JOURNAL DE VOYAGE,
Turquie 2002

« Mes souvenirs sont les seuls survivants »
Georges Moustaki, « La pierre »

Istanbul, le 4 février

L’Hôtel Armada se niche au pied des mosquées Sainte-Sophie et Sultanhamet, la mosquée Bleue. En début de soirée, un taxi roule vers Taksim. Kenan Öztürk, notre précieux accompagnateur et interprète, Nilufer Akbal, chanteuse kurde et L. mon assistant, nous marchons dans ce quartier animé, où beaucoup de monde déambule en ce lundi : boutiques diverses, bars et magasins de disques se succèdent ; certains proposent des disques vinyles. De partout s’échappe la musique ; elle accompagne notre balade. Ici, un élégant passage abrite plusieurs restaurants ; là, s’élève le lycée franco-turc de Galatasaray. Plus loin, sises dans la rue qui descend vers Galata, quelques échoppes vendent des instruments de musique, y compris traditionnels. On s’arrête le temps de contempler la haute tour cylindrique de Galata, dite aussi tour des Génois. Proposé par Kenan, le restaurant est récusé et nous rebroussons chemin en taxi. Nous dînerons à Beyoglu, au Musa Ustam Adana : mezze et kebab, arrosés du raki national. Excellent !

KURDE

A table, nous conversons avec Nilufer. Elle est kurde zaza et alevi ; originaire de l’est du pays, elle vit à Istanbul et chante en kurde et en turc. Enfant déjà, elle chantait et sa mère l’encourageait. Elle étudia, ensuite, au conservatoire, puis à Cologne. Elle livre, dit-elle, une interprétation moderne de la tradition.

Au retour, le froid est piquant. La nuit est accompagnée, et gâchée, par une musique de tango assourdissante, propre à ressusciter Carlos Gardel !
 
Istanbul-Elazig, le 5 février

Réveil douloureux… Trop longue attente à l’aéroport. Une heure- trente après le décollage, nous atterrissons à Elazig. L’accueil est chaleureux. Au pied des montagnes enneigées, à la sortie de l’aéroport, clarinette et tambour nous offrent une aubade. Deux voitures nous conduisent au creux de chemins minés par le froid et l’humidité. Il arrive que le chauffeur regarde la route… Mais Allah est grand et protège ses enfants, même ces bâtards d’infidèles, voire les poules imprudentes ! Masallah ! Merveille de Dieu ! disent les Turcs.

« Si Allah existe

Je ne lui demande rien d’autre.

Cependant je ne souhaite

Ni qu’il existe

Ni l’avoir comme dernier recours »,

écrivait Orhan VELI (poète turc, 1914-1950), en septembre 1939, dans « Mes paroles », poème extrait du recueil «  Va jusqu’où tu pourras ».

Quarante-cinq minutes plus tard, nous découvrons un lac limpide et paisible, le lac Hazar ; il repose au pied de montagnes coiffées de neige. Ses eaux, retenues par un barrage, arrosent les champs de coton. Des barques sont amarrées à la rive ; une seule relève ses filets et son moteur blesse le silence. Là-bas, alignés et accroupis, des hommes devisent et contemplent le lac. Paix et beauté !

LE CHANT DES PERDRIX

Halte à proximité, dans la maison de deux frères viticulteurs, agriculteurs et éleveurs : ils produisent des fruits (raisin), du vin et des oignons, et élèvent… des perdrix ! Pour les relâcher ensuite dans la montagne. A l’écoute, on s’étonne de découvrir leur chant mélodieux. Priés de pénétrer à l’intérieur de la maison, nous sommes accueillis selon les lois immuables de l’hospitalité turque : généreusement ! Aux visiteurs, on offre thé, raisin de l’exploitation et friandise maison faîte de ces noix, pendues à un fil, et de mout de raisin. D’autres musiciens nous escortent : un jeune ingénieur des Ponts et chaussées, deux « professionnels », familiers des mariages, et des retraités. Tous déplorent avec une belle unanimité que, désormais, les « machines » se substituent à eux dans les mariages… C’est l’heure des palabres. L’Européen s’impatiente, l’Oriental prend son temps…

Il fait nuit. Nous arrivons à Elazig où le foyer d’accueil des Ponts et chaussées nous… accueille !

