Turquie 2006


 
Je suis de retour en Turquie, en compagnie de Kenan Öztürk, habituel accompagnateur, interprète et précieuse personne ressources, et de mon ami Olivier, le temps d’un périple à travers le pays. A Istanbul, nous demeurons à l’Hôtel Savoy, sis dans le quartier de Taksim.
 

Istanbul, le 8 février

TRADITION

Dès notre arrivée, ce soir-là, nous écoutons un ensemble de quatre musiciens, l’ensemble Hasbihal. Complices depuis deux ans, ils ont appris d’oreille et « en regardant », ajoute l’un d’entre eux. C’est à dire par imitation. Deux frères, les frères Albayrak, originaires d’Anatolie centrale, ouvrent l’audition : ils interprètent deux pièces, en s’accompagnant au luth baglama, dont un poème du XVI° siècle, de Pir Sultan Abdal, sur une composition d’Ulas Ozdemir, trente ans, natif du sud du pays. Ce-dernier s’emploie à préserver le style des dede alevi de la ville dont il est issu. Il s’empare de l’antique répertoire des Bektasi et joue des instruments anciens, tel ce baglama. Il chante des nefes, ces chants sacrés des Alevi-Bektasi, dont le texte, important, revêt deux significations : l’une évidente, l’autre ésotérique. La vérité est unique, mais plusieurs chemins y conduisent. Ulas compose à l’ancienne et offre des compositions nouvelles qui portent des textes anciens. L’ashig Dertli Divani, ensuite, naquit à la frontière turco-syrienne ; il chante et caresse les trois choeurs de cordes de son baglama (trois est un nombre symbolique pour les Bektasi). Autrefois, on jouait les basses sur le manche de l’instrument. Aujourd’hui, cet ensemble compte un baglama basse tendu de sept cordes. L’audition se poursuit. Chacun chante dans son propre style, et les trois autres l’accompagnent. Ainsi font les deux frères Albayrak au terme des deux pièces de leur répertoire. Un chant sacré, exécuté d’ordinaire pendant le rituel cem, invoque le nom des douze imam de l’Islam, que l’on qualifie généralement de « chiite », un islam hétérodoxe (alevi), préfèrent certains Turcs : c’est une courte litanie, un tantinet monotone. Les quatre voix, mesurées et retenues, chantent à l’unisson avec une infinie douceur. Les yeux sont clos ; l’intériorité habite chacun. Ces chants expriment une philosophie ; elle est riche de préceptes universels. Quatre livres sont considérés comme sacrés : Bible, Coran, Thora et Zebur, une version ancienne de la Thora. « Le saz est le Coran nanti de cordes », disent les Alevis. L’Homme est au centre de l’univers ; la place de Dieu ? Il est détrôné par l’Homme, l’Homme pur.

ISTANBUL, VUE DE L'HOTEL (JOUR).
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ISTANBUL, VUE DE L'HOTEL (NUIT). PHOTO OLIVIER MOREAU
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OLIVIER MOREAU, COMPAGNON DE VOYAGE. AUTOPORTRAIT.
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ISTANBUL, L'ENSEMBLE HASBIHAL, DE GAUCHE A DROITE ASHIG DERTLI DIVANI, LES DEUX FRERES ALBAYRAK ET ULAS KURTULUS. PHOTO KENAN ÖZTÜRK.
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Istanbul, le 9 février

TOPKAPI, BASILIQUE, MOSQUEE

Le soleil éclaire le ciel ! En fin de matinée, le taxi se dirige vers Topkapi. Mon ami Olivier ne connaît pas cette merveille, et un séjour à Istanbul sans une visite à ce palais serait une incongruité ! Des lambeaux de neige s’accrochent ici et là et confèrent au paysage une éclatante beauté. Sur le chemin, au pied des anciens remparts de Byzance, les chats tiennent congrès… Nous visitons donc Topkapi : cours, divan, pavillons, salons, cuisines, kiosque d’or, reliques du Prophète… (voir journal de voyage en Turquie 2004). Nous déjeunons sur place, face à la mer de Marmara et au Bosphore : le paysage compose un panorama sublime !

Nous visitons ensuite la basilique Sainte- Sophie, édifiée au VI° siècle et modèle architectural de nombre d’églises de par le monde. Sa galerie supérieure est un musée. Sa voisine, Sultanhamet, la mosquée Bleue, au terme de la prière de l’après-midi, accueille les visiteurs dans la splendeur de ses céramiques.

Nous regagnons l’hôtel à bord d’un taxi, qui escroque mon ami Olivier.

ISTANBUL, MER DE MARMARA.
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BILLET D'ENTREE AU PALAIS DE TOPKAPI (RECTO).
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BILLET D'ENTREE AU PALAIS DE TOPKAPI (VERSO).
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ISTANBUL, MOSAÏQUES.
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ISTANBUL, TOPKAPI, L'IFTAR, BALCON COIFFÉ D'UN BALDAQUIN EN BRONZE PLAQUE D'OR (XVIIE SIECLE).
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ISTANBUL, SULTANHAMET (LA MOSQUEE BLEUE).
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ISTANBUL, SAINTE SOPHIE (AYA SOFYA).
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ISTANBUL, CERAMIQUE OTTOMANE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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ISTANBUL, DECOR MOSQUEE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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ISTANBUL, COUPOLE MOSQUEE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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ISTANBUL, CONGRES DES CHATS. PHOTO OLIVIER MOREAU
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MER NOIRE

« Si tu es un tant soit peu intelligent, tu comprendras combien tu ne sais rien », ainsi philosophait Hassan Can, le père d’Ibrahim. En fin d’après-midi, le rendez-vous à la cafétéria de la T.R.T. (Radio-télévision turque) réunit les chanteurs Ibrahim Can et Gulcan Kaya, et Umut Ayvaz (kamanche). Habituellement, s’ajoutent cornemuse tulum et flûte kaval. Ibrahim, originaire de Trabizon, capitale, dans l’Antiquité, du royaume du Pont, chante le répertoire de la mer Noire dans un dialecte turc, une langue proche de celles que parlent les Lazes. Nombre des habitants de cette cité se sont convertis à l’Islam. Les Lazes turcs sont musulmans, ceux de Géorgie, orthodoxes. De Samsun à Artvin, la musique et les instruments qui la perpétuent, voix, kemençe, tulum, sont communs ; ils appartiennent à l’aire culturelle de la mer Noire. C’est une musique expressive et allègre, qui apaise ou dégourdit les jambes : calme, à l’image de la mer Noire, elle peut s’emporter. Elle est riche de chants d’amour et d’humour, et de célébration de la nature. Ibrahim puise ensuite dans le répertoire turc et s’accompagne au baglama. Il s’est, dit-il, initié à ces répertoires par imitation et à l’école qu’il fréquentait, et qui développait le goût de la musique. Puis, pendant deux ans, il a suivi les cours de l’école de la T.R.T., sanctionnés, chaque semestre, par un concours.

