Turquie 2009
JOURNAL DE VOYAGE
Á ISTANBUL

DU 11 AU 14 FEVRIER 2009
 
Avec la précieuse collaboration de Kenan Öztürk
 

Dès notre arrivée à Istanbul, dans la soirée du 11 février, l’appel de la musique a guidé nos pas … Dans les parages du quartier des poissonniers, le bar Badehane accueille, dans le bourdonnement des conversations, Selim Sesler. Roman (ou tsigane) de Keşan, virtuose de la clarinette, âgé de cinquante-deux ans, il est escorté par trois musiciens accomplis : violon, cithare kanoun et percussion derbouka. Familier des salles de spectacles en Turquie comme à l’étranger, de retour à Istanbul, il offre sa musique dans l’intimité d’un « petit lieu » chaque soir différent. Pour le plaisir et quelque argent.

En Turquie, les Romans jouent toutes les musiques. C’est leur fonction sociale. Selim Sesler et ses compagnons ne dérogent pas à la règle. Une œuvre de musique classique turque précède une pièce traditionnelle, avant que le quatuor s’aventure dans les Balkans (Grèce-Bulgarie) et dérive enfin vers la musique roman. Alors Selim Sesler s’envole en des solos allègres ou déchirants. En fin de soirée, le bar est presque désert quand un jeune- homme, sans doute un étudiant, se lève et danse sur la musique de Selim. Mais, en quelques minutes, l’ordre normal des choses s’inverse et, c’est Selim qui s’applique a suivre les pas du danseur…

Le lendemain matin, 12 février, dans le quartier de Beşiktaş, l’Ensemble de Musique Classique Turque d’Istanbul, qui œuvre sous l’égide du Ministère de la culture, a réuni à notre intention, en l’ancienne demeure des gardes d’un sultan du XIXème siècle, seize de ses musiciens : cithare kanoun, vièle kamanche, luth ûd, luth à long manche, nanti de quatre cordes, tanbur, percussions, flûte ney violon et violoncelle (tous deux intégrés au XIXème siècle à la formation classique turque), tous solistes éminents, quatre voix de femmes et quatre voix d’hommes. Subtile, complexe et raffinée, la musique classique turque, née au Xème siècle, s’est transmise oralement jusqu’au XIX° siècle. L’Ensemble a choisi deux facettes de son vaste répertoire : trois chants composés par le sultan Selim III (1789-1808) sur la structure mélodique, maqam « pesendide », dont il est le créateur et ensuite un « fasil », une suite d’œuvres des XIX° et XX°siècles. L’excellence artistique de ces musiciens et la cohésion de l’Ensemble confèrent à cette musique une beauté et un charme envoûtants.

L’appel du muezzin ponctue la fin de l’audition et l’on partage le traditionnel verre de thé.

Á 15 heures, ce même jour, au siège du journal « Vatan » auquel il collabore, Zülfü Livanelli, éminente personnalité de la musique et des Lettres, nous accueille dans la lumière de ce sourire que son visage jamais n’efface. Emprisonné aux heures sombres, puis exilé en Suède, il fut ensuite parlementaire … Prodigue d’une ineffable douceur, il est aujourd’hui « ambassadeur de bonne volonté » de l’Unesco et, dans son pays, ses chansons courent sur toutes les lèvres. A l’étranger, Joan Baez et Maria Farandouri, entre autres, en assurent le renom.

En février 1984, il partage la scène du Théâtre de la Ville avec sa consoeur grecque Maria Farandouri. De cette série de concerts « historique », il se souvient … et accueille favorablement la proposition d’un nouveau récital en ce même lieu, à l’occasion de la Saison Turque, consacré à la parole des poètes : celle de Nazim Hikmet, bien sûr, que ses musiques ont portée, mais aussi celle de Federico Garcia Lorca et de Paul Eluard. En effet, « J’écris ton nom Liberté », devenu « Özgürlük », a atteint le cœur de ses compatriotes sur les ailes de l’une de ses compositions. Le poème connaît là-bas une nouvelle vie : chant de résistance, il est repris en chœur par la foule.