LA MUSIQUE D’ELAZIG

Le soir, le dîner se déroule dans l’un des salons du Kayabasi Sofasi, une maison typique de la région d’Elazig, sise à Harput, cité voisine. Un moment chaleureux partagé. A la fin du repas, les douze musiciens jouent. L’ensemble est ainsi composé : cithare kanoun, tenue par un professeur au conservatoire, clarinette, violon (médiocre), percussion derbouka aux mains d’un… biologiste, tambourin, deux luths ûd et cinq voix, dont une au timbre aigu ; les mains des chanteurs battent le rythme. Le groupe interprète cinq pièces : les deux premières appartiennent à la tradition populaire, suit un pot-pourri de thèmes traditionnels, brodé sur un maqam, dont la clarinette est l’instrument cardinal, et au fil duquel se succèdent les solistes tandis que le chœur reprend le thème, le groupe offre, ensuite, un maqam classique local (huzam) et, enfin, un chant local qui enchaîne maqam hijaz et maqam versag, propres à la région d’Elazig. Un superbe récital !

Lorsque nous quittons les lieux, avant de franchir la porte, on nous parfume les mains. Un art de vivre !

SUR LES RIVES DU LAC HAZAR AVEC LES MUSICIENS D'ELAZIG. © PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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DANS UNE MAISON TYPIQUE DE LA RÉGION D'ELAZIG, A HARPUT, TROIS MUSICIENS D'ELAZIG, DU ELAZIG MUSIKI CEMIYETI. A DROITE LE CHEF NIHAT © PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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CLARINETTE DU ELAZIG MUSIKI ©PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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Elazig, le 6 février

Le soleil brille, mais le froid est sec. En début de matinée, nous levons le camp et déjeunons dans une excellente pâtisserie : café turc et délicieux börek, thé… Brève incursion, ensuite, dans une boutique : achat d’une cassette et d’un cd ; ils ne sont pas l’œuvre de l’ensemble entendu hier soir, à l’exception de tel ou tel musicien, mais recèlent le même répertoire et reflètent le style de musique traditionnelle d’Elazig.

On visite, ensuite, le conservatoire de musique traditionnelle. Fondé en 1971 par sept instituteurs, il accueille les enfants à partir de huit ans. Pendant trois ans, ils étudient le solfège et la mandoline. Ensuite, ils choisissent un instrument et le style de musique – classique ottoman ou populaire- qu’ils souhaitent pratiquer. Ce conservatoire propose des classes de ûd, ney, baglama, saz, kanoun, derbouka et danse, ainsi qu’un atelier de facteur d’instruments, qui fabrique et répare. Enfin, une bibliothèque est à la disposition des élèves. Juridiquement, le conservatoire est une association.

Au terme de la visite, son président, Nihat Kazazoglu, nous offre le thé dans son bureau. « La musique locale, dit-il, est un pont entre la musique classique ottomane et la musique populaire traditionnelle d’Elazig. » Les instruments sont classiques : ûd, kanoun, violon… La clarinette est arrivée au XIX° siècle, probablement par l’intermédiaire de l’armée. Auparavant, les bergers jouaient d’une flûte faîte à partir d’une plume prélevée sur l’aile de l’aigle. Ici, la tradition s’appuie sur la structure du maqam. Sans doute parce que, autrefois, aristocrates ou hauts-fonctionnaires en fonction à Elazig y ont introduit la musique de la Cour et, celle-ci s’est nourrie de la tradition locale. Aujourd’hui, la musique traditionnelle est donc métisse.

Soudain, l’appel du muezzin retentit : Allah ou akbar ! «  Il chante sur le maqam hijaz (versag) », remarque le responsable de l’ensemble musical.

VESTIGES

La voiture se dirige maintenant vers Harput. On y admire Arap Baba, un mausolée édifié au XIII° siècle et Ulu Cami, une mosquée construite en brique, à ciel ouvert, au début du XII° siècle, l’une des plus anciennes d’Anatolie. Elle est surmontée d’un minaret, orné de trois séries de motifs différents, qui s’élève de guingois vers le ciel. Depuis sa construction par les Turcs, au sommet d’un piton, au XI° siècle, le château s’est beaucoup dégradé… Alors le regard se tourne vers les montagnes blanches…
 

HARPUT, MINARET DE LA MOSQUE ULU CAMI, DU DEBUT DU XIIE SIECLE.