ISTANBUL, DINER AUTOUR D'IBRAHIM CAN AVEC GULCAN KAYA, JACQUES ERWAN… PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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ISTANBUL, AU CENTRE IBRAHIM CAN.
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ISTANBUL, IBRAHIM CAN. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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ISTANBUL, UMUT AYVAZ (KEMENCE). PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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ISTANBUL, UMUT AYVAZ (KEMENCE). PHOTO OLIVIER MOREAU
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ISTANBUL, OLIVIER MOREAU ET L'UN DES MUSICIENS, LORS DU DINER AUTOUR D'IBRAHIM CAN.
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ISTANBUL, L'UN DES MARCHÉS AU POISSON. PHOTO OLIVIER MOREAU.
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Istanbul-Ankara-Kirsehir, le 10 février

ABDAL

A cette heure matinale, la circulation est fluide… Quarante-cinq minutes après l’envol, nous atterrissons à Ankara. Il fait froid. A l’aéroport, un flot de pèlerins, de retour de La Mecque, se bousculent : « ils ne sont même pas capables de marcher », ironise notre ami turc, Kenan… Notre chauffeur, Murat Donmer nous attend. En route, donc, pour Kirsehir. Cette ville, située en Anatolie centrale, abrite un groupe de douze musiciens abdal, qui œuvrent sous l’égide du ministère de la Culture : six luths baglama, trois violons, une percussion derbouka, un tambour davul, battu par les mains, castagnettes et voix. Ils jouent deux pièces, tutti, et chantent (neuf voix), entre autres, un chant abdal local, qui célèbre l’amour charnel et l’amour mystique. Suit, voix soliste et baglama, un bozlak, forme musicale libre –le style de uzun hava de cette cité- qui irrigue le texte écrit par un ashig. Ensuite, un tutti, incluant les neuf voix, est un classique joué dans les mariages, et deux danseurs évoluent au rythme de leurs castagnettes kasik, des « cuillères en bois ». Enfin, pour conclure, un thème également au répertoire des mariages, interprété « à la baguette » par deux tambours davul, qui dansent en jouant, et deux hautbois zurna.

En fin d’après-midi, on visite un observatoire érigé sous la dynastie seldjoukide (XI°-XII° siècles). Une coupole coiffe un bassin: dans le miroir de l’eau on observe les astres…

Le soir, après un dîner à l’hôtel, on écoute Ayvaz Basaran, soixante-dix ans, joueur de hautbois zurna. Poème abdal sur le modèle de celui qui figure à l’entrée du couvent de Haci Bektasi (voir ci-dessous). A partir du X° siècle, les Turcs, peuple nomade d’Asie centrale, arrivent en Anatolie. Peuple guerrier, adepte du shamanisme, il est aussi riche de penseurs, entre autres, du Khorasan. Les Abdal participent au mouvement bektasi, issu de la mouvance soufi, et considéré par les Turcs comme une branche de cet islam hétérodoxe (alevi). Ils ont développé des styles différents selon les lieux où ils se sont implantés ; chaque communauté a son propre style. A l’ouest de la Turquie, on les nomme « Roman », c’est moins péjoratif, sans doute, que tsigane.

KIRSEHIR, LES DOUZE MUSICIENS ABDAL. PHOTO OLIVIER MOREAU
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KIRSEHIR, MUSICIENS ABDAL. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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KIRSEHIR, MUSICIENS ABDAL. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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KIRSEHIR, MUSICIENS ABDAL, DANSEURS MUNIS DE LEURS CASTAGNETTES (KASIK). PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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KIRSEHIR, MUSICIENS ABDAL, DANSEURS MUNIS DE LEURS CASTAGNETTES (KASIK). PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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KIRSEHIR, STATUE DE L'ASHIG MUHAMMER ERTAS, PERE DE NESAT ERTAS (A GAUCHE).
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Kirsehir-Haci Bektas-Avanos-Ürgüp-Göreme-Uçhisar-Silifke (600 kilomètres), le 11 février

Nous visitons Kirsehir, ville ancienne de 75 000 habitants : petite mosquée et observatoire astronomique seldjoukides ; elle abrite par ailleurs le tombeau de Ahi Evran (1236-1329), fondateur de la puissante confrérie mystique soufi des Ahi, qui recruta en particulier dans la corporation des tanneurs. Nous prenons, ensuite, la direction de Haci Bektas, localité située à quelques kilomètres. Là, le froid est vif, les pentes des montagnes enneigées, et quelques flocons dansent encore dans le ciel. Au mois d’août, se déroule, ici, un pèlerinage des Bektasi, qui se prolonge pendant trois jours. Nous visitons le couvent qui abrite le tombeau de Haci Bektas, né en Iran, au XIII° siècle, et mort ici. C’est aujourd’hui un musée. Après sa mort, la pensée de Haci Bektas Veli, poète et philosophe mystique de l’alévisme, a suscité, la fondation de la confrérie des Bektasi. L’alévisme serait un courant libéral de l’Islam dit hétérodoxe.

SAGESSE

Avant d’entreprendre la visite des lieux, on lit sur le mur, à l’entrée du couvent, ce texte en anglais :

“Search and find.

Educate the women

Even if you are hurt, don’t hurt.

Sages are pure sometimes purifiers.

First stage of attainment is modesty

Whatever you look for, search in you.

Don’t forget even your enemy is human.

Control your hand, your word, your lust.

Beauty of human is in the beauty of his words.

Prophets and saints are god’s gift to humanity.

Road that doesn’t go through science is perilous.

Don’t try to find faults neither in nation nor individual.

How nice to ones who put light in the darkness of thought.

Don’t do anything to anyone if you don’t want it to be done to you.

Peace be with you” (Huu Dost).

Haci Bektas Veli

“Cherche et trouve.

Eduque les femmes

Si l’on te frappe, ne frappe pas.

Certains sages sont purs, parfois ils purifient

Le premier degré de l’accomplissement est la modestie

Quoique tu cherches, cherche en toi.

N’oublie pas que même ton ennemi est un être humain.

Maîtrise tes gestes, ta parole, tes sens.

La beauté de l’Homme réside dans la beauté de ses paroles.

Prophètes et saints sont un don de dieu à l’humanité.

Le chemin qui ignore la science est périlleux.

N’essaie pas de trouver des défauts au sein de la nation ou chez l’individu.

Qu’il est agréable celui qui éclaire les ténèbres de la pensée.

Ne fais à personne ce que tu ne veux pas que l’on te fasse.

Que la paix soit avec toi. » (Qu’il en soit ainsi)

(traduction de l’anglais, Jacques Erwan)

Ce texte, écrit au XIII° siècle, est prémonitoire : ne fait-il pas songer à certains articles de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, publiée en 1948 ?

Outre le tombeau, le couvent comprend deux cloîtres et diverses salles : cuisine, réfectoire, salle d’initiation, coiffée d’un plafond à sept degrés, chiffre symbolique, et une salle des costumes, photographies et instruments de musique : cymbales, petites percussions, saz et tanbur. Un minaret pointe vers le ciel.

Puissante aujourd’hui comme hier, la confrérie des Bektasi demeure une force.

