Baul Bishwa

Lundi 30 avril 2001 20h30
BAUL BISHWA
musique baul
Inde

Bapi Das Baul, héritier d’une véritable dynastie
Fous ! Leur nom aurait pour origine le mot sanscrit « batul », touché par les dieux. Fous de Dieu, les Bauls.
Bardes nomades, les Bauls voyageaient de village en village. Depuis six siècles. Porteurs d’idées neuves, ces mystiques incitaient à vivre en paix. Sachant aussi divertir, à la manière des ménestrels itinérants de jadis, en Europe, ils colportaient les nouvelles. C’était la tradition. S’épuise-t-elle ? Est-elle menacée ? Aujourd’hui, la plupart sont des musiciens comme les autres. Ils se produisent en concert. Certains, parfois, bien loin de leur Bengale natal. Ainsi Baul Bishwa (« l’univers baul »), groupe dirigé, depuis 1992, par Bapi Das Baul. Celui-ci appartient à la huitième génération — la première alphabétisée — de l’une des plus célèbres familles Baul. Son père, Purna Das Baul, l’a, dès son plus jeune âge, initié au chant et au jeu de divers instruments ainsi qu’à la pratique de la méditation (sadhana). Ce dernier jouit, en Inde, d’une grande notoriété et du respect de tous : en 1967, le président indien lui a conféré le titre de « Baul Samrat », empereur des Bauls. Il fut le premier à se présenter à l’étranger, entre autres aux côtés de Bob Dylan, Mick Jagger, Mahalia Jackson, Allen Ginsberg… Il a su faire évoluer la musique et a développé une nouvelle technique vocale. Il a composé et écrit de nombreux chants. Il ne participe malheureusement plus aux tournées lointaines. Son propre père, Nabani Das Baul était un illustre yogi. Il a contribué à susciter l’intérêt de Rabindranath Tagore pour le mouvement Baul. Les poèmes de ce dernier lui inspirèrent des musiques et il est également l’auteur d’un grand nombre de chants.
Bapi Das Baul est donc l’héritier d’une véritable dynastie. Comme son père, il s’acoquine volontiers à d’autres modes d’expression musicale : de Zap Mama à « Senses » qui marie tradition et musique techno, en passant par Fun-Da-Mental et Transglobal Underground. Au Théâtre de la Ville, Bapi, fidèle à la tradition, sera entouré de six musiciens et d’une danseuse. Lui-même joue de l’ektara (une corde), du khamak (deux cordes), du dugi (petite percussion) et chante. Il est accompagné d’une autre voix et percussions, d’une flûte bansuri, d’un luth dotara (quatre cordes), d’un dhol et d’un khol (tambours à deux faces, l’un en bois, l’autre en argile), de tablas et d’un violon et sarangi. Artisans, les Bauls fabriquent eux-mêmes leurs instruments. Leur musique, riche d’influences diverses, croise les formes classiques et populaires de l’Inde du nord et du sud. Quant au répertoire, il emprunte aux richesses de la tradition orale et aux compositions de la famille, chantées toujours en bengali. Sauf exception !