 
On descend en direction d’Elazig. En début d’après-midi, l’avion vole vers Ankara. Puis, un autre appareil met le cap sur Istanbul. On y retrouve l’hôtel Armada, le quartier de Taksim et le restaurant Musa Usta Adana. On s’y régale d’un mezze, d’un mixed grill et d’une banane au miel et aux noix, le tout arrosé de raki, comme il est d’usage. A tous les étages, un poste de télévision diffuse un match de foot- ball turco-turc et déchaîne les passions… A l’issue du repas, on tente une incursion au Babylon : « le concert est terminé. »
 

Istanbul, le 7 février

BOSPHORE

Sur les rives du Bosphore, on voit, du sommet d’une terrasse, voguer les bateaux dans la lumière dorée qui baigne les eaux de la Corne d’or et les mosquées se dépouiller du léger voile de brume qui les enveloppe. Le rêve s’impose…

En milieu de matinée, sous un ciel azur, le taxi nous conduit à Eminönü, embarcadère situé, comme l’hôtel, dans le quartier de la Corne d’Or, qui abritait jadis le port d’Istanbul. Quelques minutes plus tard, le bateau largue les amarres et met cap au nord. Il ménage diverses escales, Emirgan, Yeniköy… et embarque quelques passagers. A l’heure du déjeuner, halte plus longue –elle se prolonge trois heures au lieu des deux annoncées- à Anadolu Kavagi, localité sise sur la rive asiatique. Avant le repas, on se promène dans le village, sur le chemin des vestiges du fort médiéval, vigie qui surveillait le détroit : sept tours se dressent au sein d’une enceinte de remparts, édifiés initialement par les Byzantins et confortés par les Génois au XIV° siècle et plus tard par les Ottomans.

Attablés sur une terrasse, en plein soleil, au bord de l’eau, on déguste bonite (poisson de la famille du thon), courge confite et poire caramélisée. Le thé nous désaltère.

Malheureusement, les rives du Bosphore ont subi du temps « l’irréparable outrage ». La « modernité » a enlaidi le paysage : tours massives érigées en béton, maisons édifiées à l’identique et, donc, toutes semblables, qui dévalent les pentes des rivages, édifices hauts et massifs élevés derrière le palais de Dolmabahçe…

En revanche, riches résidences et yali, ces maisons de bois, habillées de couleurs claires, séduisent le regard. Elles alternent avec des villages blottis au bord de l’eau. Sur le chemin du retour, les voix des muezzin, outrageusement amplifiées et saturées, escortent un temps la navigation du bateau, qui se fraye une route parmi les nombreux navires marchands, battant pavillon d’un large éventail de nationalités, qui empruntent le détroit. Sur les deux ponts qui, désormais, enjambent le Bosphore et relient l’Europe à l’Asie, la circulation est dense.

MER DE MARMARA, ENTREE DE LA CORNE D'OR
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MAISONS DU BOSPHORE
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AU FIL DU BOSPHORE, YALI (MAISON EN BOIS)
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AU FIL DU BOSPHORE, YALI (MAISON EN BOIS)
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BOSPHORE, ANADOLU KAVAGI, FORT MEDIEVAL
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MOSQUEE
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LA MOSQUEE BLEUE (SULTANHAMET)
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De retour au milieu de l’après-midi, on s’autorise une nouvelle escapade à Taksim : change, achat de cartes postales et disques vinyles. On prend le thé dans l’un de ces cafés, hauts de un ou plusieurs étages, le long de la rue centrale de Taksim, au-dessus des boutiques de disques et des librairies.

On dîne d’un döner kebap de veau, accompagné de riz pilaf, et d’une pâtisserie baklava. Point d’alcool, si ce n’est un raki dans un café voisin.

A 23heures 30, on assiste au concert de Kompania Ketencoglu au Babylon. L’ensemble de cinq musiciens propose un répertoire de « chansons d’Izmir » ; il est interprété par deux voix, un bouzouki-baglama, un accordéon et une derbouka. Deux des musiciens offrent une danse finale.
 

Gelibolu, le 8 février

C’est une station balnéaire, fréquentée par les Turcs, située à une soixantaine de kilomètres de Gallipoli. En ce lieu, la péninsule de Gallipoli, au nord du détroit des Dardanelles, se déroula la bataille des Dardanelles. Pendant la Première Guerre mondiale, elle opposa d’avril 1915 à janvier 1916, une coalition franco-britannique à l’Empire ottoman, qui remporta la victoire, sous le commandement de Mustafa Kemal, le futur Atatürk. Par ailleurs, vestiges de l’Histoire, Gelibolu abrite un cimetière français où sont enterrées des victimes de la guerre de Crimée (1853-1856).

DANS LE VENTRE DE LA MERE…

Quand on interroge Hasan Yarimdünya au sujet de son apprentissage, il répond : « dans le ventre de la mère, on entend déjà un père qui joue de la clarinette ou du violon. Ensuite, on est bercé par la musique. » Et, pour ses enfants, dit-il, ce fut la même chose.

