UN FESTIVAL AUX ANTIPODES

PROJET D’ARTICLE (NON PUBLIE)

Le Pacifique est un océan semé d’îles. Tous les quatre ans, les insulaires, que la mer sépare, convoquent poètes, conteurs, musiciens, danseurs, sculpteurs… le temps d’un long festival, dans l’un des pays de cette aire géographique, l’Océanie. La diversité est de bon aloi : ainsi certains musiciens perpétuent la tradition, tandis que d’autres s’adonnent au heavy metal ou bien s’emparent du reggae… Pendant l’été 2012, cette manifestation s’est tenue à Honiara, capitale des Îles Salomon, face à ce «  détroit pavé d’acier », depuis la bataille de Guadalcanal (1942-1943), au cours de la guerre du Pacifique. Etat indépendant depuis 1978 et membre du Commonwealth, c’est un pays d’agriculteurs et de pêcheurs. Entre 1998 et 2003, des « tensions » ethniques ont opposé les communautés de deux îles de l’archipel, Guadalcanal et Malaita.

En cette terre, sous le soleil accablant et les lourdes pluies des tropiques, les amis qui s’aiment, hommes ou femmes, marchent en se tenant par la main. Les femmes, souvent, portent chignon ; elles vont, à l’abri d’ombrelles de couleurs, par les chemins improbables, d’un pas mesuré et indolent. Les plus jeunes tiennent, blotti au creux de leur sein, quelque bébé joufflu. Insensibles aux chaleurs, des nuées d’enfants courent et jouent comme tous les enfants du monde. Ici, comme ailleurs, les adolescents, pantacourts de rigueur, testent leur charme auprès du sexe opposé.

VILLAGE

« La culture en harmonie avec la nature », tel était le thème de la manifestation. Pour contribuer à la mise en œuvre de ce slogan, le festival a édifié un vaste village composé de maisons traditionnelles des diverses îles de l’archipel et des autres pays du Pacifique. Toutes sont construites en matériaux végétaux, à l’instar des deux scènes. En revanche, à Guadalcanal, il semble que l’écologie ne soit guère une priorité : les rivages riants de cette île montagneuse sont encombrés de détritus ; comme beaucoup d’autres sites, ils sont un dépotoir à ciel ouvert. Il est vrai que le tourisme n’y est que balbutiant.

EXOTIQUE

Curieux, voire avide, le public est familial et jeune. Au cours de ces neuf jours, on choisira, parmi ceux proposés, d’assister à quarante spectacles, originaires de seize pays, soit autant de découvertes de cultures qui nous sont, en Europe, largement étrangères. Sous le charme de la torpeur tropicale, on baigne, en effet, au cœur de l’’inconnu, en plein dépaysement, immergé en un sublime « exotisme » ! Ainsi, émerveillent le visiteur, danseurs à demi-nus de l’île de Guam, dont seul un pagne écarlate préserve la pudeur, rituel hawaïen, athlétiques danseurs contemporains des Îles Fidji, ensemble de flûtes de Pan des Îles Salomon, de la plus légère à la plus massive, soit une trentaine de lutins soufflant, dansant et chantant, puissants danseurs traditionnels de l’archipel des Samoa, effrayants Maori de Nouvelle-Zélande… Sans doute, le folklore domine mais empreint de perfection ; souvent, c’est la tradition vivante qui n’est pas fossilisée en folklore.

La seule énumération de quelques noms des vingt-deux pays participants, issus de Micronésie, Mélanésie et Polynésie –on ignorait l’existence même de la plupart d’entre eux- défie tout catalogue de marchand de voyages et fouette l’imagination : Fidji, Hawaï, Kiribati, Nauru, Palaos, Rapa Nui, Samoa, Tokelau, Tuvalu, Vanuatu… Comme un mélodieux poème ! L’étranger apprendra aussi à distinguer Mélanésie (Papouasie-Nouvelle-Guinée, Salomon, Vanuatu, Nouvelle-Calédonie, Fidji), Micronésie (Etat fédéré et Carolines, Kiribati, Mariannes, Marshall, Nauru, Palaos) et Polynésie (Cook, Hawaï, Marquises, Niué, Nouvelle-Zélande, Rapa Nui -Île de Pâques-, Samoa, Tahiti, Tokelau, Tonga, Tuvalu).

