Caetano Veloso

Lundi 28, mardi 29, mercredi 30 octobre 1996 à 20h30
CAETANO VELOSO
Brésil

Au Brésil, Caetano Veloso est une institution. Ce chanteur, compositeur et interprète est également un authentique poète. Originaire de la région de Salvador (Bahia), projection de l’Afrique en terre brésilienne, il est pétri de cette culture afro-brésilienne forgée par les esclaves et leurs descendants. Inventif et novateur, ce zélateur du “tropicalisme” est épris de modernité. À l’avant-garde, il ne récuse ni les expériences ni les audaces. Ses sources d’inspiration sont multiples et, à l’occasion, cosmopolites.
“Fina Estampa”, son dernier album (1994), vagabonde à travers l’Amérique hispanique : de Cuba au Pérou, un voyage semé d’étapes à Puerto Rico, au Venezuela, au Mexique, au Paraguay et en Argentine. Au cours de ce périple continental, il s’empare de quelques-uns des plus beaux fleurons du répertoire passé et contemporain, de 1860 à 1992. En espagnol, sa voix douce et suave caresse ces chants qui émaillent désormais ses concerts.
Familier des scènes internationales et de Paris, Caetano Veloso accède, au Théâtre de la Ville, à une scène plus adaptée à son art. Il y succède à sa sœur, Maria Bethania, qui y triompha à deux reprises voici quelques années. Gageons qu’il y connaîtra le même succès.

Produit naturel du syncrétisme
Caetano Veloso, c’est une œuvre ! Ses chansons, comme autant de repères, jalonnent l’histoire personnelle et collective de ses compatriotes. Elles sont un miroir de leur identité. Pour les étrangers, elles dessinent un labyrinthe dont les allées conduisent à la découverte d’un certain Brésil.
Souvent les marchands de chimères réduisent ce pays aux dimensions d’une carte postale : soleil, musique et fête, on y rêve, on y carnavale, on y sambe tous en rond… Un pays de cocagne béni des dieux et de la nature, mais, en fait, abandonné des hommes. Gangrèné par la corruption, les inégalités, la misère… ce géant végète outre nouvel ordre mondial. C’est l’envers du décor. Là-bas, dit-on, “tout paraît encore en construction mais est déjà en ruine”(1).
Rêve et réalité, c’est l’âme ancrée au plus profond de ce Brésil que Caetano, rêveur lucide, chante son pays qui, selon ce mot du poète Oswald de Andrade qu’il cite volontiers “souffre d’une incompétence cosmique”(2).
Caetano Veloso, c’est une vie. L’histoire d’un homme réduite à quelques épisodes. Elle débute dans la région de Bahia. C’est là qu’il voit le jour au début des années quarante. Son enfance est bercée par les chansons que lui chante sa mère. Il entend aussi celles de Dorival Caymmi. Quelques années plus tard, il bondit derrière les “trios electricos”, ces camions sonorisés qui commencent à sillonner le carnaval de Bahia. C’est un rituel dyonisiaque qui, pour lui, s’apparente à “une célébration intime” et féconde son esthétique : “ma musique, confiera-t-il plus tard dans son “songbook”, recèle des traits marquants de musique de carnaval”…Son identité culturelle se forge aussi au feu des cultes afro-brésiliens et du catholicisme – « Je suis, dit-il, le produit naturel du syncrétisme » – et au contact de ces noirs de Bahia nantis de “grâce, talent, noblesse mais dépourvus d’argent” comme il le chante dans “Beleza pura”, esquisse d’une esthétique caetaniste.