HACI BEKTAS, LE COUVENT.
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HACI BEKTAS, LE COUVENT. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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HACI BEKTAS, LE COUVENT. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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HACI BEKTAS, LE COUVENT. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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HACI BEKTAS, LE COUVENT. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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HACI BEKTAS, LE COUVENT. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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HACI BEKTAS, LE COUVENT, COLLECTION D'INSTRUMENTS DE MUSIQUE. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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HACI BEKTAS, LE COUVENT, TYMPAN. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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HACI BEKTAS, LE COUVENT, L'ETOILE DE DAVID. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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CAPPADOCE

Nous mettons le cap sur la Cappadoce. Avanos recèle quelques belles maisons et des caves troglodytes. Certaines abritent de vastes ateliers de poterie. Le fleuve Rouge qui arrose la ville fournit cette argile rouge qui sert à fabriquer poteries utilitaires et décoratives. Dans un atelier, un jeune-homme perce des petites étoiles dans un globe, qui accueillera une bougie. Une fois l’objet séché dans la cave, il sera cuit dans un four.

L’air est vif, mais la température est douce, le froid moins piquant qu’à Haci Bektas… Nous poursuivons notre promenade en marchant au fil de ces rues escarpées, tracées à flanc de colline.

Au bas de la ville, nous nous arrêtons dans un vaste magasin de tapis dont le patron est un ami de Kenan : çay, thé, de bienvenue. On découvre que les habitations troglodytes et les villes souterraines ont été creusées, au plus tard, par les Hittites (Anatolie, II° millénaire avant J.C.), mais peut-être avant eux. Probablement ont-elles été conçues à usage d’abri en cas de guerre ; elles communiquaient avec les maisons construites en surface. Au fil des siècles, ces refuges ont servi à d’autres ; entre autres, aux chrétiens de la Turquie pré- islamique. Certaines furent même transformées en chapelles…

AVANOS (CAPPADOCE), L'UNE DES MAISONS. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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AVANOS (CAPPADOCE), UNE RUE. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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AVANOS (CAPPADOCE), MAISON. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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AVANOS (CAPPADOCE), MAISONS. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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AVANOS (CAPPADOCE), INTERIEUR DU MAGASIN DE TAPIS. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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CAPPADOCE, SITE TROGLODYTE. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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KILIM ET TAPIS

A l’étage supérieur du magasin, s’étale une magnifique collection de tapis du XVI° siècle jusqu’à nos jours. La visite est commentée par un expert dont le français est épicé d’un savoureux accent oriental. Un tapis vieux de cent ans est un tapis ancien ; au-delà, son ancienneté lui confère le statut d’objet de collection.

Le kilim est fait de laine de mouton à laquelle on ajoute, parfois, celle de la chèvre. Il est l’œuvre des femmes qui laissent libre cours à leur imagination : « elles improvisent les motifs, comme improvisent les musiciens de jazz. » Cette tradition est née en Turquie 7000 ans avant notre ère. Celle du tapis, plus récente, est issue de l’Asie centrale, 4000 ans avant notre ère. Les couleurs étaient alors naturelles : bleue à partir de l’indigo, rouge des cochenilles ou de la garance, jaune d’une plante d’Avanos…

Les motifs étaient symboliques : dragon, scorpion, mauvais œil (nombril de femme), femme mains sur les hanches (fécondité)… Ces représentations étaient stylisées. Pour voir le motif, il faut regarder une seule couleur. Dans les sociétés traditionnelles, ces tapis, comme la musique, avaient une fonction : recouvrir le divan, protéger la tente, contenir la dote ou les vêtements, décorer l’entrée de la tente… En Iran les tapis sont confectionnés avec un nœud, en Turquie, avec des doubles nœuds : ils sont plus épais.

Nous poursuivons notre chemin vers Ürgüp : la colline de cette cité est percée d’habitations troglodytes. Nous déjeunons au pied de cette colline, dans un restaurant « populaire » : veau et aubergines, riz au lait. C’est bon ! Dans un café voisin, « chic », un jeune-homme avenant sert un café turc aux visiteurs.

A la sortie de la ville, on s’arrête au siège de Turasan, « le vin de Cappadoce ». Kenan salue le fondateur de cet empire, un vieux monsieur nanti, qui s’est plu à financer les études de jeunes gens démunis.

On prend la direction de Göreme. On roule à travers ces paysages lunaires de Cappadoce, piqués de concrétions volcaniques et de stalagmites de hauteurs variées… On dénomme Göreme « musée en plein air ». L’expression est appropriée : tous ces « rochers » abritent une multitude d’habitations troglodytes. Dans le lointain, les sommets enneigés épousent les contours des nuages, se perdent dans les nuées et se confondent avec le ciel. La beauté de ce site est impressionnante ! A proximité, la ville d’Uçhisar. Dès les abords de la cité, on se trouve face au kale, un haut piton volcanique, percé de multiples ouvertures d’un habitat troglodyte. Sans doute abritait-il l’équivalent d’un village. Les habitations communiquaient par un escalier intérieur. Nous visitons une maison voisine, creusée dans le roc : sol, murs, plafonds… sont en pierre brute. Sur le seuil, un poète, un ashig, nous dit un quatrain qui célèbre la beauté de la Cappadoce.

PAYSAGE DE CAPPADOCE.
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CAPPADOCE SITE TROGLODYTE.
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AUX ABORD D'UCHISAR, LE CALE, UN HAUT PITON VOLCANIQUE.
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UCHISAR
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UCHISAR AU LOINTAIN.
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A LA SORTIE D'UNE MAISON D'UCHISAR, KENAN ÖZTÜRK DIALOGUE AVEC UN CHAMEAU DU TAURUS !
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TAURUS, SILIFKE

Au pied des marches, deux chameaux du Taurus, dont la toison est tissée de poils épais, se détachent sur le fond du décor de cimes enneigées, qui brillent au loin sous le soleil. Ces monts Taurus bordent le sud-est du plateau d’Anatolie.

En milieu d’après-midi, nous entamons une longue route qui nous conduira, à travers les pentes du Taurus, à Silifke. Nous arrivons sur le coup de 21 heures en cette ville calme. L’Hôtel Görku s’élève au bord de la rivière et de sa cascade. Le saç tava, sauté d’agneau, accompagné de tomates et d’oignons, et la galette de blé noir sont excellents.

SILIFKE, CITRONNIERS. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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SILIFKE, LE GROUPE MUSICAL. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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SILIFKE, LES DEUX CLARINETTES DE L'ENSEMBLE MUSICAL (BOIS ET METAL). PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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SILIFKE, VIOLON DE L'ENSEMBLE MUSICAL. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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SILIFKE, CHANTEUR DE L'ENSEMBLE MUSICAL. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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SILIFKE, VALLEE DE LA RIVIERE GÖKSU. PHOTO OLIVIER MOREAU
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SILIFKE, LA VALLEE DE GÖKSU. PHOTO OLIVIER MOREAU
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Silifke, Konya, Beysehir (350 kilomètres), le 12 février

C’est une région de plaine, le plateau anatolien, et de montagnes. Autrefois, les Turkmènes (Turcs) étaient sédentaires et agriculteurs. Les Yörük, héritiers des anciens conquérants seldjoukides, arrivés en Turquie au XI° siècle, nomades et éleveurs de moutons et de chèvres. Passée la fonte des neiges, ils gravissent la montagne, guidant leurs troupeaux, en quête d’herbe. Pendant cette transhumance, leurs chants de plein air retentissent : à la lisière du cri, ils chantent la montagne, les animaux, leur cadence… Un éloge de la lenteur : on marche au pas du troupeau. Jusqu’aux années 60, les chameaux portent et transportent vêtements et nourriture.

