Graciana Silva Garcia

Samedi 24 janvier 1998 17h
GRACIANA SILVA GARCIA
chant et harpe Mexique
tradition des « sones jarochos » de la région de Veracruz

Une découverte !
Veracruz n’est pas une ville ! C’est un monde à la rencontre de deux mondes : celui de l’Espagne et le Nouveau, celui de l’Europe et de l’Afrique… Blanc et noir, lait et café comme le lechero, boisson métisse locale.
Née dans cette région de Veracruz, Graciana Silva Garcia, dite la Negra Graciana, a pour théâtre la rue. Enfant d’une famille modeste, elle s’initie, dès l’âge de dix ans, à l’art de la harpe avec un maître aveugle. Depuis près d’un demi-siècle, elle offre cette musique jarocha, fruit tropical du mélange des rythmes de l’Afrique et d’éléments de la musique espagnole. Elle lui confère la saveur ancienne d’un style de jeu et de chant a la antigüita, suave et complexe. Sa voix puissante, capable de changements de ton originaux, approche du récitatif. S’accompagnant d’une harpe tendue de trente-huit cordes, elle chante ces sones jarochos du répertoire veracruzien.
Dans les rues de la cité et sur la place du Zocalo, elle va avec sa harpe, dispensant son chant pour quelques pesos, tandis que dans les arbres, les oiseaux jacassent à plein bec.
Elle donnera son premier récital en France au Théâtre de la Ville, accompagnée d’une jarana (guitare à huit cordes) et d’un requinto (quatre cordes). Une découverte !

Graciana Silva Garcia a pour théâtre la rue
Graciana Silva Garcia, dite la Negra Graciana, est née dans la région de Veracruz, voici une soixantaine d’années. Elle a la peau sombre des mulâtres. C’est un personnage ! Bardée d’une forte personnalité, d’une généreuse présence et d’une voix pétrie de vérité, elle a pour théâtre la rue. Elle ne dédaigne ni le rhum ni la bière. Pour quelques pesos ou pour un verre, elle chante quelques uns de ces sones jaroches du répertoire véracruzien. C’est sa vie. Depuis des décennies.

Veracruz, la plupart des musiques sont métisses
Veracruz n’était pas encore Veracruz. On n’y dansait guère le danzon comme aujourd’hui le font des messieurs distingués, chemise brodée et chapeau blanc, et des dames élégantes, éventail à la main… Agustin Lara ne composait pas ces merveilleux boléros qui assureront sa renommée. Veracruz n’était donc pas Veracruz…
Ce 22 avril 1519, onze navires croisaient dans les eaux de la baie : Cortés et les siens débarquaient sur ses rives. Ainsi commençait la conquête. Deux ans plus tard, elle s’achevait dans le sang.
De cet événement, quelques lignes, gravées sur une stèle, place des Trois Cultures, à Mexico, disent l’essentiel : Le 13 août 1521, héroïquement défendu par Cuauhtémoc, Tlatelolco tomba sous le pouvoir de Hernán Cortés. Ce ne fut ni triomphe ni déroute. Ce fut la douloureuse naissance du peuple métissé qui est le Mexique d’aujourd’hui. Le Mexique moderne est donc l’héritier de cette Histoire.
À l’image de la population, la plupart des musiques sont métisses. De ce métissage, l’Espagne demeure l’un des ferments, et sa langue chante dans la majeure partie du répertoire populaire. Veracruz, où débarquèrent les conquérants, n’échappe pas à la règle. Veracruz n’est pas une ville ! C’est un monde à la rencontre de deux mondes : celui de l’Espagne et le Nouveau, celui de l’Europe et de l’Afrique… Blanc et noir, lait et café comme le lechero, boisson locale, mulâtre comme la musique.

Le son jarocho, l’un des genres les plus connus
Au Mexique, le son jarocho est, avec la musique des célèbres Mariachis, l’un des genres les plus connus. « Le style le plus familier, écrit l’ethnomusicologue Eduardo Llerenas, est celui du port de Veracruz et de ses environs ainsi que d’une partie du bassin du fleuve Paloapan où l’ouverture et la virtuosité des compositeurs et musiciens locaux font de lui l’expression la plus forte du syncrétisme d’éléments africains et espagnols. Dans d’autres régions de l’État de Veracruz, sur la côte comme à l’intérieur, la présence d’éléments indigènes se combine à une plus grande échelle avec ceux d’origine espagnole pour créer un son jarocho plus mestizo (métis) et moins mulatto (mulâtre) ».
Même si l’influence africaine n’est pas immédiatement perceptible dans ce style musical, diverses de ses composantes l’attestent, analysent les spécialistes : riches motifs rythmiques, subdivisions ternaires qui créent un effet de contre-temps, utilisation étendue de la variation rythmique africaine, etc.
C’est ce style de son jarocho “mulâtre” que perpétue la Negra Graciana.

