Bulles

Reims (France), un dimanche soir d’hiver. Un froid polaire dissuade les promeneurs. On dîne dans la chaleur de l’un des rares restaurants ouverts. À la table voisine, s’installe un couple. L’homme accuse une soixantaine fatiguée que son visage ne dément pas. La femme offre une trentaine avenante. Elle commande une raie.

- « Normal pour une coiffeuse », dit-il. Je ne dis mot. Il avise le livre en langue anglaise dans lequel je suis plongé et s’adresse à moi dans un anglais parfait :

- « J’ai vécu vingt-cinq ans à l’étranger et ne comprends plus rien ni à la France ni aux Français ».

Je me garde de répondre et m’applique à la lecture qui m’occupe, mais mon oreille reste aux aguets. Jamais je ne parviens à m‘extraire du milieu sonore ambiant. L’homme se tait. Je lis.

La femme commande une eau pétillante, l’homme une bouteille de champagne Roederer. Le serveur devient soudain obséquieux. À l’évidence, le couple partage le goût des bulles. Elle engloutit quantité de bulles d’eau gazeuse, lui de champagne. Il tente de lui parler ; elle répond à peine. Par monosyllabes, comme sous la contrainte. Est-elle contrariée ? Souffrante ? Ou bien boude-t-elle? On ne sait. L’homme baisse la tête. Vaincu ? Elle, tête haute, domine ? Tous deux dînent dans une bulle de silence. Deux ennuis se conjuguent ;  «ce majuscule ennui  qui nous sclérose », aurait dit Léo Ferré. Ce silence qu’ils distillent à l’envi suinte et se répand comme une eau. Il envahit l’espace et contamine les convives alentour. Le silence éclate comme une bulle et ses éclats chassent les sons de la musique d’ambiance… Silence !

Le couple achève son repas. L’homme est désolé : il reste la moitié de la bouteille de champagne. Il se tourne vers moi  et avec amabilité me la propose. Poliment, je refuse. Elle :

- « tu l’as payée, tu la bois. »

Il s’y applique, puis renonce. Elle le fixe, le regard chargé de reproches. On croirait entendre l’injonction :

- « alcoolique, assume et bois ! »

Lui, enfermé dans sa bulle, ne dit mot. Il règle l’addition et se lève comme sa compagne. Ils s’en vont. Le personnel se partage les bulles restantes. Quant au couple, de retour dans l’intimité de sa bulle, peut-être retrouvera-t-il l’usage de la parole.

Jacques ERWAN
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