A la période ottomane, Silifke et Chypre sont régis par la même administration et entretiennent des relations économiques et culturelles, pendant environ un siècle. Ainsi, la clarinette, le violon et le ûd arrivent de Chypre. Les Turcs des plaines adoptent la musique des Yörük et les instruments ottomans de Chypre ; et la clarinette détrône la flûte kaval… En revanche, le tambour davul demeure. Au cœur des montagnes, les femmes frappent le bendir (delbek). Pour gagner leur vie, les Tsiganes ou Romans, forgerons et musiciens, habitants de la plaine, s’emparent également de la musique yörük.

L’économie de Silifke repose sur la culture des tomates, des citrons, des fraises et des légumes. On y pratique aussi l’élevage, l’exploitation forestière et la culture des oliviers. Le tourisme intérieur est un autre secteur d’activité : l’été, la population de la ville, 65 000 habitants, augmente et s’élève à 100-120 000 résidents. Les citadins d’Ankara ou les habitants d’Anatolie centrale apprécient les résidences secondaires sises à proximité de Silifke, au bord de la mer. Ceux de cette cité préfèrent une maison, située entre 800 et 1600 mètres d’altitude, dans la montagne.

A l’heure du déjeuner, un savoureux güveç, agneau et légumes, cuits au four au creux d’une poterie, et un riz au lait précèdent l’audition, en début d’après-midi, de cinq représentants du groupe musical de Silifke. Musiciens professionnels, ils sont rémunérés par la mairie. Ils jouent lors des cérémonies officielles et des festivités, ainsi que à l’occasion des mariages, et dans les restaurants pour des associations de musique ottomane ou populaire : répertoire local, musique ottomane, chant populaire türkü, arabesque. « Dans la journée, à la disposition de la mairie, disent-ils, nous sommes, le soir et pendant le week-end, libres de faire ce que nous voulons. »

Les musiciens, dès l’enfance, se sont initiés à la musique : leurs ancêtres, leurs parents, comme eux, étaient musiciens. Ainsi, se transmet le patrimoine musical. Quant au violoniste, il a dû apprendre le solfège dans l’armée, pour jouer… de la trompette ! L’ensemble, aujourd’hui, se compose de deux clarinettes (bois et métal), Imran Kaya, 55 ans et Cafer Topalli, 41 ans, d’un violon, Cihan Nayir, 43 ans, d’un davul, tenu en-dessous d’un bras, Mehmet Arslan, 34 ans, et d’une voix, Öcal Arslan, 54 ans. Tous sont assis ; ils interprètent six thèmes : « Kerem », c’est le nom d’un garçon, « Le yaourt de Silifke » (une spécialité), « Hamçokelek » (fromage en cours d’affinage), « Portakol » (orange), « Keklik » (perdrix), chanson humoristique et, enfin, un dernier thème non répertorié. Les deux chants, « Hamçokelek » et « Keklik » sont interprétés par une voix dont le timbre grave tient la note : c’est le style vocal de Silifke, on dit « la gorge de Silifke ». Le répertoire, hérité des ancêtres, est enraciné dans la nature et le quotidien. Il n’appartient pas au domaine tsigane. Les chants de Silifke sont nourris d’humour et d’ironie. C’est une « musique à danser ». Quand s’arrête la danse, le chanteur improvise un quatrain pour amuser le public. Puis, les musiciens jouent à nouveau ou bien, improvisent eux aussi un quatrain. C’est une musique allègre, jouée lors des mariages, surtout à la campagne. On recense dans cette ville une dizaine de groupes, chacun en moyenne de trois musiciens professionnels, adeptes de cette musique.


 

MEVLANA ET MEVLEVI

En milieu d’après-midi, on prend la route du nord : Mut, Karaman, Konya. Peu après la sortie de Silifke, un fleuve boueux et impétueux roule au fond d’une gorge. La route coule au milieu des montagnes, emmitouflées dans les nuages, dont les flancs sont plantés de résineux et, malgré l’altitude, d’orangers. Sous un ciel pluvieux, on traverse des paysages grandioses. Ici et là, des tombes endeuillent le panorama. Plus loin, la neige ensevelit la nature. A l’arrivée à Konya, ancienne capitale seldjoukide, environnée de la plaine à blé du pays, il neige. Il est 20 heures, l’orée de la ville est déserte. Le centre est plus animé. Nous visitons les abords du couvent Mevlana de la confrérie des Mevlevi : transformé en musée, il est fermé à cette heure. Il comporte plusieurs édifices, coiffés chacun d’une coupole, deux minarets et une sorte de tour circulaire, recouverte de mosaïque bleue. A côté, on découvre la mosquée de Selim, édifiée au XIII° siècle. Elle est dotée d’une sorte de cloître dont le plafond, une coupole de couleur claire, est revêtu de beaux motifs. Il n’y a pas âme qui vive : c’est un privilège de contempler ce lieu, temple du mysticisme, chargé d’Histoire, d’ordinaire envahi par les visiteurs, en cette heure nocturne tandis que, tels des derviches, dansent les flocons.

A deux pas, se trouve le restaurant « Mevlevi Sofrasi », qui, cela va de soi, ne sert pas d’alcool. Nous dînons d’une soupe un peu grasse, mais roborative, d’une délicieuse viande de mouton, cuite au four, et d’une sorte de baklava fort légère. Un café turc conclut le repas. Avant de quitter les lieux, on admire les belles assiettes, ornées de motifs floraux de couleurs, qui décorent les murs de l’établissement.
 

A KONYA, A L’INTERIEUR DU RESTAURANT MEVLEVI SOFRASI, DE GAUCHE A DROITE, MURAT DONMER (CHAUFFEUR), OLIVIER MOREAU, JACQUES ERWAN ET KENAN ÖZTÜRK. (PHOTO DR)

 
Aux alentours de 21heures 30, nous prenons la direction de l’ouest pour gagner Beysehir. Le froid est vif et la neige développe sa chorégraphie.

Peu après la sortie de Konya, nous commençons l’ascension des pentes enneigées des monts Taurus, que l’on descend, ensuite, pour les gravir de nouveau… On descend de 1500 ou 1600 mètres à 1000 mètres environ : c’est les montagnes turques ! Vers 22 heures, le chauffeur s’arrête et entreprend de mettre des chaînes autour des pneus du véhicule. Il n’est guère expert en la matière ; l’opération se prolonge une bonne heure ! A quelque 1500 mètres d’altitude, à l’extérieur de la voiture, nous grelotons dans le froid, sous la neige. Kenan s’en mêle et, à 23 heures, nous reprenons enfin la route ! On roule lentement dans un paysage montagneux habillé par l’hiver. Les branches des résineux ploient sous le fardeau de la neige. Sur la route, nombre de véhicules – voitures, cars, camions- sont à l’arrêt, immobilisés à droite comme à gauche.

A une heure, fourbus, nous arrivons à Beysehir et descendons au modeste motel Beyaz Park. Il y fait bon. Nous dormirons bientôt.
 