En fin d’après-midi, à l’abri du manège du palais du sultan situé à Beşiktaş, une petite salle accueille quatre membres du Quintet des Instruments Classiques Turcs (le cinquième, ûd, accidenté, est absent) : kamanche, kanoun, ney, tanbur. La formation, créée par ces anciens élèves du Conservatoire National d’Istanbul et mûrie au fil d’une quinzaine d’années d’existence, offre à l’auditeur la partie instrumentale de la musique classique turque : pesrev (prélude), taksim (improvisation) et saz semai (final). L’interprétation de pièces des XIX° et XX° siècles sonne comme une musique de chambre. Son écoute est agréable.

La soirée de ce jour est consacrée à une cérémonie Mevlana, confrérie soufi fondée au XIII° siècle, qui se déroule dans un tekke (lieu du rituel) du quartier de Topkapi. A la parole du chef spirituel, Hasan Dede, sage âgé de 75 ans, succède le zikhr, l’invocation des vocables d’Allah, du Prophète … La cérémonie qui s’ouvre ensuite réunit douze derviches « tourneurs » – hommes et femmes – dont les corolles blanches s’ouvrent, s’épanouissent et flottent comme des vagues à la surface de la mer.

Des musiciens accompagnent la danse des derviches : deux tambours, tambourin, cymbales, kanoun, ûd, kemanche, quatre ney, cinq voix d’hommes et sept voix de femmes. Comme en prélude à l’entrée des derviches, ces voix offrent un chant de Yunus Emre, troubadour du XIII°siècle.

La musique cérémonielle, répétitive, s’apparente à la musique classique turque mais le contenu des poèmes diffère : les uns célèbrent l’amour de Dieu et délivrent des préceptes moraux, les autres chantent l’amour humain et la beauté de la nature …

Il semble périlleux de tenter de recréer sur scène l’atmosphère sacrée et recueillie qui préside à cette cérémonie. « Hû, Hû, Hû…», l’invocation de Dieu par les fidèles, dont les voix s’étouffent progressivement, clôt la cérémonie.

Le lendemain, 13 février, déjeuner avec Ulaş Kurtuluş, jeune chanteur et musicien, entendu voici quelques années à Istanbul, pour connaître l’évolution de sa carrière et commenter son nouveau disque, « Ege havasi ».

La dernière soirée, enfin, se déroule dans le cadre de l’un des restaurants de l’Université Technique d’Istanbul en compagnie de Mehmet Erenler. Musicien et chanteur, c’est un maître. Il est le responsable de la musique traditionnelle à la TRT, Radio-télévision turque. Instructive et émouvante conversation avec cet artiste, né en 1946, qui a commencé sa carrière de soliste en 1955, à l’âge de … neuf ans ! Une longue expérience.

A l’issue du dîner, Mehmet Erenler, s’accompagnant au luth baglama, pendant plus d’une heure, promène ses deux commensaux au fil du riche patrimoine musical traditionnel de son pays, d’Ankara à la Mer Egée, en passant par la Cappadoce et bien d’autres lieux encore … Belle et riche rencontre.

De retour à Paris, outre un récital de Zülfü Livaneli, entouré de ses musiciens, je recommande, dans le cadre de la Saison Turque, au Directeur du Théâtre de la Ville, Emmanuel Demarcy-Mota, l’organisation d’un concert de l’Ensemble de Musique Classique Turque d’Istanbul. L’un et l’autre seront accueillis au Théâtre de la Ville, respectivement le 13 février 2010 (Ensemble de Musique Classique) et le 20 février 2010 (Zülfü Livaneli).

Mission accomplie !

« Comme toute image animée, le spectacle est chose éphémère. Je vois, je jouis, et puis c’est fini. » Roland Barthes disait juste ; la nostalgie se métamorphose alors en « la plus déchirante des fêtes. »