Truffées de voyelles et de suaves sonorités, les langues, dialectes et parlers de l’Océanie participent à cette sensation d’ « exotisme » : elles chantent et dispensent une douceur qui réjouit l’âme. On en dénombre plus de … dix mille : plus de 800, dit-on, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, 111 au Vanuatu, 71 ou 87 (selon les sources) aux Îles Salomon, 41 ou 28 (selon les sources) en Nouvelle-Calédonie… Le quotidien « Solomon Star » (11/7/2012) affirme que, pendant le festival, 122 furent pratiquées ! Une diversité encore préservée en cette Babel Pacifique mais, on le sait, les langues sont mortelles…

L’AUBE DE L’HUMANITE

Le spectacle de ce monde océanien offre une vision de l’aube de l’Humanité, une plongée au cœur de ses racines que l’insularité, sans doute, a contribué à préserver : aborigènes de Taïwan, Taya, de rouge et blanc habillés, et Rukai, tout de rouge vêtus, dont les ancêtres, voici quelques millénaires, peuplèrent le sud-est de l’Asie, musiciens-chanteurs de Baruku, venus des Provinces de l’Ouest des Îles Salomon, qui vont portant longs pagnes de fibres claires et coiffés de couronnes de feuillage, femmes, issues de la province de Makira, en ce même archipel, au nombre de vingt-huit, toutes seins nus et diadème de fibres roses posé sur la chevelure. Et, encore, venu de Malaita, l’île voisine, ce singulier ensemble de dix hommes en longs pagnes de fibres vertes, portant collier, coiffure ornementée, assis formant un cercle, et dont les voix inouïes concourent à la beauté du monde ; et voilà ces dix-huit danseurs qui composent une ronde et, ainsi, les entourent en une danse puissante : elle fait retentir les sonnailles qui garnissent leurs chevilles. Enfin, dans cet héritage du matin du monde, trois danseurs sautillant de Papouasie-Nouvelle-Guinée, corolle végétale autour de la taille, tête enfouie au sein d’une autre corolle, épaisse celle-là, surmontée d’une sorte de long cou et de deux plumes blanches…

FOLKLORE

Dans un tout autre registre, les danseurs de Rapa Nui, l’Île de Pâques, portant parures et coiffures de plumes, évoquent plutôt ces figures sculptées dans la pierre par les peuples précolombiens et offrent un spectacle digne de Las Vegas. La prestation de l’ensemble de Tahiti cède au folklore, une tradition figée ! Comme, sans doute ce groupe originaire de la petite île de Nauru (Micronésie), jadis prospère grâce à l’exploitation du phosphate et, aujourd’hui, ayant chanté tout l’été, et épuisé cette seule ressource, fort démunie : les dix femmes, vêtues d’un simple pagne en fibres de couleur verte et d’un bustier blanc, la chevelure parée de feuilles, et les hommes, torse nu et portant également un pagne, dansent d’un pas lent et souple. Venus des Îles Fidji (Mélanésie), pays développé, évoluent, comme déguisés, sept danseurs, torse nu, long pagne en fibres couleur paille, ceinture et couronne de coquillages et végétaux, collier autour du cou, bracelets de coquillages également entourant poignets et bras, et huit danseuses, vêtues du même costume, mais pagne de couleur noire et crinière jais qui descend dans le dos. La tradition d’un temps révolu, remémorée et reconstruite ? Qu’importe, pas rapides, hanches mobiles, mouvements secs et saccadés animent bras et tête ; tantôt accroupie tantôt debout, leur danse est spectaculaire ! Le final s’apparente au haka. Sortis de scène, le paréo se substitue au pagne… Folklore, disait-on.