Beysehir, lac d’Egirdir, Burdur (210 kilomètres), le 13 février

LACS

En fin de matinée, nous reprenons la route qui court à travers un paysage enneigé. La steppe anatolienne est enveloppée dans un linceul de neige, qui, par endroits, disparaît, et dont des lambeaux, à quelque distance, s’accrochent aux flancs des montagnes. Nous quittons bientôt la steppe pour emprunter le chemin qui conduit à la région des lacs. Des champs sont plantés d’arbres fruitiers, sans doute des pommiers, qui tendent leurs branches nues comme autant de bras squelettiques.

A 13heures45, nous déjeunons sur une rive de la vaste étendue d’eau du lac d’Egirdir, que dominent les cimes enneigées. On se régale d’une bonite, cuite au four dans un plat en terre, entourée d’oignons, de piments verts et de tomates. Une pâtisserie conclut le repas.

En début d’après-midi, nous nous dirigeons vers Burdur et son lac, où nous arrivons au terme d’une heure de trajet. Le rendez-vous est fixé au musée archéologique : déguster un café turc permet d’attendre son ouverture et l’heure de la visite. Nous admirons particulièrement une superbe frise de danseurs de l’antiquité romaine, qui se déploie sur trois pans, une statue de NIké (la victoire) et un bronze du II° siècle qui représente un athlète ainsi immortalisé.

A la fin de l’après-midi, nous écoutons l’Ensemble Yarenler dans son atelier- local de répétition. Le groupe existe depuis plus d’une décennie. Il interprète le répertoire de la région de Burdur. Ses sources sont essentiellement écrites. Il joue dans les mariages et là, il glane les chants qu’il y entend. Il réunit six musiciens: percussion bendir, tenue entre les genoux, luth saz cura, vièle à archet kabak kemane, flûte kaval et petite clarinette sipsi à anche double, luth baglama et autre luth baglama, d’une tonalité plus grave, voix soliste. L’ensemble interprète quatorze thèmes. La chanson triste d’un forestier meurtrier, en guise d’ouverture, et une autre qui évoque une « bien aimée, au fond de la mer, escortées toutes deux par la flûte kaval. « Viens s’il te plaît », dit le chant suivant, soutenu par la clarinette sipsi, qui précède le « Zeybek de Avsar » : il réunit voix, luth baglama, puis tutti –sauf la flûte kaval- ainsi que deux danseurs. Percussions, cordes et clarinette sipsi entonnent alors un « Pot-pourri » de trois chansons. « Alibeyim » (Mon monsieur Ali), ensuite, voix et flûte kaval, est un uzun hava, ici, on dit « la chanson de l’air long de l’exil »… Percussions et clarinette sipsi s’emparent de deux thèmes : « Style du clan » et « Notre plateau ». La pièce suivante, clarinette sipsi et voix, « Kezban yenge » (Tante Kezban) est un chant dont la vocation est « de faire danser les femmes dans les mariages. » La voix et la flûte kaval célèbrent « Cubuk Beli », un col qui ouvre la sortie des hauts-plateaux de Silifke. Deux pièces concluent ensuite l’audition.





L’ensemble transmet aux jeunes qui le souhaitent la musique de la tribu turkmène Teke, et les initie par la pratique, entre autres, à ce rythme 9/16. Il n’existe que dans ce patrimoine régional de Burdur. Les rythmes 9/2, 9/4 et 9/8 sont également pratiqués, mais le 9/16 est le plus rapide. Il s’inscrit entre celui de la mer Egée, lent et celui d’Anatolie centrale, fort rapide.

Cette musique türkü est arrivée avec les Turkmènes et s’est mélangée à la tradition hellénistique présente dans la région. Les musiciens, âgés d’une quarantaine et d’une cinquantaine d’années, sont professeur d’Anglais, employé de musée ou retraités. Ali, jeune danseur de seize ans joue aussi de la flûte kaval. L’un d’entre eux est facteur de cet instrument, en chêne ou en prunier, et de la clarinette sipsi, en roseau du lac. Les instruments sont faits de matériaux puisés dans l’environnement. Le chanteur soliste est doté d’une voix de tête et il fait preuve d’une forte expressivité que manifestent son visage et ses mains. Il joue aussi la vièle à archet, le kabak kemane, un instrument d’accompagnement, fait d’une caisse en coloquinte et tendu de trois cordes métalliques, auxquelles aujourd’hui on rajoute une quatrième corde. L’archet est fait en crin de cheval. La clarinette sipsi est un instrument dont l’origine se perd dans la nuit des temps : il existait déjà avant l’arrivée des Turcs. A en croire les musiciens, on le trouve exclusivement dans la ville de Burdur. Contrairement à la flûte kaval, son jeu requiert la technique du souffle continu. Le petit luth cura est initialement tendu de trois cordes ; on a multiplié par deux leur nombre.

Le répertoire, joué lors des mariages et des fêtes, compte environ 250 pièces : chants qui accompagnent le travail ou le voyage entre plaine et hauts-plateaux, chants funèbres interprétés par les femmes. Nombre de ces œuvres sont émaillées de mots relatifs au lac, à la mer ou bien aux hauts-plateaux.

Après un thé sucré, sur le coup de 20 heures, nous prenons la route d’Izmir. Le froid demeure. Les pans de neige, qui tapissent le flanc des montagnes, s’éclairent sous la pleine lune.

On traverse Denizli, la ville du textile, à l’ouest du pays, et nous quittons la région des lacs. Le chauffeur roule, et roule encore, et point de restaurant ouvert au fil des stations- service que nous croisons. Enfin, aux alentours de 22 heures, en un lieu improbable, une lumière ! C’est un café, une sorte de « routier ». On y voit des hommes seuls sirotant un thé, le regard rivé sur le poste de télévision. Tragédie de la solitude ! Gras et barbus, les tenanciers s’activent et proposent soupes et plats de viande qui n’aiguisent guère l’appétit. Reste les pide, les pizzas : sortant du four où l’on cuit le pain, elles sont délicieuses. Un adolescent gros et gras, enveloppé dans un tablier qui fut blanc, dessert les tables. Enfin, les toilettes sont conformes, hélas ! à l’endroit… Pittoresque !

Nous reprenons la route jusqu’à Aydin, cité située à l’ouest, à 238 kilomètres de Burdur. A minuit, nuit réparatrice au confortable motel « Anemon ».

LAC DE BURDUR. PHOTO OLIVIER MOREAU
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BURDUR, MUSEE, FRISE EN BAS RELEF DE L'ANTIQUITE, DANSEURS. PHOTO OLIVIER MOREAU
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BURDUR, MUSEE, STATUE ANTIQUE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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BURDUR, MUSEE, STATUE ANTIQUE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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BURDUR, MUSEE, STATUE ANTIQUE. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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BURDUR, MUSEE, FRISE EN BAS RELIEF DE L'ANTIQUE, COMBAT. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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BURDUR, L'ENSEMBLE YARENDLER. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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BURDUR, L'ENSEMBLE YARENDLER, FLUTE KAVAL, ATELIER DU MAITRE EGALEMENT FACTEUR D'INSTRUMENTS. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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BURDUR, L'ENSEMBLE YARENDLER, LE MAITRE ET SON FILS ALI DANSENT. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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SUR LA ROUTE ENTRE DENIZLI ET AYDIN, UNE SORTE DE "ROUTIER". PHOTO OLIVIER MOREAU
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Aydin, Izmir, Ayvalik, nord-ouest (250 kilomètres), le 14 février

Le soleil brille, mais le froid demeure. Dans la matinée, nous prenons la route. Le paysage ne ressemble guère à ceux que nous avons traversés ; c’est le décor des rives de la mer Egée : ici ou là, la mer miroite, et dans les champs, prospèrent oliviers, coton et primeurs… Izmir, la troisième ville de Turquie, épouse des allures de ville européenne.

