Cristina Branco

Après son triomphe aux Abbesses, un retour attendu

Du mardi 29 mai au vendredi 1er juin 2001 20h30
CRISTINA BRANCO
chant fado
Portugal

Custódio Castelo guitare portugaise
Alexandre Silva guitare viola
Fernando Maïa
guitare basse acoustique

artiste invité
Miguel Carvalhinho guitare

Le fado, une émotion qui se chante
Ovationnée la saison dernière par un public qui lui interdisait de quitter la scène, Cristina Branco revient au Théâtre des Abbesses, héraut de ce chant qui participe à l’identité portugaise.

Le fado est né un jour où le vent soufflait à peine, où le ciel et la mer se confondaient sur le pont d’un voilier, dans le cœur d’un marin qui était triste et chantait.
José Regio1

Le fado a ce « goût de miel et de larmes » que Eduardo Laurenço2 prête au mot saudade. Le vague-à-l’âme lusitanien baigne un genre musical né dans les plis de l’âme portugaise.
Le fado, c’est une émotion qui se chante. Passion, solitude, jalousie, chagrin, mélancolie, tristesse… il se nourrit de nostalgie. D’amours déçues ou impossibles. Tout cela, c’est le fado, tudo isto é fado comme dit la chanson. Sentiments universels ; thèmes universels. Sculptés par la voix, les mots de l’inéluctable destin dialoguent avec les guitares.
Art populaire, le fado jouit d’une belle vitalité : professionnels et amateurs, une foule d’adeptes en perpétuent le règne dans une large palette de styles.
Le fado est convivial. On le reprend en chœur. C’est une thérapie pour apaiser l’angoisse individuelle ou collective. Un chant pour apprivoiser l’âme.
Il est le fruit d’une histoire longue et tourmentée héritée de celle du Portugal. Mentionné à partir de 1825, le fado demeure longtemps une tradition orale. Elle est pérennisée par d’illustres créateurs et leurs interprètes. Ses origines mêlent des influences arabe, africaine, et brésilienne ainsi que celle des chants de marins. Il est donc la synthèse de divers genres musicaux et danses populaires à Lisbonne au début du xixe siècle qui en sont issus : lundu, modinha, fandango, fado et autre fofa, deux danses brésiliennes…3
Quand il apparaît, à cette époque, dans les faubourgs pauvres de Lisbonne, il participe de la vie de bohème des vieux quartiers et entretient des relations avec la marginalité et la prostitution.

Un dialogue entre la voix et les instruments
Connue sous le nom de Severa, une femme fait figure de mythe fondateur. L’Histoire est avare à son sujet : née en 1820, elle était une prostituée du quartier de la Mouraria. Plus généreux, l’imaginaire nourrira la légende pour lui donner une biographie.
Initialement subversif, le fado devient un art officiel. En 1926, un coup d’État militaire instaure l’ »Estado Novo », le régime dictatorial de Salazar. Il se prolonge jusqu’en 1974 et accorde ses faveurs au fado, « quintessence de l’âme portugaise ». Il acquiert ainsi le statut de « chant national ». Lors de la Révolution des Œillets, en 1974, il est victime de ce passé et son règne s’estompe pour renaître dans les années 80.
Le fado est un dialogue. Celui qui se noue entre la voix et les instruments. La guitarra, tout d’abord, adaptation de la « guitare anglaise », importée au xviiie siècle par la colonie anglaise de Porto. Piriforme, elle compte six doubles chœurs de cordes et se joue avec le pouce et l’index munis de faux ongles. La viola ensuite, guitare classique, nantie de six cordes et la viola baixa, guitare basse tendue de quatre cordes métalliques. C’est avec le compositeur Armandinho, disparu en 1946, que la guitarra, initialement simple instrument d’accompagnement, accède au rang de second soliste.
Les styles vocaux varient avec le timbre, la diction, l’ornementation et la liberté rythmique. Mais le style personnel d’un interprète se caractérise par l’art d’improviser, estilar. Les meilleurs ou les plus habiles sont qualifiés d’estilistas. L’improvisation, c’est le style même.
Castiço – il repose sur un schéma rythmique et des harmonies fixes – ou bien canção, chanson couplet refrain, le fado est, dit-on, « une jouissance douloureuse ». L’interprète chante « jusqu’à ce que la voix fasse mal ». À la limite du cri.
Les yeux fermés, les mains crispées, Cristina Branco chante. Elle est jeune. Elle n’a pas trente ans. Elle est belle. Elle est sombre comme un ciel d’orage. Le fado n’a guère bercé son enfance. « Il a, dit-elle, fait irruption dans ma vie comme un courant d’air claque une porte ». À l’écoute d’un enregistrement d’Amalia Rodrigués : « une vraie découverte, celle de la beauté et de la puissance de ce chant ». Aujourd’hui, sans s’interdire d’autres chemins, elle ose « chanter ce que seule Amalia pouvait chanter… Elle y réussit avec une grâce unique, légère et aérienne », constatait Véronique Mortaigne, dans Le Monde pour saluer sa première apparition à la Maison des Cultures du Monde.
Son chant s’enracine dans la tradition la plus authentique. Pourtant, au-delà des stéréotypes, elle puise les ferments d’une nouvelle force d’expression. Cristina Branco cultive et prolonge ainsi la tradition. Sans prétendre le « moderniser », elle sait que le fado doit évoluer. Au risque de déplaire, elle bouscule certaines règles de la tradition et s’ouvre à d’autres musiques. Son répertoire, riche de quelques nouveautés, en témoigne. Comme la célébration d’un mystère, s’accomplit le cycle des nostalgies et des destins contrariés. Vêtue de pudeur, elle récuse le paraître et lui préfère l’être. Accompagné par le trio de guitares de Custódio Castelo, son chant d’un style pur et dépouillé, se nourrit d’une profonde intériorité. Son vibrato assiège les cœurs. Elle exprime avec force la douleur qui sied au genre. Son chant s’enracine dans « ce passé-présent que l’âme portugaise ne veut pas quitter » .2
Jacques Erwan

À écouter :
Coffret Fado Lisboa-Coimbra, 1926-1931, Frémeaux et Associés.

1 Cité par Véronique Mortaigne, « Portugal – Fado, Chant de l’âme », Editions du Chêne, 1998.
2 « Mythologie de la saudade », Editions Chandeigne, 1998.
3 D’après El-Shawan Castelo-Branco, « Voix du Portugal », Musiques du Monde, Cité de la Musique/Actes Sud.