C’est la gamine qui apprendra
Enfant d’une famille modeste, elle s’initie, dès l’âge de dix ans, à l’art de la harpe grâce à un illustre harpiste aveugle. En fait, ce dernier, censé instruire Pino, le frère aîné, avait accepté de venir trois fois jusqu’à la maison où demeurait la famille pour prodiguer ses leçons. Graciana n’en perdit pas une miette. Et, après le départ du maître, elle pratiquait l’instrument en cachette… Lors de sa dernière visite, l’aveugle entendit, tandis qu’il se restaurait, la fillette jouer. Interrompant son repas, il déclara : « C’est la gamine qui apprendra ». « Ce fut à ce moment, raconte Graciana, qu’il me donna la bénédiction ». Et elle remercie le ciel qui lui a conféré ce don et, ainsi, a scellé son destin. Elle est certaine aussi que sans la bonne cuisine de Puente Izcoalco, où elle naquit, son sort eût été autre : ne suffisait-il pas, si on l’en croit, de sortir pour chasser ou pêcher dans les environs ? Restait ensuite « à parfumer la prise avec tomates, oignons et ail »…
Grâce à son exceptionnelle aptitude pour écouter et s’instruire, Graciana n’a encore que dix ans quand elle commence, avec son père et son frère Carlitos, à jouer pour vivre ! Le premier à la jarana (guitare huit cordes), le second au violon et elle à la harpe, le trio poursuit sa carrière et gagne fort bien sa vie. Carlitos meurt à dix-huit ans, et un nouveau groupe se constitue : il réunit le frère aîné, Pino, une musicienne ainsi que son frère qui deviendra le premier mari de Graciana… 1

Sa voix, claire et enjouée rompue aux syncopes rythmiques
Contrairement à d’autres, Graciana n’a jamais quitté Veracruz : elle y a toujours vécu. Voilà peut-être, pense-t-on, ce qui pourrait expliquer qu’elle ait conservé ce style de jeu original, “à l’ancienne”, comme elle dit, conforme à la manière dont on jouait le son jarocho voilà plus d’un demi-siècle, quand elle était enfant. Sa voix, claire et enjouée, est rompue aux syncopes rythmiques caractéristiques de la tradition de ce chant. Elle est capable aussi de changements de ton originaux.

«Quand je ne joue pas, je me sens malade »
« La harpe pour moi, dit-elle, c’est l’âme, un souffle de vie. Quand je ne joue pas, je me sens malade ». Pourtant, elle travaille quand bon lui semble. On la trouve alors sur le Zocalo, que l’on appelle aussi les Portales (les galeries) dans le vieux centre de Veracruz. Là, parfois, dès l’après-midi, elle chante. Perchés dans les arbres à l’abondante frondaison, les oiseaux jacassent à plein bec et les cloches martèlent les heures. Tandis que le soleil accablant décline, les terrasses s’épanouissent. Plus tard, dans la nuit caniculaire, le spectacle est permanent : enfants misérables et vieillards miséreux quémandent et proposent aux chalands le tout et le rien. Dans les odeurs de bière et de fruits de mer, des cohortes de musiciens – marimbistas et harpistes, violonistes et guitaristes, norteños et mariachis – déchaînent une anarchique cacophonie à laquelle participent aussi les vociférations des postes de télévision qui jalonnent l’espace. Frénésie nocturne ! Empire des sons, empire de sens.

Son chant, fruit tropical de la rencontre de l’Afrique et de l’Espagne
C’est dans cet univers sonore impitoyable que la Negra Graciana offre son chant, fruit tropical de la rencontre de l’Afrique et de l’Espagne, à un microcosme interlope de Mexicains et d’étrangers, de nantis et de misérables, de machos et de travestis… S’accompagnant d’une harpe tendue de trente-huit cordes, elle sème l’allégresse de ces sones jaroches – La Guacamaya, El Cascabel, La Tienda… – dont certains, comme La Bamba, ont fait le tour du monde… D’autres, plus difficiles – El Siquisirí, El Pájaro carpintero… – apanages des virtuoses, stimulent sa virtuosité.
Son talent a séduit le label Corason qui, au Mexique, lui a consacré un disque en 1994 2 Depuis lors, elle a chanté avec succès, en 1995, à Mexico et dans quelques pays étrangers. Il n’y a pas d’âge pour la gloire.
Le Théâtre de la Ville accueille son premier récital en France 3. Elle est accompagnée d’une jarana (guitare huit cordes) et d’un requinto (quatre cordes) pour distiller ce son jarocho, « une joie profonde, dit la Negra Graciana, que je sens là dans mon cœur… »
Un style de musique, une voix, une fête ! Loin des mariachis, une autre facette du Mexique.

Jacques Erwan

1 D’après un texte de présentation d’Eduardo Llerenas.
2 Paru en France chez Scalen Disc.
3 Elle chantera également au Théâtre de Caen, le 26 janvier 1998.

• CD “MEXIQUE”, Voyage musical, collection “Terres”, AUVIDIS – SILEX YA 225712.