MARINE

A 13 heures, nous nous arrêtons à Dikili, un charmant petit port. Le restaurant « Liman Balik » regarde le quai : une kyrielle de petites embarcations, peintes en bleu, ainsi que quelques- unes plus grandes, y sont amarrées. Elles battent pavillon turc, de couleur rouge. Nous sommes priés de choisir l’un de ces poissons frais, entreposés dans la glacière. Meze, assortiment d’anchois, d’épinards au yaourt, etc. précèdent une savoureuse brochette de sole- tomates-citron et un délicieux dessert, incir tatlisi ( le dessert de figues avec noix) : une figue fraîche, passée au four et nappée de miel et de noix râpée, un régal !

En début d’après-midi, nous quittons ce lieu enchanteur pour Ayvalik, où nous arrivons une bonne heure plus tard.

HAVRE

La baie est splendide. Au loin, là-bas, derrière une île turque, on aperçoit les montagnes légèrement voilées de l’île grecque de Lesbos (Mytilène), là où dans l’antiquité vivait la poétesse Sappho…

Nous visitons Karagöz, la galerie d’art de Kenan, qu’abrite une ancienne maison grecque. Notre chauffeur prend congé, et nous nous installons au Haliç Park Hotel. Il est situé sur une île, reliée à la terre par une jetée, et la vue qu’il offre sur la baie réjouit le regard.

A 19 heures, un chauffeur de taxi, ami de Kenan, nous conduit chez Veysel, le frère de ce-dernier. Le dîner réunit quelques- uns de leurs amis. C’est agréable, joyeux et bon : bulgur, pommes de terre, quenelles de viande, yaourt à la betterave, salade de courgettes et de carottes, houmous… le tout arrosé de raki. Et voilà que tout le monde chante…

Un garçon de dix-sept ans, DJ à ses heures, dit qu’il écoute des musiques diverses, telles que le hip- hop, le rock « qui ne lui gratte pas l’oreille », les musiques populaires et classiques ottomanes, Beethoven comme Stravinski. Il partage ses goûts, assure-t-il, avec sa sœur, âgée de quatorze ans. Plus tard, il veut créer (composer ou écrire) et travailler dans le domaine de l’informatique, œuvrer pour contribuer à la célébrité des Turcs. Vaste entreprise !

- Question : Qu’est-ce qui vous a le plus surpris en Turquie ? m’interroge-t-on

- Réponse : Les Turcs ! (rires)

- Pourquoi ?

- Parce que leur hospitalité est étonnante. Et par ce que, par ailleurs, ils sont porteurs d’une riche et ancienne culture.

Aux environs de 21heures 30, la soirée se poursuit au cœur d’un ancien village grec, sur l’île où nous résidons, mais au-delà de notre hôtel. Autour d’un café turc, nous devisons en ce lieu baigné d’une chaleur bienvenue : à l’extérieur, sévit un froid rigoureux.

HISTOIRES DRÔLES

• Deux pêcheurs voguent sur une barque. La tempête éclate.

« Allah est grand, mon frère », dit l’un !

« Oui, mon frère, répond l’autre, mais la barque est petite »…

• Un Bektasi, porteur d’une bouteille de vin, rencontre le Sultan. Ce-dernier l’interroge :

« Tu bois du vin ?

- Non, Majesté, de l’eau.

- L’eau est rouge ?

- Oui, Majesté, elle a rougi en vous voyant. »

 
Ayvalik, le 15 février

ARCHITECTURES ET ARTS

Le soleil brille, le ciel est bleu ; la température demeure fraîche. Kenan nous invite à déjeuner au Nihat, modeste et savoureux restaurant. Attablés dans la loggia, nous dégustons courgette et poivron farcis, riz et haricots secs, yaourt de brebis. Café, ensuite, siroté face à la mer. Nous nous promenons sur le port, dans les eaux duquel barbotent deux pélicans, sans doute «  lassés d’un long voyage »…  Nous poursuivons la balade à travers les ruelles pavées et escarpées que parcourt, en leur milieu, à l’image de nos rues médiévales, un caniveau. D’anciennes maisons grecques en bordent le cours. Edifiées au XIX° siècle, elles arborent des façades de pierre ou bien crépies, de couleurs variées. Les portes d’entrée et les fenêtres sont parées de fer forgé ouvragé. En chemin, nous croisons un ami de Kenan, Arif Buz, coiffeur de ces dames et peintre autodidacte de pastels, d’aquarelles et de… tuiles rondes ! Nous visitons son atelier et son salon de coiffure, orné de miroirs sertis dans des cadres en fer forgé. Les dames attendent leur tour assises au creux des divans, en contemplant les œuvres du maître des lieux. Celles-ci empruntent à tous les styles. Les plus intéressantes, semble-t-il, dépeignent des scènes de la vie locale (salon de coiffure), des personnages de la cité (deux toiles représentent l’idiot du village, d’autres des marins), des paysages comme ceux des quartiers où s’élèvent ces belles maisons patriciennes. Nous admirons aussi quelques auto-portraits. Célébrer son village, c’est accéder à l’universel. La tuile ronde offre un support original ; l’une, commente l’artiste, représente « mon père, ma mère, moi à l’état embryonnaire et notre cheval. »

Un peu plus loin, s’élève une église orthodoxe convertie en mosquée, flanquée de son minaret. Kenan fait quérir l’imam ; il nous ouvre la porte et accompagne notre visite en ce lieu deux fois sacré. L’ancienne iconostase, construite au XVIII° siècle, exhibe ses ors en cette désormais mosquée. Les croix ont été sciées et les icônes enlevées, une porte latérale aménagée pour indiquer la direction de La Mecque. La chaire (« faîte par D.Kabala de Mytilène en janvier 1912 », est-il écrit en grec) est transformée pour accueillir l’imam. Plus tard, nous verrons une église, flanquée de son clocher, porteur de ses cloches, et… d’un minaret ! Une autre en ruines est promise à la restauration.

Nous arrivons là où se trouve la vaste et belle maison de Kenan, qui jouxte celle de son frère. Restaurée, elle est bâtie dans l’axe de l’île de Lesbos, et jouit sous le soleil d’une vue d’une incomparable beauté sur cette île et sur la baie. Nous marchons ensuite jusqu’à la demeure de Gülbün Tuncel. Elle habite une maison de trois étages, elle aussi restaurée. Cette dame fabrique des vitraux modernes, destinés à équiper les fenêtres d’habitations, et divers objets, tels des lampes ou des appliques… Un vitrail représente une guitare tendue de vraies cordes, un autre, une automobile… Le style évoque les années 20.

