Giovanna Marini

Du mercredi 5 au samedi 15 avril 2000 20h30
GIOVANNA MARINI : les retrouvailles

Sibémol création
cantate de Giovanna Marini
pour quatuor vocal :
Patrizia Bovi
Francesca Breschi
Patrizia Nasini
Giovanna Marini

Une œuvre qui concilie l’inconciliable
Giovanna Marini* c’est une vie jalonnée de recherches. Giovanna Marini c’est une œuvre qui concilie l’inconciliable. Recherche, enseignement, composition, écriture… C’est riche de tous ces atouts, acquis au fil du temps, que chante aujourd’hui Giovanna Marini pour répondre à cette question que formulait Jean-Louis André : « Que faire du chant populaire quand les rites et les fonctions se sont profondément modifiés ? » Contrairement à l’opinion communément répandue, la musique n’est guère universelle. Il importe donc d’abord de décrypter les arcanes, comprendre les structures, et assimiler la technique ainsi que l’expression spécifique de ce chant populaire. Plaisir d’apprendre « comment on fait » ; plaisir de la musique. Sensualité du chant.
Depuis une vingtaine d’années, celui-ci se coule souvent dans la forme de la cantate : « aède moderne », Giovanna Marini, le regard ardent, raconte sur un ton mi-parlé mi-chanté les mille et une histoires qui tissent l’Histoire. Sa guitare l’accompagne. Surgit le chant proféré par quatre voix de femmes. Il s’inscrit, dit Giovanna, dans la tradition du chant épique- narratif italien.
Chanter au cœur d’un quatuor ce n’est pas chanter en chœur. Chaque voix est une individualité et dispose d’« une indépendance vocale enviable ». Elle se marie avec une autre ou plusieurs, se confronte aux autres ou les affronte. C’est l’héritage d’un « antique savoir », celui de la tradition orale du chant. La voix était autrefois un témoignage de vie : « Je suis vivant, me voici avec ma voix forte ou ronde, épuisée, légère, aiguë, basse ; quelle qu’elle soit, elle est comme je veux qu’elle soit. »

Le choc des mots, l’éclat des voix
Entourée de ses trois complices, Patrizia Nasini depuis bientôt vingt ans, Patrizia Bovi et Francesca Breschi depuis une dizaine d’années, Giovanna Marini renoue en fait avec la tradition orale italienne. Une forme de théâtre qui assigne au chanteur populaire des rôles multiples : conteur, récitant, metteur en scène, bouffon… On se doute que les mots qu’il profère ne sont pas toujours enrobés de miel, et qu’à l’occasion ils puissent être tranchants. Voire, langue acérée dans un gosier de velours, l’un et l’autre à la fois. Les cantastorie, ces chanteurs-conteurs, savent bien que « tout pouvoir abuse ou abusera », selon la formule du philosophe que l’on se risquera à compléter en ajoutant « et tout pouvoir absolu abuse absolument ». Comme eux, Giovanna Marini ne chante pas seulement pour divertir. Elle raconte en musique ces petits faits du quotidien des gens bien ordinaires qui font l’Histoire. Celle qui n’est pas écrite : la vie, l’amour, la mort, les thèmes universels, mais aussi la terre, les ouvriers saisonniers, les grèves et les occupations d’usines et de champs, les massacres de la police… Elle entretient un rapport critique à l’égard du politique. Ce travail de mémoire, pour dramatiques, voire tragiques, que soient ces thèmes, n’endeuille pas pour autant le propos. Il est nourri d’une ironie acerbe et d’un humour pétillant ; il suscite plus le rire que la tristesse. « Y’a d’la joie », dirait Trénet, derrière ces tourments que la vie inflige. Pour brandir quatre vérités et quelques autres, point n’est besoin de larmoyer. Les mots fusent, crépitent ou caressent et se livrent à leurs jeux de sens et de sons. Le choc des mots donc. Mais aussi, l’éclat des voix.
Giovanna Marini part à la reconquête du corps et du plaisir sensuel du chant. Voici bientôt dix ans, Anne Rey, dans Le Monde, remarquait : « C’est en chantant de la voix splendidement ravinée des concierges italiennes que Giovanna Marini a fait toute sa carrière de cantastorie : de conteuse d’histoires vraies. » Elle commentait par ailleurs ce fameux « faire usage de sa voix » : « technique de libération et technique de combat. Car on ne chante pas du bout des lèvres, d’un timbre gracieux, dans les tessitures mesurées de l’opéra, quand il s’agit de demander du pain, supplier Dieu ou braver le destin. On gonfle les poumons, on ouvre grand la bouche, on ne ménage ni ses cordes vocales ni son souffle. Cela donne des voix poussées, très aiguës, très légèrement discordantes, presque hurlantes, très belles, que l’on peut encore entendre dans certaines régions du sud italien ou sicilien lors des pèlerinages, de joutes de village, des récoltes, des enterrements, voire de pratiques rituelles beaucoup moins officielles qui, dans la Péninsule, n’ont paraît-il jamais cessé ». Cela s’apparente parfois à « un charivari vocal ».