Une conception de la vie et d’un système de valeurs qui place l’être au-dessus de tout et au cœur de la nature
Les Bauls incarnent l’Histoire du Bengale ; celle d’une succession de dominations étrangères : musulmane, à la fin du xiiè siècle, mogol ensuite, et britannique à partir du xviiiè siècle. L’Islam, l’hindouisme, le bouddhisme… ont marqué les consciences. Comme leur musique, leur philosophie est syncrétique. Leur religion également. Refusant d’en élire une, ils puisent le meilleur en chacune. Certains pratiquent l’hindouisme, d’autres l’Islam ; un esprit commun les unit. « Pourquoi vous battez-vous au nom de Dieu, d’Allah, d’Hari…/Allez dans le temple, dans la mosquée, il n’y a guère de différence », affirme l’une de leurs chansons (« Chere de tor »). Et, dans l’une de ces formules dont ils ont le secret : « Si l’humain est le dénominateur commun de chaque religion, alors pourquoi ne pas aimer l’humanité ? ».
Religieux, le Baul récuse les dogmes. Il ne se conforme à aucune doctrine. Hindouisme, bouddhisme et soufisme l’ont influencé et inspiré. Et singulièrement le tantrisme dont la liberté de pensée le séduit. Dans « Ami mochi ghure », lapidaire, il résume : « Je cherche le restaurant où Allah, Rama, Kali et Dieu mangent dans la même assiette ». Pareille tolérance éveille les soupçons. Suspect le Baul, voire hérétique ? Le Grove Dictionary évoque les « points de vue iconoclastes et agnostiques, comme les attitudes non conformistes envers la société et les traditions » qu’il manifeste. Les adeptes confirment : « Nous ne croyons en aucun dieu, aucun temple ou orthodoxie. Nous croyons en l’humanité. Aimer l’humanité, trouver joie en l’humanité, tel est notre plaisir et l’essentiel de notre philosophie. C’est ce qui irrigue notre style de vie et nos chants. C’est aussi ce que nous enseignons »1.
La philosophie des Bauls est le reflet d’une conception de la vie et d’un système de valeurs qui place l’être au-dessus de tout et au cœur de la nature : « il n’est pas de plus riches trésors que ceux que l’on trouve en soi « . La recherche de « maner manush », sa « propre âme », est la voie de tout Baul. C’est une version orientale du « connais-toi toi-même » socratique de l’occident. La quête de soi, accompagnée par un gourou — il montre le chemin — occupe toute une vie. Mais pourquoi un tel idéal ? « Si tu te connais, tu comprends l’autre », répond le Baul. Et c’est sans doute l’essentiel.
Et les biens de ce monde ? À ce sujet, les paroles de « Kalkatou mon heshekeley » incitent à la sagesse :
« Un jour vous partirez sans rien,
Alors qu’importent votre richesse et votre jeunesse,
Tout restera derrière vous
Vos éléphants et vos chevaux ainsi que votre argent
Tout restera derrière vous ».
Vanité donc que la richesse. D’autant que les Bauls en sont dépourvus.

La tradition orale a porté ces chants
De  » basse extraction « , ces ménestrels allaient donc jadis de village en village et ne fréquentaient guère l’école. Souvent illettrés, ils ne sont pas pour autant incultes. Au contraire, ils accumulent comme autant de trésors les richesses des écritures sacrées, mythologies, littératures anciennes et autres traditions… Rien n’est écrit, tout se transmet par voie orale de gourou à disciple, de génération en génération. L’émotion plus que la logique joue un rôle cardinal dans le processus d’acquisition des connaissances. En effet, « à moins d’un coup dans le fruit, son jus ne coule pas ».
Mais l’essentiel de la formation repose sur la méditation : « pourquoi courir après les nuages ? Regarde en toi et trouve la paix ». Le yoga y participe également. Ni rituels élaborés ni lieux du culte, c’est le corps du Baul qui est son temple. Il pratique la danse et la musique : « nous sommes ivres de musique. Nous devons savoir comment atteindre le verre d’alcool à l’intérieur de nous-mêmes ».
Pendant des siècles, les chants des Bauls ont volé de lèvres en oreilles, déposant leur pollen d’âme en âme, au fil des générations. Ne sachant ni lire ni écrire, l’art qu’ils inventaient était éphémère. Compositeurs et interprètes, pour la plupart, étaient et demeurèrent anonymes. Préoccupés de leur épanouissement personnel, ils ignoraient le prosélytisme et récusaient cette quête illusoire d’immortalité à travers l’exercice d’un art. Jusqu’au xxe siècle, la tradition orale a porté ces chants. À cette époque, des universitaires ont entrepris de noter des mélodies, transcrire et traduire des paroles, voire de commercialiser quelques fleurons de cet art séculaire.