Nous empruntons, ensuite, la rue du 13 Nisan (avril) bordée d’un alignement parallèle d’anciennes maisons grecques, édifiées toutes à la même hauteur. A un certain nombre d’entre elles, s’accroche une loggia qui, ici et là, repose sur des corniches. Une harmonie architecturale règne en cette rue.

A la quincaillerie locale, où j’achète six verres à thé, trois paysannes, vêtues d’amples vêtements, à la manière traditionnelle, et coiffées d’un foulard, font leurs emplettes.

A l’heure du dîner, Suleyman le taxi nous conduit chez le frère de Kenan : raki, hors d’œuvre, semblables à ceux de la veille, délicieux poisson frit et asure, savoureux dessert confectionné avec du blé, du sucre et divers fruits secs.

A la galerie, on admire particulièrement deux toiles d’Arif Buz, peintes en des tons sombres, des aquarelles limpides représentant des maisons anciennes et des scènes de la vie quotidienne, œuvres de Kenan Cizer Elçer, ainsi que des céramiques façonnées en des tons gris par Mehmet Karaaslan.

AYVALIK, MAISONS GRECQUES DE LA RUE DU 13 NISAN (AVRIL). PHOTO OLIVIER MOREAU
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AYVALIK, RUE PAVEE, NANTIE EN SON MILIEU D'U CANIVEAU. PHOTO OLIVIER MOREAU
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AYVALIK. PHOTO OLIVIER MOREAU
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AYVALIK, EGLISE-MOSQUEE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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AYVALIK, EGLISE-MOSQUEE, ANCIENNE ICONOSTASE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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AYVALIK, EGLISE-MOSQUEE, JACQUES ERWAN DANS L'ANCIENNE CHAIR DE L'EGLISE ORTHODOXE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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AYVALIK, PECHEURS. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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AYVALIK, PECHEURS ET PELICANS. PHOTO OLIVIER MOREAU
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AYVALIK, RETOUR DE PECHE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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AYVALIK, AU COURS D'UN DINER CHEZ VEYSEL ÖZTÜRK FRERE DE KENAN. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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Bergama (Pergame), le 16 février

En fin de matinée, un dolmus file en direction de Bergama, via Dikili. Dans les marais salants s’abreuvent les flamants roses…

ANTIQUITE

A midi-trente, un taxi, fiable et aimable (nous le garderons), nous achemine vers l’acropole. Conformément à son étymologie, elle s’élève sur une éminence, à quelques kilomètres de la ville moderne. Le site est un modèle de confusion : il regorge de vieilles pierres éparpillées et disséminées en un désordre que seul un expert pourrait décrypter. L’intérêt s’aiguise grâce à la contemplation du sanctuaire, consacré à l’empereur Trajan (53-117) et surmonté de deux colonnes, et du théâtre antique, creusé à flanc de montagne. Collines verdoyantes, pièce d’eau artificielle, ville moderne, le décor est magnifique, le silence absolu.

Le taxi nous promène ensuite à proximité d’une ancienne basilique en ruines, d’une antique mosquée seldjoukide, et, enfin, au cœur d’une rue commerçante. Plus loin, à l’extérieur de la cité, nous découvrons, au bout d’une allée plantée de colonnes, sans doute, jadis, dédiée au commerce, le temple d’Esculape, dieu de la santé, centre thérapeutique de l’Antiquité : nous déambulons au fil des chambres, qui accueillaient les patients, et des bains sacrés. On y débusque même un ancien caducée… Au-delà, sans doute l’illustre bibliothèque d’Artémis. Jalouse, l’Egypte, dit-on, aurait cessé l’envoi de papyrus. Les habitants de Bergama auraient alors écrit sur des peaux : Pergamum-Pergamena (peau de Pergame) –parchemin. Sur le chemin du retour, on jouit d’une vue inoubliable sur l’acropole et son théâtre antique.

AUBADE

Nous déjeunons rapidement d’un riz pilaf et de haricots secs ; un riz au lait en guise de dessert et un café. Et, en début d’après-midi, nous arrivons au pittoresque « Nostalji Café ». Au café de la Nostalgie, des canapés occupent trois côtés de la petite pièce. Au mur sont accrochés tapis et costumes traditionnels, ainsi qu’un tableau de style naïf. Muet, un vieux poste de radio s’abime dans son coin. Des petites tables basses complètent l’ameublement. Souriante et expressive, Gülbeyaz Tunç chante, accompagnée d’une clarinette, animée par le souffle circulaire, un violon, un ûd et une derbouka. L’ensemble interprète huit thèmes : « Gül Ali », « Kakao », « Nazar », « Karagözlü çingenem »  (mode), « Arabim » (violon solo), « Kayïnço », « Illede Roman Olsun » et « Bizin Mahalle ». Certains thèmes sont spécifiques de cette communauté de Bergama et d’autres appartiennent au répertoire tsigane du pays. C’est une musique vivante, qui anime mariages et fêtes. Def, kanoun, bendir et trompette s’ajoutent, à l’occasion, à cet orchestre de base. Ferit Benli joue clarinette et trompette, Sener Sakiner, violon, Sevil Ildir, ûd (tous deux citoyens de Dikili) et Yasar Sakiner, derbouka. Gülbeyaz Tunç, âgée de quarante-quatre ans aujourd’hui, s’est initiée, enfant, au chant, à l’écoute des adultes. Depuis vingt-cinq ans, elle chante et depuis quinze ans, lors des mariages, elle se produit en scène devant les femmes, dans la région, jusqu’à Izmir. « Les jeunes, affirme-t-elle, poursuivent la tradition. »

PERGAME, THEATRE ANTIQUE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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PERGAME, TEMPLE DE L'ANTIQUITE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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PERGAME, VESTIGES DE L'ANTIQUITE. PHOTO OLIVIER MOREAU
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PERGAME, AU NOSTALJI CAFE, GÜLBEYAZ TUNC, ENTOURÉ DE SES MUSICIENS. PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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PERGAME, AU NOSTALJI CAFE, GÜLBEYAZ TUNC (A DROITE DE KENAN ÖZTÜRK), ENTOURÉE DE SES MUSICIENS. (PHOTO DR)
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En fin d’après-midi, un dolmus s’ébranle en direction d’Ayvalik. Après l’arrêt à Dikili, la nuit tombe. Une heure et demie plus tard, attablés dans un café du port, où fument les narguilés et hurlent les baffles, on savoure un raki.

Nous dînons au « Osmanli Mutfagi » : feuilles de vigne farcies, gros haricots en salade et purée mousseline légère comme un voile.

CAUSERIE

A 21 heures, à l’initiative de Kenan Öztürk, peintres, artistes, deux journalistes locaux, ainsi qu’un directeur de journal sont réunis chez Gülbün Tuncel. Il m’incombe de développer l’idée suivante, qui m’est chère : plus on célèbre son village, plus on est universel. Pour évoquer ce sujet, je m’aide de quelques notes griffonnées à la hâte, sur des feuilles volantes, sans le secours d’une bibliothèque. Mehmet Kocademir, ami de longue date de Kenan, assurera la traduction de mes propos.