Les Maori de l’ensemble Te Mataarae I Orehu de Nouvelle-Zélande (Polynésie), pays également développé, cède lui aussi au folklore, mais il offre un magnifique spectacle, un kapa haka. Les quinze hommes, corps et visages peints, portent un cache-sexe pour tout vêtement, les quinze femmes, une robe blanche parée de plumes fauves et de parements noirs, la chevelure piquée de trois plumes, deux blanches et une fauve. Accompagnés par deux guitares, tous chantent. Et, dansent, pieds-nus, bras en mouvement, des danses vigoureuses et puissantes, alignés le long de deux parallèles. Hommes et femmes composent un visage empreint de cruauté et un regard farouche, voire tirent la langue : ils suscitent l’effroi, c’est le but visé. La prestation achevée, ils apparaissent moins « courts vêtus » ; en revanche, certains corps et quelques visages conservent les tatouages traditionnels.

On écoute, ensuite, un string band des Samoa (Polynésie), sept musiciens, paréo noir et chemise bigarrée, cinq guitaristes et deux percussionnistes. Tutti ou solo, rythmes lents et langoureux, ils chantent une sorte de yodle…

ART

Sans doute devrait-on décrire aussi ces ensembles venus des Palaos (Micronésie) ou de Niué (Polynésie), riches, elles, de leurs traditions. Et tant d’autres… Evoquer les sculptures des Samoa, de Tahiti, Rapa Nui… Et l’exposition d’œuvres d’art : les belles compositions graphiques de Guam (Îles Mariannes, Etats-Unis), les jolis chapeaux tressés de Norfolk (île associée à l’Australie), les sculptures colorées et la fine œuvre de verre d’Australie, les délicates étoffes de Papouasie-Nouvelle-Guinée (Mélanésie), les acryliques multicolores des Fidji (Mélanésie), archipel du « multiculturalisme », les sculptures d’ébène des Îles Salomon, les innombrables toiles figuratives d’ici et là, représentant corps, visages, coquillages, fleurs… La nature, donc, et l’humaine nature. Outre la tradition et le folklore, l’art d’aujourd’hui, mémoire d’hier et créativité contemporaine, participe aussi à ces réjouissances : plasticiens et musiciens d’aujourd’hui (reggae, très populaire dans les îles, rock et heavy metal) et diverses productions du temps présent ont émaillé la manifestation. Ainsi a-t-on applaudi le symbole de la tradition conjuguée à la modernité, et le clou de l’originalité du festival, The Chooky dancers, six jeunes Aborigènes d’Australie, certes pétris de culture traditionnelle, mais inscrits dans la modernité. Nourris de traditions et maîtres de leur culture, ils présentent, corps peint, une première danse issue de leur tradition culturelle. Vêtus d’un paréo, ensuite, et armés chacun d’un parapluie, ils enchaînent en dansant sur la musique de « Singing in the rain »… Suite à l’avenant. Irrésistible ! Leur corps se meut avec la souplesse d’une liane ; il ondule, se déhanche et cite attitudes et positions traditionnelles avec une aisance et une virtuosité confondantes. Ces six garçons dans le vent dansent, chantent et soufflent même pour animer le didgeridoo. Leur créativité s’enracine au plus profond d’une connaissance et d’une pratique de leur tradition sans préjudice à l’égard de la modernité.

PATRIMOINE COMMUN

Cultures, langues, traditions, statuts politiques de ces îles diffèrent et témoignent de la diversité du monde. Pourtant, ces peuples micronésiens, mélanésiens et polynésiens, que la mer, dit-on, sépare, partagent un certain nombre de traits communs. L’insularité d’abord et, pour la plupart, à l’aube de l’humanité, une lointaine Histoire, le culte des ancêtres et le respect de la coutume, l’harmonie avec la nature, l’oralité et nombre d’usages, tels celui de la pirogue qui, jadis, reliait îles et archipels, de la fleur, et pour certains, de la conque, le recours aux végétaux pour l’édification des maisons et la confection des vêtements… Chez les uns comme chez les autres, on observe cette langueur océane, indolence qui confine à la nonchalance… Et puis, cette fête des corps, souvent puissants et plantureux, comme évadés d’un tableau de Paul Gauguin. Des corps qui se contorsionnent en danses sensuelles et ensorcèlent. En ces îles, le corps est libre, la hanche mobile, la fesse mouvante, voire suggestive ; parfois coquine, elle vagabonde et même provoque tandis que les bras dessinent des arabesques.

Prochaine rencontre de ces hôtes du Pacifique, à Guam, en 2016…

Jacques ERWAN