Cinq musiciens entourent Yarimdünya : clarinette, violon, ûd, voix (un garçon de dix-huit ans, « spécialiste » de la musique classique turque) et une excellente section de percussions : bendir, daf et derbouka. Le kanoun est absent. Ils interprètent d’abord un chant de bienvenue, trois pièces de musique populaire, deux autres, dont une rapide, d’Elazig, un chant du répertoire classique, un autre chant, deux thèmes tsiganes, dont « Mon Arabe », et une parodie de musique occidentale, « à la manière orientale ». Les Tsiganes jouent toutes les musiques !

On écoute, ensuite, le trio de clarinettes, composé, à mon initiative, de Hasan Yarimdunya, son fils et son petit-fils, et escorté de la section de percussions : daf, derbouka et bendir. Ensemble, ils jouent la musique tsigane de Gelibolu –la leur !- et la musique zebek de la Mer Egée voisine, celle qui anime les mariages.

GELIBOLU, UN RESTAURANT TRADITIONNEL.
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Lüleburgaz, le 9 février

Le seul monument de cette cité, située à environ soixante-quinze kilomètres à l’est d’Edirne, est une mosquée, édifiée au XVI° siècle, par le futur grand vizir de Soliman le Magnifique… En ce qui nous concerne, c’est à un café que nous rendons visite…

TSIGANES

A l’entrée du quartier tsigane, le café des Musiciens est envahi par une soixantaine de personnes ! A l’extérieur, une foule de musiciens et de curieux attend au soleil. Sous l’égide d’Ahmet Özden, qui les a conviés pour que nous les écoutions, ils se succèdent. Ahmet, né en 1962, est fils et petit-fils de joueurs de zurna, hautbois qu’il fait sonner au sein de la Kumpanya Istanbul. On écoute, d’abord, neuf gros tambours davul, frappés par une baguette au bout empâté : le percussionniste frappe alternativement la peau et la caisse ; il obtient ainsi une variété de sonorités. Ensuite, organisation parfaite, quatre derbouka, un davul et un petit tambour, que l’on frappe avec les mains, se font entendre. Puis, la même formation, à laquelle se joignent deux davul et deux zurna, aborde le répertoire tsigane. Par la suite, le groupe tsigane réunit davul, cithare kanoun, violon, banjo cümbüs, clarinette et trois danseurs. Enfin, zurna et sifflets évoquent la Mer Noire.

Escorté par la foule, on visite Lüleburgaz à pied…

LULEBURGAZ, QUARTIER TSIGANE, A L'INTERIEUR DU CAFE DES MUSICIENS © PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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LÜLEBURGAZ, A L'INTERIEUR DU CAFE DES MUSICIENS, UN ENSEMBLE DE TAMBOURS DAVUL. A GAUCHE AHMET ÔZDEN (KUMPANYA ISTANBUL). © PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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LÜLEBURGAZ, A L'INTERIEUR DU CAFE DES MUSICIENS, UN JEUNE ENSEMBLE DE PERCUSSIONS DERBOUKA. © PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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LÜLEBURGAZ, CAFE DES MUSICIENS, DERBOUKA. © PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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LÜLEBURGAZ, CAFE DES MUSICIENS, ON APPLAUDIT ! © PHOTO KENAN ÖZTÜRK
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Istanbul, le 10 février

Le ciel est bleu. On déjeune dans un restaurant musulman, le Hacibaba Abdullah, qui ne sert pas d’alcool. Peu de convives s’y invitent en cette journée dominicale. Alignements et empilements de bocaux de verre, emplis de légumes et de fruits, constituent un pan du décor ; par ailleurs, l’une des salles est ornée de reproductions de miniatures de Topkapi. Les mets sont agréables.

THRACE, QUELQUES TRACES

« La Thrace antique, si l’on en croit le Louvre, reste attachée à la figure emblématique d’Orphée. » Héros de la mythologie, cet aède, fils du roi de Thrace et d’une muse, a inspiré dans la Grèce antique un mouvement religieux nommé orphisme, lié aux Pythagoriciens et aux mystères dionysiaques. Les plus anciennes représentations d’Orphée le montrent en Thrace, « mis à mort par des femmes furieuses de voir leurs époux subjugués par un tel musicien. Les guerriers sont en effet comme pétrifiés par la musique, et le monde immobilisé. » Voilà pour la mythologie.

Située entre mer Egée et mer Noire, la Thrace est, dans l’Antiquité, le fief d’un puissant royaume, « interlocuteur incontournable » au cœur des conflits régionaux qui animent cette région, à partir du V° siècle avant notre ère. Il entretient de nombreux échanges avec les Grecs, les Macédoniens, les Perses et les Scythes et affirme ainsi une identité singulière au profit d’ « une aristocratie tumultueuse et guerrière, » nous apprend la même source. Voilà pour l’Histoire.