Une veine poétique, une philosophie universelle
Les chants des Bauls confectionnent un patchwork poétique. Chacun, en un langage simple et imagé, décrit des éléments du quotidien. La simplicité apparente du vocabulaire masque une autre signification. Celle-ci n’est pas aisée à débusquer pour qui ignore le mode d’expression et l’humour des Bauls. Les mots les plus simples sont lestés de sens. Ils tissent des métaphores subtiles et recèlent une signification cachée : ainsi, en guise d’exemple, la cage figure-t-elle le corps humain. « Comprendre les chants bauls, c’est ouvrir un tiroir et trouver une boîte à l’intérieur, dit Bapi Das Baul de l’ensemble Baul Bishwa. Quand on ouvre cette boîte, on constate qu’elle en recèle une autre et celle-ci, une autre encore ».
Beaucoup de ces chants sont sensuels, voire érotiques : prières adressées aux dieux, mais aussi déclaration d’amour à l’aimé, souvent métaphore de Dieu. Les paroles évoquent le désir sexuel et l’amour divin. Les Bauls pratiquent des rites sexuels qui témoignent également de leur goût de la liberté. Certains exercices de yoga conduisent les hommes à explorer le pôle féminin de leur personnalité. Ils cherchent à transformer l’énergie sexuelle en une force créative ou spirituelle.
Allégoriques ou symboliques, certains poèmes décrivent, par exemple, une mouche rasant sa tête ou bien encore, la pluie tombant de la terre sur le ciel… D’autres, pour un occidental, relèvent du surréalisme. Ainsi, dans « Ore amar mon ganer nowka » : « Il se passe bien d’autres choses étranges/Regarde, les hommes vivent dans la mer et dans les rivières, et les poissons se promènent sur les terres ». Et sans doute, la terre du Bengale est-elle « bleue comme une orange »… Tous attestent une veine poétique. Ils expriment une philosophie universelle. Chacun est une leçon de vie. Être Baul, c’est aussi manier la philosophie. « Les chants bauls, affirme le Grove Dictionary, sont plus philosophiques que dévotionnels ». Comme Rabindranath Tagore, poètes et philosophes ont écrit pour les Bauls. Pourtant, ceux-ci, plutôt que d’intellectualiser, préfèrent exprimer les vérités fondamentales de façon directe et poétique. Leur joie et leur entrain sont contagieux. Ils enchantent en chantant. Et en dansant car, « on peut entendre son corps sourire comme on le voit danser ». Pour apprécier la musique baul, il faut voir ses zélateurs, parés de vêtements multicolores, bouger et danser avec ferveur et sensualité. Le Baul ne chante guère pour divertir. Il chante pour son plaisir et pour faire naître sa propre joie.
D’aucuns les trouvent « excentriques ». Le Baul, en effet, est un être libre et sans préjugés. Il n’a pas de maison : il est chez lui partout. Chaque pays est sa patrie ; il fait fi des différences entre castes, peuples et races : « Pourquoi inventez-vous les castes ? Ne voyez-vous pas que les humains sont tous égaux ? » entend-t-on dans le chant de Baul Bishwa intitulé « Chere de tor ». En outre, le Baul ne cache pas son insatiable appétit de vivre et d’aimer, son goût du bonheur. Et, il professe quelques vérités simples et essentielles telles que l’amour de l’Homme : « pourquoi aller au temple ou à la mosquée ? Aime les autres et tu trouveras Dieu ». C’est donc si simple ? À moins que, derrière l’apparente simplicité, se cache l’aventure d’une vie ?

Jacques Erwan

1 Folk Roots, magazine britannique.
Baul Bishwa — Bible/1

Discographie :
• Purna Das Baul :
- « Bauls of Bengal » – Crammed Discs, 1994. Réf. craw11.
• Baul Bishwa :
« Jaan Sufi » – Distribué par Helikon Harmonia Mundi, 1998. Réf. HE7.
« 6th Sense » – Iris Musique, 1999. Réf. 3001 822.