Une nouvelle esthétique, le tropicalisme
A la radio, il écoute avec avidité cette “salade musicale” composée d’ingrédients brésiliens, américains, mexicains, cubains… Il a dix-sept ans quand souffle le vent rafraîchissant de la bossa nova. Pour lui, c’est une tornade. Une révélation ! “La bossa nova m’a pétri esthétiquement” reconnaît-il. Aujourd’hui encore le culte qu’il voue depuis lors au mythique João Gilberto témoigne d’une profonde piété musicale.
Il découvre ensuite le jazz puis, en 1963, rencontre celui avec lequel débute un long et amical compagnonnage, Gilberto Gil. Sans lui, affirme-t-il, il n’aurait pas chanté. Ni joué de la guitare : “c’est lui qui m’a appris le peu que je sais jouer”. Lui aussi qui l’initie aux Beatles et à la modernité.
En 1964, il quitte Bahia pour Rio : il y accompagne sa soeur, Maria Bethania dont la voix splendide séduit le public carioque(3). Deux ans plus tard, c’était il y a trente ans, il enregistre son premier disque. Fidèle au même éditeur phonographique, il en sèmera beaucoup d’autres. En 1991, il est le premier artiste brésilien dont l’oeuvre dans son intégralité est éditée en disques compacts : trente-deux CD à l’époque !
Question : “Que faire après João et Tom ?”(4) Pour y répondre, il élabore avec ses compagnons de Bahia – Gilberto Gil, Gal Costa… – une nouvelle esthétique, le tropicalisme. Désireux de revigorer la musique populaire, ce mouvement qu’irrigue “un mode de création anarchique”, affronte les préjugés du bon goût musical hérité de la bossa nova et le conformisme de la gauche.
En 1969, la dictature militaire, qui sévit depuis cinq ans, le jette en prison en compagnie de Gilberto Gil. Tous deux sont ensuite “invités à quitter le pays”. L’exil, dans les brumes de Londres, se prolonge deux ans. Le reggae, entendu un jour, lui ensoleille l’âme. De ce coup de foudre, naît une chanson : elle demeure la première référence à cette musique dans la musique populaire brésilienne. De Londres, il revient auréolé d’une nouvelle image : celle d’un héros. Elle ne suffira pas à dissuader la presse de contester son nouveau spectacle tant il est vrai que nul n’est prophète en son pays.
Aux Carioques, qui ont tendance à les traiter en envahisseurs, les Bahianais, ces doux barbares, en 1976, répondent en un disque intitulé précisément “Doces Barbaros”. En voyage, l’année suivante, au Nigeria, Caetano séduit par la Juju Music, se gave de musiques africaines traditionnelles et pop dont les épices parfumeront ensuite certaines de ses chansons.
Ainsi au fil des années, s’élabore une esthétique qui s’enrichit d’alluvions successives : découvertes, rencontres, expériences… s’additionnent, se conjuguent et se fécondent dans la matrice de sa sensibilité. Le processus, continu, suit son cours. N’est-ce-pas son fils, Moreno, qui naguère amateur de John Zorn fit découvrir à son père ce compositeur novateur ?
Épris de modernité, Caetano Veloso manifeste une salutaire curiosité : toutes les musiques suscitent son intérêt. “A l’avant-garde de l’avant-garde”, dans ses propres œuvres, il cultive les audaces : dès 1973, par exemple, dans “Araça Azul”. Une quinzaine d’années plus tard, c’est à “un pur représentant de la contre-culture new-yorkaise, le guitariste éclaté Arto Lindsay”(5) qu’il s’adresse pour réaliser ses albums “Estrangeiro” (1989) puis “Circuladô” (1992), disque qui “absorbe tous les courants de la musique moderne”(6). On l’y retrouve en compagnie d’Arto Lindsay et de Riyuichi Sakamoto, de Gilberto Gil et de Gal Costa, de Marc Ribot et Jaques Morelembaum, le violoncelliste d’Egberto Gismonti.
Fina Estampa, son dernier album (1994), vagabonde à travers l’Amérique hispanique : de Cuba au Pérou, un voyage jalonné d’escales à Puerto-Rico, au Venezuela, au Mexique, au Paraguay et en Argentine. Au cours de ce périple continental, il s’empare de quelques uns des plus beaux fleurons du répertoire passé et contemporain, de 1860 à 1992. En espagnol, sa voix distille ces chants qui, désormais, émaillent ses récitals.

Homme d’images et maître des mots
Féru de poésie, Caetano est lui-même un authentique poète dont les Brésiliens apprécient la verve. Dans l’exercice de cet art, il a, dit-il, “recours à la rime, à la métrique, à une certaine élégance prosodique, mais aussi à une certaine inélégance”. Mais l’essentiel est ailleurs. Dans le regard et la langue.
Le regard est cinématographique : les chansons de ce passionné de cinéma, fanatique de Godard, sont des courts-métrages composés d’une succession d’images. « Mon travail, dit-il, est très lié aux images. Mes chansons transcendent un manque : celui qui résulte du fait de ne pas réaliser de films. Elles sont aussi mon cinéma. »
Cet homme d’images est aussi un maître des mots qu’il polit comme des émaux. Orfèvre, il joue de leur sens, de leur sonorité et de leur musique : ainsi “Podres Poderes” dénoncent-ils les “pouvoirs pourris”. “La phrase chantée, voire le mot chanté, est le premier élément à partir duquel je travaille” explique-t-il. Commun ou propre, le nom est toujours bienvenu : « J’adore les villes, dit ce citadin, j’adore les noms, j’adore les noms des villes, les noms des choses, les noms des gens quand j’écris des chansons. J’adore les chansons inspirées par les villes et qui citent des noms de quartiers. »
La langue est un terreau fertile. “La langue est ma patrie”, chante t-il. Une patrie aussi cosmopolite que le Brésil et son peuple : « Je suis portugais, observe Caetano. Un portugais transatlantique. Mais je ne suis pas seulement portugais. Je suis aussi à moitié nègre. Sans doute y a-t-il également en moi une part d’Indien. La langue portugaise que je parle est truffée de termes, de sons, de rythmes africains, mais aussi indigènes brésiliens. Et mes mélodies recèlent quelque chose hérité des Indiens ».
Complexes, ses chansons sont donc des films. Les mots en expriment les images dans une langue dont les accents suggèrent un rythme. Mais quel en est le thème ? “La beauté”, répond Caetano de cette “voix de miel”, pur miracle de pureté. Une voix qui caresse tandis que sonnent les musiques, “étincellent les mots, brillent les idées et s’inventent toutes les audaces. A la scène comme à la ville, le charme de ce Dorian Gray des tropiques subjugue. Il a franchi la cinquantaine sourire aux lèvres. Avec une grâce inaltérée pour viatique, il s’avance. De sa personne émanent douceur et sérénité. Une certaine indolence aussi. Elle s’efface quand perce l’humour, voire cette rage que déchaînent, à l’occasion, critiques ou programmateurs de radio. L’intériorité n’exclut ni l’exubérance ni la provocation. Au Brésil, Caetano Veloso symbolise aussi une manière d’être, de vivre et de penser… “Caetanear”, disent-ils. Saurait-on, ici, résister au caetanisme ?

Jacques Erwan

(1) Cité par Le Monde du 31 mars 1992
(2) sauf indications contraires, tous les propos rapportés dans cet article ont été recueillis par l’auteur à Rio, en 1991
(3) De Rio. Maria Bethania qui enthousiasma à deux reprises le public du Théâtre de la Ville en 1987 et 1988
(4) João Gilberto et Tom Jobim, les pères de la bossa nova
(5) Véronique Mortaigne Le Monde 18-19 septembre 1994
(6) Véronique Mortaigne Le Monde 31 mars 1992