Sibémol : la beauté de la rencontre avec le son
Trois ans après la création en France, au Théâtre des Abbesses, en 1997, de Départs, vingt ans après la mort de Pier Paolo Pasolini, Giovanna Marini récidive : elle nous revient.
La nouvelle cantate profane pour quatre voix s’intitule Sibémol. En italien, le titre est beaucoup plus chantant. Créée au Théâtre de Vidy-Lausanne, en mars 1999, son auteur l’évoque en ces termes : elle « est née d’un grand désir de raconter la beauté de la rencontre avec le son. L’extraordinaire sensation de plaisir et de chaleur qu’on a quand on manipule le son avec sa voix […] et qu’on joue à préparer la rencontre avec la voix des autres et à en jouir ». L’intention est clairement affirmée : raconter et rencontrer, éprouver plaisir et jouissance. Ce sont les mots clés et chez ces quatre femmes, des constantes.
La nouveauté est ailleurs. Elle se niche dans le sujet même de l’œuvre, le son. Celui-ci, plus évocateur que l’image, contrairement à cette dernière n’impose pas sa dictature, ne bride pas l’imaginaire. Il l’excite et lui laisse libre cours. Le son est le miel de l’imaginaire. Sibémol creuse cette veine-là et ambitionne de « faire partager le plaisir de la rencontre avec les sons ». C’est un régal pour l’oreille. Écrite, l’œuvre ne se limite pas aux techniques de la musique de tradition orale. Elle ouvre la rencontre aux « sons fixes, ceux de la gamme bien tempérée, avec leurs personnalités si diverses, écrit l’auteur. Un do est différent d’un fa, un si bémol est plus sonore que d’autres sons, et pourquoi ? J’essaierai de vous le raconter ». Elle le raconte en effet avec faconde, verve et audace. Rien ne résiste à ce véritable scanner qui explore le champ de la musique.

Ironie et humour épicent le propos : le discours est iconoclaste !
Et comme de coutume, ironie et humour é-picent le propos : le discours est iconoclaste ! D’autant que la cantate est aussi un récit ; en l’espèce, un double récit : l’histoire des sons et celle des « angoisses et joies de la vie, comme toujours », précise Giovanna. Chants, sertis dans le cristal de la langue italienne, et récits parlés-chantés, colorés de ce français chantant et rocailleux des Transalpins, évoquent mille et un thèmes : le cynique ministre Colombo, un tremblement de terre, Naples ou bien Rome plongée dans le chantier de « l’année sainte », l’adieu et la solitude, une explosion du Vésuve, une passion de Sicile et une lamentation funèbre de Calabre… Les heurs et malheurs présents et passés tissent une chronique du quotidien. C’est à travers ce dédale d’une architecture sonore complexe, semé d’acrobaties verbales, que les quatre femmes entraînent l’auditeur. « L’important, expliquait jadis Giovanna Marini, ce n’est pas la note, c’est la manière, l’amusement, c’est de jouer avec la note, d’aller tout autour, de la quitter puis, de la reprendre… ». C’est à la fois primitif et moderne, savant et populaire, émouvant et drôle. Ainsi vous apprend-on, entre autres, que le si bémol est un personnage sympathique et débonnaire. Mais oui puisque Giovanna le dit. Vous la croirez donc. Cette dame a une force diabolique de conviction : elle arrive, parle, décoche trois arpèges et déclenche une salve de rires. Le public est ravi. Elle ne le lâche plus ; mais ne réclame pas de rançon. On la lui donne pourtant volontiers sous forme d’applaudissements nourris.

Jacques Erwan