Histoire encore, des siècles plus tard, « En 1877, les Russes s’emparèrent de la totalité de la Thrace turque et parvinrent à quelques kilomètres des remparts d’Istanbul. Pendant la Première Guerre mondiale, les armées alliées y passèrent ; durant la Seconde Guerre mondiale, la Thrace fut lourdement militarisée par les Turcs afin de la protéger des Allemands et de préserver sa fragile neutralité. » (Guide lonely planet)

A 15 heures, le centre culturel, sis dans une rue perpendiculaire à la rue principale de Taksim, accueille Muammer Ketencoglu, musicien entendu au Babylon, le temps d’une conférence relative à la musique de Thrace, de nos jours. Cette région est peuplée d’individus issus des Balkans, une immigration arrivée en plusieurs vagues. Ainsi Albanais et Turcs s’y sont installés. La tradition de Thrace s’est enrichie d’influences diverses : albanaise, voire slave. Les rythmes les plus répandus qui l’irriguent sont les 5/7, 7/8, 9/8 et 13/8. La musique tsigane y domine. Les Tsiganes sont les musiciens de cette province : ils jouent la musique quelle qu’elle soit, même si elle n’est pas tsigane. Leur fonction sociale est de jouer toutes les musiques présentes là où ils vivent.

Suit une illustration musicale avec Ahmet Özden, zurna, son frère, même instrument, qui émet un son continu, son neveu, davul, et un autre davul. Deux baguettes différentes percutent le tambour : une fine, le dos du davul, une épaisse, la peau.

On dîne de brochettes au Güler Ocakbasi, à Taksim.
 

Istanbul, le 11 février

Ce matin, le froid est vif et piquant. A midi, on se régale d’un döner kebap au Güler Okakbasi.

BAGLAMA

En début d’après-midi, on rencontre Erol Parlak, virtuose du baglama, dans son école. Elle compte plusieurs centaines d’élèves qui s’initient à la maîtrise de cet instrument et à la musique classique ottomane. Il nous offre un thé au bar de l’école. Au deuxième étage, se niche un petit auditorium pourvu d’une scène. Quatre élèves d’Erol, âgés de 19 à 35 ans, quatre baglama de tailles diverses, dont un baglama basse, jouent avec lui :

-trois pièces instrumentales anonymes d’Anatolie, liées par des transitions, qui, en fait, sont des compositions originales,

-chants d’ashig et musique religieuse, chantée en chœur, empruntés au répertoire alevi,

-enfin, Erol Parlak interprète deux chants d’amour, accompagné par ses quatre disciples.

A l’occasion, les élèves usent aussi du plectre et rompent avec l’unisson traditionnel.

Une musique raffinée, un style élégant.

ISTANBUL, ECOLE DE BAGLAMA : EROL PARLAK (AU CENTRE) ET QUATRE DE SES DISCIPLES.
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ISTANBUL, ECOLE DE BAGLAMA : EROL PARLAK.
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Ensuite, attablés dans le café de l’école, on converse, en sirotant le thé. Erol dit qu’il joue, soit en solo, soit accompagné par le groupe formé voici trois ans. La technique de jeu utilisant les doigts et non un plectre avait disparue. On l’a retrouvée chez les dede alevi. Nommée selpe, elle a réapparue grâce au trio composé de Arif Sag, Erdal Ercincan et Erol Parlak, qui lui a consacrée une thèse de doctorat. Erol Parlak est originaire de l’est du pays, non loin de ce qui était, jadis, la frontière russe, mais il a grandi à Ankara. Son répertoire est le miroir de ses origines. Il interprète également la musique d’une tribu turque, autrefois nomade, la tribu des Abdal d’Anatolie (centre-sud) et frontières, aujourd’hui sédentarisée. La tradition se perd ; Nesat Ertas est le maître de ce style, que d’autres interprètent également : Muammer Ertas, Haci Tasan, Cekic Ali… Le style de chant est le bozlak. La fonction sociale de cette tribu est la musique. Ces nomades alevi sont pauvres, à tel point qu’on les confondait avec les Tsiganes. A Ankara, chez des facteurs d’instruments, Erol a rencontré des musiciens de cette tribu. Le répertoire abdal se chante ; riche, il repose sur une technique difficile, et se joue avec une formation composée d’un baglama, d’un violon, d’un tambour et d’un zurna.

On abandonne L. dans une boutique qui vend des disques vinyles, et nous partons, bravant le froid, de l’autre côté de Taksim, au Divan, acheter les délicieux loukoums pistache et rose-citron de cette pâtisserie, et boire un thé bouillant pour nous réchauffer.

Le lendemain, nous regagnons Paris.

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