolus d’occuper mon esprit et mon corps. Une excursion au Mont Chimbulak voisin s’offrait pour purger mon âme et retrouver mes esprits. Au terme d’une courte marche, un téléphérique me déposa au pied de la montagne coiffée de neige, sommet pur et inaccessible. Suspendu au-dessus du vide, je songe à ce regard brûlant qui me hante, à ce rêve dont je suis l’esclave et qui m’accable. L’appel du vide est insistant…

L’après-midi, je déambule en ville, à la recherche de ce N. qui envahit mes pensées. Quête improbable. Comme pour me protéger de l’aveuglante lumière du soleil et de la chaleur brûlante de son feu, je me perds dans le dédale des rues ombragées, des allées couvertes et des parcs de cette ville enfouie dans la nature, dont les habitants font de la vigne vierge un rideau protecteur pour clore leurs balcons. Ainsi pouvait-on se perdre dans l’intrigue complexe de certains films tournés dans cette ancienne capitale du cinéma soviétique. Ou bien encore dans les méandres d’une histoire qui hésite entre fiction et réalité.

Dans le centre ancien de la cité, quelques maisons pimpantes, colorées comme des bonbons, demeurent, ou peut-être résistent, témoins d’un passé révolu, à l’ombre, elles aussi, d’une luxuriante végétation. Le soleil abandonne peu à peu le ciel, se retire, s’enfonce derrière les montagnes et disparaît. L’obscurité s’étend, puis s’impose, souveraine. Comme la tristesse assombrit les êtres.

Ce soir-là, au bar, si ma mémoire est fidèle, je ne l’attendais plus. Il s’excusa, je crois, du contretemps qui me priva de sa présence la nuit précédente et m’offrit du champagne russe. Il s’assit à mes côtés et fredonna à mon oreille une chanson d’amour… J’étais sous le charme. Sa tenue était négligée, ses cheveux sans apprêt. Aujourd’hui, il était naturel comme l’étaient l’éclat de son sourire et la lumière de son regard, inaltérés. Viendrait-il me dire au revoir ?

- «  Je viendrai. Je promets », dit-il.

Il vint, je crois. Etait-il trois heures et demie ? Sans doute. Il entra sans frapper, laissa la porte ouverte et s’assit à l’orée de mon lit. Seule la faible ampoule de l’entrée était allumée et dispensait une maigre lumière. Dans ce clair-obscur – une métaphore – je le vis déposer une cassette sur la table de nuit et me regarder à demi endormi. Il dit qu’il ne pourrait rester, son « staff » l’attendait sur le palier. J’entendis, me semble-t-il, la rumeur d’une conversation : que se disait-on dans cette langue que je ne comprenais guère ? Qui étaient ces gens ? Que faisaient ces guetteurs sur le palier ? Pourquoi escortaient-ils N. ? Leur présence le rassurait-il ? Le surveillaient-ils ? Juif et Tatar, ce garçon était-il libre ?

N. parla doucement, murmurant des mots suaves que je fus le seul à entendre. Furtivement, il m’embrassa de ces lèvres humides. Enfin, il me souhaita « chance et bonheur » et s’éclipsa en esquivant une caresse. Le bruit de ses pas s’estompa dans le couloir. Je me rendormis.

Le lendemain matin fut le temps de la perplexité : était-ce un rêve ? Cette rencontre avec la beauté, un soir dans un bar, incarnée par cet exotique Tazio, serait-elle le fruit de mon imagination ? Je m’interroge encore. Et pourtant, comment inventer l’éclat d’un tel regard ?

Jacques ERWAN
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