TEMOIGNAGE D’UN LECTEUR, D’UN AUDITEUR ET D’UN VOYAGEUR

- Lecteur, deux exemples parmi d’autres :

°SOCRATE : il n’était que lui-même, un Grec inscrit dans son époque (V° siècle avant notre ère), nanti seulement de SA pensée. Il n’a rien écrit. Sa philosophie, connue à travers les œuvres de Platon et Xénophon, est la mère de la philosophie occidentale. «  Connais-toi toi-même » (Knoti seauton), enseignait-il. Cette formule est probablement une clé pour tous les créateurs : se connaître pour être soi-même, c’est-à-dire un être singulier et unique, qui, à ce titre, est riche d’une capacité d’échange avec l’autre.

°Gabriel GARCIA MARQUEZ : l’auteur de « Cien anos de soledad » (Cent ans de solitude) décrit des guerres picrocholines dans la lointaine Colombie. Il chante son village ; il émeut le monde.

- Auditeur et voyageur, Barcelone, deux exemples :

°Lluis LLACH, un chanteur : il chante en catalan, langue que personne ne parle ailleurs qu’en Catalogne, les paysages de sa terre, ses poètes, sa réalité quotidienne et, sous le franquisme, « L’estaca », une parabole (le pieu est si pourri que si nous tirons tous, nous l’abattrons), qui, en polonais, deviendra un hymne du syndicat Solidarnosc. Il chante dans toute l’Espagne, en France, en Allemagne… toujours en catalan. Il est lui-même ; enraciné, il atteint l’universel.

°Pablo PICASSO (musée Picasso de Barcelone) : il est d’abord un peintre du XIX° siècle, sans grande originalité, avant, au fil des années, de devenir lui-même, d’inventer un style original et de susciter l’admiration du monde.

°HAÏTI : les peintres naïfs ont peint le coin de leur rue, leur univers. Et c’est cette originalité qui attire les collectionneurs du monde entier.

POUR CONCLURE : – Le voyage est une fenêtre ouverte sur l’autre, précisément parce qu’il est différent. Si l’autre est mon semblable, il ne m’intéresse guère.

La discussion qui suit est animée. En fin de soirée, je suggère deux propositions :

- fonder une association « Les peintres d’Ayvalik »,

- organiser en France une année ou une saison de la Turquie (elle aura lieu, à l’initiative des deux gouvernements, de juillet 2009 à mars 2010)
 

AYVALIK, CAUSERIE DE JACQUES ERWAN CHEZ GULBUN TUNCEL.
DE GAUCHE A DROITE ET DE FACE, JACQUES ERWAN, MEHMET KOCADEMIR ET KENAN ÖZTÜRK.
PHOTO OLIVIER MOREAU

 

COMPTE-RENDU DE LA CAUSERIE, LE 16 FEVRIER 2006, CHEZ GÜLBÜN TUNCEL À AYVALIK, DANS LE JOURNAL SÖZCÜ (PORTE PAROLE), SOUS LE TITRE « RENCONTRE CULTURELLE ».

 

Ayvalik-Izmir, le 17 février

Le temps est maussade : le ciel est en deuil et il pleut. A midi, un taxi nous conduits au Karagöz. Pour la dernière fois, nous déjeunons chez Nihat : purée froide, gratin de céleri, pommes de terre et carottes. Excellent repas : le bonheur des végétariens !

En tout début d’après-midi, nous montons dans le bus qui dessert Izmir. Ce long périple laisse le temps d’admirer le paysage : marais salants peuplés de flamants roses, oliveraies et pinèdes, parcelles de coton et vergers d’arbres fruitiers, vignobles, pâturages ou paissent, ici, des moutons, là des vaches… Au terme de trois heures de trajet, nous arrivons à Izmir, ville moderne, accrochée à flanc de coteau. Peu de vestiges du passé subsistent. La circulation y est dense. L’Hotel Prenses, hôtel thermal, est situé à la périphérie de la ville, dans le quartier de Balçova.

BAZAR

En fin d’après-midi, un taxi nous dépose au centre, au coeur du quartier de Konak. Sur le front de mer, planté de palmiers, s’alignent des immeubles de même hauteur. Le soleil décline doucement tandis qu’une multitude de navires croise dans la baie. Nous entamons une promenade dans ce quartier et au fil des ruelles pavées du bazar, qui fleurent bon le cuir et les épices. A cette heure, le muezzin de la modeste mosquée voisine appelle à la prière, et les rideaux de fer de la plupart des échoppes tombent bruyamment. Quelques boutiques, les commerces de bouche –bouchers, poissonniers, fromager et marchand de primeurs- ainsi que quelques restaurants restent ouverts. Beaucoup de petits cafés également, qui disposent de quelques guéridons à l’extérieur. A l’exception des cris des marchands que l’on entend encore, le bazar est calme : les chalands ne s’y bousculent guère. A deux pas, sévit le vacarme de la circulation et règne l’énervement des conducteurs.

Konak Pier, le riche centre commercial, a sans doute digéré les anciens docks ; dans un café qu’il abrite, nous sirotons un raki en contemplant la mer et le trafic maritime qui l’agite, occupation qui jamais ne suscite l’ennui.

A la Pizzeria Venedik, nous dînons d’une pizza et de vin toscan.
 

Izmir-Istanbul, le 18 février

Des börek fromage- épinards agrémentent le petit-déjeuner. Ce périple turc, fécond et instructif, s’achève. Bientôt, nous prendrons le chemin de l’aéroport d’Izmir.

CIREUR

Dans le hall de l’hôtel, siège un cireur de chaussures. A demeure. C’est un homme d’un certain âge, qui offre un visage avenant. Habillé avec distinction, il porte cravate. Ses tarifs sont modiques. Sa boîte de cireur brille de tous ses cuivres. De chaque côté du repose-pied, s’alignent cinq rangées ascendantes de quatre flacons de verre, chacun coiffé d’un riche bouchon en cuivre. Soit, au total, quarante pots de cirage variés ! A l’évidence, mes chaussures réclament des soins. L’homme procède lentement, mais avec énergie. Il officie. A l’aide d’une spatule de métal, il mélange une crème blanche à une autre de couleur marron foncé, pour l’éclaircir, passe d’un pied à l’autre, relève avec la brosse à reluire, pose une crème incolore, brosse à nouveau, puis étale un troisième onguent, qui, sans doute, protègera le cuir des intempéries. C’est le travail soigné d’un artisan méticuleux. Un cérémonial !
 

IZMIR, HOTEL PRENSES, LE CIREUR DE CHAUSSURE.
PHOTO OLIVIER MOREAU.

 
A l’aéroport, nous gagnons à pied le secteur international et procédons à la course d’obstacles des scanners… Ensuite ? Attendre ! Au milieu de l’après-midi, une heure de vol nous ramène à Istanbul. Le temps de quelques emplettes – CD, raki, loukoum… – dans la riche zone duty free, ce piège tendu aux passagers, potentiels consommateurs. Presque quatre heures de vol sont nécessaires pour atteindre Orly-sud, voyage au cours duquel la compagnie inflige sans vergogne un lot d’annonces publicitaires aux passagers, putatifs consommateurs…

A Denfert-Rochereau, je me sépare à regrets d’Olivier, parfait compagnon de voyage, discret, intelligent et curieux. A la lecture de ces mots, sans doute va-t-il rougir comme l’eau en présence du Sultan…

 

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